L’élite hétéronome  

Correspondance publique et privée d’une civilisatrice (1938-1945)

Mamadou Diallo
23 min readDec 17, 2013

En 1938, quand l’École Normale de Rufisque ouvre ses portes, 42 % des terres émergées et 32 % de la population du globe sont confrontées à l’impérialisme européen[1].

Impérialisme qu’Hannah Arendt décrivit comme « le spectacle d’une poignée de capitalistes parcourant le globe, tels des oiseaux de proie à la recherche de nouvelles possibilités d’investissements… » et que « les historiens contemporains voudraient revêtir (…) de l’antique grandeur de Rome ou d’Alexandre le Grand »[2] était avant tout un phénomène économique, paré d’une façade idéologique et s’étant allié une part des forces politiques. Bien que cette interprétation ne fasse pas l’unanimité historiographique[3], elle nous semble la plus à même d’appréhender le phénomène colonial en attribuant ses causes à des facteurs économiques tout en n’éludant pas ses dimensions idéologiques et politiques.

L’appréhension du phénomène colonial dans sa dimension économique, sa conceptualisation comme le produit d’une volonté d’appropriation et d’exploitation de ressources matérielles et humaines, comporte aussi les avantages d’éclairer le présent économique des régions qui lui furent assujetties, en révélant la genèse de ce qui demeurent des permanences structurelles par tous observables. Par exemple, le fait que la colonisation de l’AOF eu pour effet l’intégration relativement contrainte et rapide des économies Ouest africaines au marché mondial, intégration réalisée par l’essor des rapports marchands qu’entrainèrent la monétisation massivement suscitée par l’instrument fiscal qu’était l’impôt de capitation[4]. Cette fiscalité portant sur l’individu devait être acquitté en monnaie française, faute de quoi, l’administration se réservait le droit de réquisitionner en toute légalité la force de travail du débiteur. Afin d’éviter d’être conduit sur les grands chantiers coloniaux ou aux entrepreneurs privés[5], par nature friands de main-d’œuvre bon marché, les populations rurales de l’AOF orientèrent une part croissante de leur production vers les marchés pourvoyeurs de devises françaises. L’espace économique de l’AOF se constitua autour de pôles dévolus à l’exportation (zones arachidières de Sénégambie, cotonnière du Soudan et bananière de Guinée, café et cacao en basse Côte d’Ivoire) ainsi que de réserves de main d’œuvre sises dans l’intérieur des terres (exemple du Burkina Faso). Ces deux pôles étant articulés « par la mobilité de la force de travail déclenchée sous l’effet de la contrainte fiscale. »[6]

Cette histoire porte sur un groupe très minoritaire de jeunes filles sélectionnées et formées[7], à partir de 1938 et jusqu’en 1945, pour incarner et véhiculer, par l’exercice du métier d’institutrice et surtout la fonction de mère, une synthèse culturelle utile au pouvoir colonial et se voulant franco-africaine. Si la borne chronologique de 1938 se justifie par le fait que l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque fût fondée cette année-là, celle de 1945 s’autorise des bouleversements politiques de l’après-guerre qui impulsèrent au système éducatif une dynamique autre que celle dans laquelle s’inscrit le sujet que nous traitons ici.

Pour la population considérée, l’École Normale des Jeunes Filles fut à la fois un lieu d’instruction, d’éducation et de socialisation. L’accent y était mis sur des tâches jugées féminines, car, en même temps que des institutrices, c’est surtout une femme africaine d’un genre nouveau qu’on entend y façonner, incarnation de l’œuvre civilisatrice et épouse parfaite de l’indigène évolué[8]. L’École Normale de Rufisque appartenait à un ensemble, celui du colonialisme français en AOF. En son sein et pour son compte, l’institution éducative dirigée par Germaine Le Goff avait pour rôle de mettre en oeuvre ce que George Hardy[9] nommait la « conquête morale », dont la mise en place fit suite à la conquête militaire, achevée dès le début du siècle avec la mort de Samory Touré en 1900[10].

L’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque, fruit des politiques sociales en AOF, elles-mêmes constitutives du colonialisme en Afrique, s’insère dans le cadre ci dessus esquissé et entend contribuer à sa permanence en agissant sur la « formation mentale »[11] d’une minorité indigène privilégiée. Privilégiée car largement épargnée par la violence coloniale qui s’abattait sur les populations non élues par le pouvoir pour le servir.

Germaine Le Goff, directrice de l’établissement nourri des projets plus que professionnels pour celles qu’elle appelle ses filles, qu’elle veut « saines, bien constituées, aussi gracieuses que possible et à la physionomie intelligente et ouverte »[12] et en qui elle voit les futurs piliers « des foyers franco-africains où l’on aimera et bénira la France »[13].

Façace de l’Ecole Normale des Jeunes Filles à Rufisque

Le lieu où est mise en œuvre cette formation assez spéciale est un « univers socialement et culturellement clos »[14], abrité par les locaux d’une ancienne maison de commerce, située en bordure de la principale artère de Rufisque, cité commerçante et commune de plein exercice qu’habite une population cosmopolite de 20 000 habitants. Une atmosphère studieuse et familiale y règne et n’est troublée qu’en de rares épisodes, par des curieux se hissant aux fenêtres pour observer les normaliennes, où, comme au « printemps »[15] 1944, lorsque font irruption dans l’établissement des marins ivres, à la grande indignation de la directrice. Hormis ces quelques rares troubles, Germaine Le Goff préserve, au sein de son établissement, le calme et les bonnes mœurs auxquelles elle est particulièrement attachée.

« Nanan » Le Goff comme l’appelle ses pensionnaires, tient à ce que ces dernières soient, à l’issu de leurs formations, bien mariées et il ne faudrait pas, à cette fin, qu’elles pâtissent d’une mauvaise réputation.

L’important, c’est de communiquer une certaine idée de la « France » qui puisse fonder l’autorité de ce qui la représente et s’en réclame en colonie. Puis, d’enraciner le rapport à la France qui procède de l’adhésion à cette idée, rapport qui n’est autre que la « faiblesse » confessée par Senghor dans ses Hosties noires ou, plus précisément, l’hétéronomie, dans les sociétés dominées, en mariant les normaliennes. La présente étude s’intéresse aux manifestations de cette hétéronomie, à l’idée qui la fonde ainsi qu’au rapport aux sociétés autochtones ainsi qu’au mariage, tels qu’ils transparaissent de la correspondance de Germaine Le Goff.

La mère Patrie

Palais du Gouverneur, Dakar

« Oui seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques. Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié. Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement. Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire. Qui est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires. Et de ma Mésopotamie de mon Congo ils ont fait un grand cimetière sous le soleil blanc (…) Car j’ai une grande faiblesse pour la France »[1] Léopold Sédar Senghor, Hosties noires

L’esprit pédagogique du Colonialisme

Le principe idéologique du colonialisme reposait sur l’opposition entre civilisation et barbarie, la première étant ce que le colonisateur qui s’était fait son émissaire entendait faire advenir en lieu et place de la seconde. Cette dichotomie était l’à priori idéologique où s’originaient les fondements de la légitimité du colonialisme, et ce, en métropole comme en colonie. Elle la faisait être plus qu’une invasion, plus qu’un coup de force, en la parant du sceau de l’humanisme[2]. Ainsi, pour que soit fondée la légitimité du colonialisme, deux discours se déployèrent, l’un avait trait à l’arriération des peuples colonisés et se destinait à la population métropolitaine, l’autre était celui de l’assimilation. C’est ce dernier discours qui est l’objet de cette première partie et nous entendons cerner son énonciation par Germaine Le Goff et ses correspondants l’ayant assimilé ou faignant de l’avoir fait[3]. Mais, tout d’abord, précisons qu’il y’avait plus qu’une différence de contenu entre les deux discours justificatifs du colonialisme. Le premier était à l’adresse de l’ensemble des citoyens métropolitains[4], tandis que le second, moins démocratique, s’adressait à une minorité de sujets[5]. En effet, une politique assimilationniste étendue n’eut put aboutir qu’à la dissolution de l’ordre colonial.

Le Sacerdoce de la normalienne

Dans la cour de l’Ecole Normale des Jeunes Filles de Rufisque

L’enseignement dispensé par l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque faisait une large part à la morale dite républicaine, insistante sur les devoirs du fonctionnaire et ceux particuliers de l’institutrice. Les normaliennes étaient familiarisées avec l’univers culturel français, notamment par la pratique de certains écrivains, bien que leurs lectures furent limitées, car selon la directrice « l’Afrique en haillon a plus besoin de mains habiles que de femmes savantes. »[6] Plus qu’une conscience politique rationnelle, était communiqué un sentimentalisme patriotique, à travers notamment la pratique collective et quotidienne du chant[7]. Les lettres que recevait Germaine Le Goff témoignaient d’une vive ardeur républicaine des jeunes institutrices en début de carrière. Toutes écrivent pour rendre compte de leurs débuts professionnels et s’expriment à ce propos dans une tonalité sacerdotale. Nous reproduisons ici la lettre qui manifeste cette ardeur républicaine de servir de la manière la plus vive, celle de la Dahoméenne de 23 ans Frida Lawson qui écrivit : «Je vous renouvelle en ce beau jour mon serment de vous aimer toujours, de rester toujours digne de votre affection. L’École Normale m’a si bien orientée- je marche dans la vie sans peur, puisque jamais je ne m’aveulirai dans la paresse, dans la bassesse, dans l’inutile ambition qui mine et perd l’âme. Je veux toujours lutter et toujours vaincre, je veux que mes élèves plus tard, pensent, agissent, vivent comme moi. Je veux qu’en toute occasion, ils sachent s’oublier pour les autres-… »[8]

Le cas de Frida Lawson n’est peut-être pas le plus représentatif, tant il semble extrême, mais il nous a semblé qu’elle représentait l’archétype de la normalienne tel que conçu par Germaine Le Goff. En effet, on peut voir dans la carrière de la directrice un modèle de dévouement à la République dont elle fût aussi le produit. Issue d’une École Normale de Bretagne elle poursuivit sa carrière en AOF, débutant en 1923 dans une localité reculée du Soudan où lui fut confiée une école qui, sous sa direction, vit ses effectifs croître jusqu’à excéder ceux de Bamako, alors capital du Soudan. Dans une de ses évaluations, l’inspecteur des écoles note, « excellente institutrice… qui, venant des écoles bretonnes[9] s’est adaptée très rapidement à l’enseignement indigène. »[10]. Elle gravira les échelons de l’éducation coloniale, faisant paraître des articles sur la question, jusqu’à ce que lui soit confiée la direction de l’École Normale de Rufisque. Notons qu’en 1947, elle fut décorée de la croix de la Légion d’honneur. Ainsi, la directrice, incarnation de son projet pédagogique, inspire celles qu’elle appelle ses filles et ne ménage pas ses peines pour ce faire. Dans un des articles qu’elle fait paraître, elle prescrit aux enseignantes de s’attacher « à bien connaître leurs élèves, à pénétrer leur vie intime, à participer à toutes leurs joies, toutes leurs peines, tous leurs efforts, toutes leurs luttes. »[11]

Une adhésion intéressée des familles

Si les Normaliennes sont pénétrées de l’idéal républicain, leurs parents semblent avoir des motivations plus prosaïques, bien qu’ils emploient eux aussi la phraséologie de la mission civilisatrice. Ainsi, la même Frida Lawson écrit elle que « Malgré la cherté de la vie et les difficultés d’approvisionnement, les comparses sont revenues bien potelées, bien vigoureuses ; les parents en sont bien contents. » Être bien nourrie, en pleine guerre, cela fait partie des privilèges de la normalienne et de toute cette parcelle de la population autochtone qui sert le pouvoir colonial. C’est à l’ensemble des privilèges actuels et escomptés que les familles des normaliennes semblent les plus sensibles. Cela se voit d’abord par le fait que leurs références à la France ou à sa vocation sont toujours ramenées à l’incidence qu’elles ont sur le devenir de leurs filles. Par exemple, une certaine R.Thompson témoigne « une reconnaissance infinie à la Mère Patrie, par l’œuvre de laquelle nos filles seront capables de se diriger et savoir comment se préparer un avenir heureux. C’est la vraie civilisation que cette œuvre apporte chez nous. » Ici, la référence à « la vraie civilisation » semble relever du simulacre, son invocation témoigne de l’adhésion intéressée à l’ordre colonial dont les codes langagiers ont été assimilés et non pas à son principe. Jean Carlos, parent d’élève et planteur à Allada au Dahomey était, quand à lui, très heureux de constater que sa fille savait « parler et écrire presque correctement le français », ce qui dans la société coloniale était un sésame ouvrant l’accès à un emploi et plus encore, au statut social d’évolué. Jean Carlos conclut sa lettre en souhaitant à la directrice « un heureux séjour colonial ! »

Les différentes lettres ici considérées sont tirées d’un ensemble que la directrice de l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque a et conservées et communiquée à son supérieur hiérarchique, l’inspecteur général de l’enseignement en AOF, qui lui-même en a fournit copie au Gouverneur Général. Ainsi, on peut supposer qu’elles ont été sélectionnées, car exprimant une opinion positive sur l’éducation dispensée à l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque. De plus, dans la masse de courriers, les Dahoméens et Dahoméennes sont surreprésentés et l’on peut voir par leurs patronymes qu’il s’agit de familles afro-européennes, dont l’histoire et la situation socio-économique favorisaient une adhésion à l’ordre colonial. Du moins jusqu’à un certain point, cette communauté ayant compté Sylvanus Olympio, militant anticolonialiste qui fait partie de ces leaders des indépendances victimes d’assassinats politiques. Pour en revenir à la représentativité du fonds documentaire exploité, notons que seule une minorité des 388 jeunes filles qui passèrent par l’établissement sont représentés dans l’ensemble du corpus, ainsi, ce qui est dit ici ne vaut-il pas nécessairement pour toute les normaliennes. Cela est indifférent à ce que nous voulions montrer, à savoir, l’esprit pédagogique de l’institution, ce qui était attendu par elle de ces meilleurs produits et à cette fin, la correspondance dont nous disposions était satisfaisante. Enfin, on ne peut que s’interroger sur la très faible représentation des Sénégalaises dans le fonds d’archives, alors même qu’elles fournissaient l’un des contingents d’étudiantes les plus fournis. Force est de reconnaître que certains propos apologétiques du colonialisme, même dans un régime qui ne faisait pas mystère de sa francophilie, en l’occurrence celui de Senghor, n’étaient pas politiquement corrects et, de ce fait, on peut soupçonner ou la destruction de ces archives ou leur récupération par des personnes privées.

Le rapport aux sociétés autochtones

«

Normaliennes habillés en costumes “africains” lors d’une journée “culturelle”

Dans les situations coloniales, tout renoncement à la civilisation originelle eût signifié, objectivement, le renoncement à soi et l’allégeance acceptée à l’autre civilisation, c’est-à-dire à l’ordre colonial. Et tel est bien le sens que les tenants de l’ordre colonial donnaient à ce qu’ils nommaient les signes d’évolution. » Pierre Bourdieu, Révolution dans la révolution, Esprit, janvier 1961

Il s’agit dans cette seconde partie de montrer le rapport aux sociétés indigènes qu’expriment les sources. Germaine Le Goff ne manque pas de dire ses conceptions sur la société indigène lorsqu’elle écrit à son supérieur, l’inspecteur général de l’instruction en AOF, ou encore dans les rapports de fin d’année qui comportent quelques jugements sur la nature de celles qu’il lui arrive de nommer de « petites primitives »[1]. Quant aux normaliennes, les comptes rendus qu’elles adressent à leur directrice, pour certain de véritables récits de voyage, montrent la distance qui les sépare des milieux indigènes[2].

Cependant, cette distance qui les séparait des milieux indigènes qu’elles traversaient, alors qu’elles rejoignaient leurs colonies d’origines, n’était pas l’unique fait de leur passage à l’École Normale, car l’écrasante majorité d’entre elles étaient issues des milieux de commis de l’administration ou métissées. Ainsi, elles n’en savaient souvent pas plus que Germaine Le Goff sur les sociétés traditionnelles africaines. Germaine Le Goff donne les chiffres suivants, 36 % de ses élèves sont filles d’instituteurs, de sages-femmes, d’employés de postes ou de chemins de fer, tandis que 28 % sont issues de familles de commerçants.[3]

L’Africanité comme exotisme

Ce milieu dit évolué représentait 80 000 personnes dans l’entre-deux guerre ou 0.5 % de la population totale de l’AOF[4], soit, une très faible minorité dont « l’africanité » est sérieusement à questionner. Germaine Le Goff a pu, dans le cadre de son projet pédagogique, mettre en œuvre une définition toute folklorique de ce que c’est que d’être africaine.

Les langues autochtones étaient proscrites, mais l’épreuve de la case, sur laquelle nous reviendrons dans la partie suivante, valorisait les cuisines et le vêtement africain. Annette Mbaye D’Erneville, doyenne du journalisme sénégalais et ancienne élève de l’École normale de Rufisque, dans une entrevue qu’elle accorde au mensuel Amina, rappelle que Germaine Le Goff, leur fit « prendre conscience » de leur « africanité » et leur disait, « N’ayez pas honte, lorsque le sujet le permet, de parler de choses que vous connaissez ; n’ayez pas honte de vos calebasses, de vos taille-basses, de vos baobabs… »

Ainsi, certains aspects de la culture matérielle africaine étaient valorisés pour éviter que les normaliennes ne soient totalement étrangères aux milieux dans lesquels elles étaient destinées à vivre et à enseigner. Mais il s’agissait d’une démarche n’allant pas outre l’exotisme, car s’attachant à une appropriation des éléments culturels superficiels constitués par la culture matérielle.

L’emploi par Germaine Le Goff du terme “primitives” pour désigner certaines de ses élèves, celles qu’elle n’a pas encore façonnées et celles dont elle demande l’exclusion, montre le peu d’égard qu’elle avait pour l’africanité. Il nous semble que dans l’entendement colonial, africanité et primitivité se confondaient, ce qui n’excluait pas, cependant, de trouver un certain charme aux folklores et à l’artisanat africain, et ce, justement, du fait de leur primitivité ou naïveté. Être primitif, c’est être riche seulement d’instinct, n’être pas encore civilisé, en somme, être d’un degré insuffisant d’humanité. L’idée selon laquelle il eut put y avoir des manifestations autres de l’humanité s’accordait difficilement avec le colonialisme[5]. Nous le disions en introduction, l’idéologie colonialiste se fonde sur la dichotomie barbare/civilisé et l’idée d’un fardeau du civilisé, d’un devoir de celui-ci envers le barbare. Ainsi, dans une requête au sujet d’une affaire disciplinaire qu’elle adressait à l’Inspecteur Général de l’Enseignement, Germaine Le Goff disait à propos d’X[6], qu’elle « est une primitive qui garde encore en elle des forces brutales qui surgissent parce qu’elle n’est pas encore maitresse d’elle-même (…) Mais elle n’est pas méchante. »[7] Dans une autre lettre, Germaine Le Goff fait montre de sa sensibilité ethnographique, « j’ai appris, écrit-elle, à connaître le milieu indigène si sensible aux marques d’intérêt, de sympathie qu’on veut bien lui témoigner. »[8] Toujours au sujet du même « milieu indigène », Germaine Le Goff consigne qu’il est « si sensible à l’esthétique du vêtement » notamment à l’uniforme impeccable des Normaliennes qui sur lui exerce « une heureuse influence »[9] tout en ajoutant au prestige de la France. On le voit, l’idée que se faisait la directrice de l’indigène n’est pas loin de celle qu’on pourrait se faire de l’enfance.

L’exotisme comme ferment du fossé entre normaliennes et indigènes

Toujours à propos de vêtement, Aïssatou Coulibaly, dans un compte rendu du trajet qui mène les normaliennes dans leurs colonies respectives, à l’occasion des vacances, écrivit : « À chaque gare on nous demandait de quelle école nous venions. Les indigènes nous regardaient bouche ouverte et s’écriait “Allah ! Venez à notre secours ! Des femmes en pantalons ? Les blancs sont puissants. Elles sont toutes habillées de la même façon, bien nourrie.”[10] Ce discours marque la distance entre l’énonciatrice et les personnages qui ici sont ridiculisés. Les populations rencontrées par la jeune fille lors de ces pérégrinations en brousse sont autant de curiosités amusantes. La manière avec laquelle il est rendu compte de la réaction des indigènes face à la tenue des normaliennes, avec cet usage de la ponctuation destiné à provoquer le sourire, montre cette distance au lecteur en même temps qu’elle l’entretient dans l’esprit de la normalienne. Ici, la normalienne est de connivence avec Germaine Le Goff pour brocarder les primitifs et leur en mettre plein la vue. De fait, la normalienne n’est point de cette “argile informe des multitudes primitives »[11], elle est une évoluée, beaucoup plus proche de sa directrice que des paysans de la brousse. Un autre exemple de cette distance entre la normalienne et le milieu africain nous est donné par Frida Lawson qui reprend à son compte la remarque d’une de ses professeurs, Mademoiselle Auffret, sur les “immenses terrains sauvagement dénudés d’Afrique, qui languissent sous un soleil cuisant” qui contraste avec “les beaux paysages fleuris et verdoyants de France. » Il est fort probable que Frida Lawson n’avait jamais connu les paysages de France, mais, à force d’en chanter la beauté tous les matins avec ses camarades de classe, elle a dû finir par les rêver.

Les réserves d’une certaine élite

Parmi l’ensemble des documents qui ont constitué nos sources, une seule fait entendre une voix discordante. Il s’agit d’une lettre qu’adresse un certain François Amorin[12], étudiant en droit en métropole, à l’un de ses camarades de l’École William Ponty.

La présence même de cette lettre dans les archives de l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque renseigne sur le système colonial. En effet, elle fut interceptée par le service de contrôle postal et l’on peut penser qu’on en fit une copie pour Germaine Le Goff que son contenu devait particulièrement intéresser. Véritable pamphlet anticolonial, le paragraphe qui traite de ce que l’auteur appel ‘l’industrie florissante des pucelles Legoffiques’ exprime une profonde exécration de cette institution, de sa directrice et à travers elle de toute la fonction publique coloniale. Citons, ‘Je crois, et je ne suis peut-être pas le seul qu’il faut rendre un grand hommage à cette Dame qui, à la fin ou mieux vers la fin d’une carrière banale, comme toute carrière de fonctionnaire, a eu, pour s’illustrer et faire époque, le génie fort louable pour les originaux de créer une institution de marionnettes nègres.’[13]

L’École normale des jeunes filles une ‘usine à marionnettes’ ? Sur ce point, le jeune anticolonialiste Amorin et le philosophe Grenoblois Emmanuel Mounier s’entendent. Ce dernier, suite à un voyage en AOF écrivit un livre qu’il conclut par une lettre à son ami Alioune Diop, fondateur des éditions Présence Africaines et dans laquelle il est dit ‘Je pense spécialement au public, juvénile, bien sûr, de vos Écoles normales. Il m’a fallu parfois, imaginez-vous, défendre moi-même devant eux la civilisation africaine (…) Ils dédaignent la sagesse de vos proverbes et de vos contes, dont un de vos députés[14], je crois, philosophe à ses heures, cherche les parentés hindoues.’ Cette jeunesse des Écoles normales, nous dit Mounier, risque de n’arriver qu’à produire ‘dans l’écume de quelques grandes villes, de faux Européens, des Européens en contre-plaqué qui ne seront ni d’Europe, ni d’Afrique, mais de la patrie lamentable des ratés et des pantins’ d’être ‘une caste de parvenus sans contacts avec ceux qui la portent en avant pour qu’elle les élèves.’[15]

Une Académie de la ménagère

‘Quand nous amenons un garçon à l’école française c’est une unité que nous gagnons, quand nous y amenons une fille, c’est une unité multipliée par le nombre d’enfants qu’elle aura’ George Hardy

Les épouses des évolués et les civilisatrices du foyer

L’obsession matrimoniale qui animait Germaine Le Goff n’était pas le seul fait de son opinion sur l’éducation féminine, le mariage des normaliennes devait servir une politique coloniale aux visées particulièrement intrusives et indiscrètes qui entendait étendre son emprise jusque dans l’intimité des foyers[1].

En 1924, Jules Carde, alors qu’il était gouverneur général de l’AOF, disait, ‘il est en effet très important pour nous d’assurer notre influence sur la femme indigène. Par l’homme nous pouvons augmenter et améliorer l’économie du pays, par la femme nous touchons au cœur même du foyer indigène.’[2] L’administration coloniale entendait faire de la normalienne l’émissaire domestique de la ‘civilisation’. L’instruction des femmes et leur émancipation, si souvent invoquée, n’étaient pas les fins poursuivies par l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque. D’ailleurs, en ce qui concernait la part dévolue à l’instruction, elle était limitée à la faveur d’un enseignement pratique ménager, car ni les futurs époux, ni l’administration coloniale, pour des raisons assez similaires, ne voulaient de femmes savantes

Les Arts ménagers composante majeure de la formation

Cours d’éducation physique à l’Ecole normale Supérieur de Rufisque, pour corriger la nonchalance des jeunes africaines

Germaine Le Goff exprimait ainsi sa mission : ‘pourvoir de toutes les qualités que l’on aime à trouver chez une femme : politesse, douceur, gaieté, activité, dévouement.’[3] C’est avec emphase que la directrice décrit les activités ménagères, ainsi que l’entrain et l’efficacité avec lesquels ses élèves les mènent, ‘A six heures le lever. Toutes descendent vers la douche, les lavoirs, les lavabos, drapées pittoresquement dans des pagnes blancs, bleus, à teinte fondue, et remontent s’habiller en ‘Normaliennes’. Une courte étude, un léger déjeuner, et vite aux charges domestiques (…) Les balais griffent les parquets, les chiffons giflent ou caressent les meubles, les arrosoirs reverdissent et revivifient les pelouses.’[4] L’École Normale émancipait la femme des contraintes traditionnelles qui pèsent sur la femme africaine, mais pas du ménage.

Mme Keita exprime dans les années 50 un discours qui longtemps sera caractéristique du féminisme africain : ‘N’oublions pas que notre sœur métropolitaine n’a apparu à l’usine et au bureau qu’après avoir su donner à son homme les hôtes constants qui ont pour nom : la joie de vivre, la beauté, l’agrément. Si nous voulons prendre exemple sur elles, sachons avant tout être femmes en gardant notre originalité première. Il faut donc que l’école africaine soit une classe, une cuisine et une maison, car nous sommes et resterons femmes.’[5]

Une épreuve notée, celle de la case, sorte de simulation ménagère, voyait la normalienne décorer une pièce en accommodant style européen et artisanat local, cuisiner un repas et recevoir la directrice et les enseignantes qui passaient avec elle la soirée comme invitées. Cette épreuve, qui se déroulait en dernière année, parachevait l’éducation ménagère de tout premier ordre que recevaient les normaliennes, tout au long des cinq années de leur formation.

En 1945, dès après la guerre, Germaine Le Goff quittait son poste de directrice de l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque et retournait en Bretagne, refermant une page de l’histoire de l’éducation publique en Afrique de l’Ouest. Mais ce ne fut pas avant de s’être grandement appliqué, sept années durant, à influencer quelques centaines de jeunes africaines. À ces dernières, elle inculqua des sentiments francophiles, une conception bourgeoise de la famille et de la femme en son sein, ainsi que des valeurs esthétiques et un imaginaire européen. Nous avons pu voir que le programme de l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque ne procédait pas des seules idées de sa directrice, mais qu’il était la mise en œuvre d’une politique clairement exprimée par les plus hautes autorités coloniales. L’histoire de cette institution est un très bon exemple de politique s’annonçant comme sociale, mais qui en fait a des objectifs politiques, à savoir, consolider le pouvoir qui la met en œuvre ?

Cette éducation qui était destinée à une minorité déjà à part, avait pour effet de distinguer davantage ses récipiendaires, qui dès lors étaient enclins à devenir étrangers aux milieux sociaux et culturels proprement africains. Plus encore, nous avons vu comment certaines normaliennes assimilèrent le discours dévalorisant forgé par le colon contre l’Afrique. Discours qui n’avait pas tant trait à l’Afrique et à ses peuples qu’à l’idée qu’il fallait bien s’en faire pour s’autoriser à les dominer tout en ayant la satisfaction de bien faire.

Aussi, l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque fut-t-elle le théâtre burlesque d’une initiation à l’africanité, d’Africaines, par une institutrice Bretonne.

La politique matrimoniale de l’administration qui favorisait les rencontres entre normaliennes, normaliens et médecins indigènes, lors de fêtes communes, achevait de susciter la constitution d’une véritable classe sociale ayant en partage le statut de fonctionnaire et un certain capital culturel hétéronome. Nous entendons par culture hétéronome, un ensemble de formes acquises de comportement, d’idées et de valeurs, inoculé plutôt que cultivé de manière endogène.

[1] Ça n’est pas là une spécificité de l’État colonial, il semblerait même que les États en général ont tendances à employer de tels procédés

[2] Cité par A Wele, L’enseignement public au Sénégal entre les deux guerres, thèse de l’Université de Dakar, 1981

[3] Germaine Le Goff, L’enseignement des filles en AOF, l’éducation coloniale, 1937

[4] ibid

[5] Mme Keita dans l’éducation africaine, n13, 1951

[1] Rapport de fin d’année scolaire, 1938-1939,ANS, O118

[2] Notons qu’elles font elles même usage du mot.

[3] Rapport de fin d’année scolaire, 1942-1943, ANS,O118

[4] Catherine Akpo Vaché, L’AOF et la seconde guerre mondiale( Septembre 39- Octobre 45), Paris, Karthala, 1996, p 20

[5] Une exception notable en la personne du gouverneur et ethnographe Maurice Delafosse, dont l’étude des sociétés africaines le conduira à la conclusion d’une nécessaire rupture avec le paradigme évolutionniste. Voir Amselle et Sibeud, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : Itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et Larose, Paris, 1998

[6] Son nom est illisible sur la lettre

[7] Germaine Le Goff à L’inspecteur général de l’enseignement, le 15 décembre 1941, ANS,O119

[8] Lettre de Germaine Le Goff à l’inspecteur général de l’enseignement en AOF, le 7 octobre 1942, ANS, O119

[9] Germaine Le Goff, Rapport de fin d’année scolaire, 1941-1942, ANS, O118

[10] Lettre d’Aïssatou Coulibaly à Germaine Le Goff, Soudan, le 29 juillet 1940, ANS, O118

[11] A Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, Éditions du Sagitaire, Paris, 1931

[12] Militant anticolonialiste proche de Kwamé N’ Krumah qu’il rencontra dans le cadre de ses études en 1945, à la London School of Economics and Political Science et avec qui il fonde la revue The New African. Voir Marguerat, L’acte de naissance du nationalisme Togolais : Les notables de Lomé face à l’administration coloniale, Lomé, Presses de l’Université du Bénin, 1999

[13] Lettre de François Amorin, datée du 8 septembre 1942, interceptée le 16 septembre 1942, ANS, O119

[14] Il s’agit de Léopold Sédar Senghor

[15] Emmanuel Mounier, Lettre à un ami d’Afrique tiré de L’Éveil de l’Afrique Noire, Seuil, 1948

[16] Lettre de rida Lawson à Germaine Le Goff, le 25 aout 1941, ANS, O119

[1] Léopold Sédar Senghor, Prière de paix, Hosties noires, Seuil, 1948

[2] ‘Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture, et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie’ Léon Blum, 9 juillet 1925

[3] Nous distinguons ici les normaliennes et leurs parents

[4] Voir pour une idée de la propagande coloniale en métropole, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture impériale : les colonies au cœur de la république, Autrement, 2004

[5] 62 464 individus scolarisés dans le public sur l’ensemble de l’AOF en 1934. Source : Annuaire Statistique de l’AOF, 1934

[6] Germaine Le Goff, Rapport de fin d’année scolaire, 1943-1944, ANS, O118

[7] Quelques une des chansons au répertoire : ‘Mourir pour la France, Aimons la France, Marche Lorraine, Alsace-Lorraine, Notre beau pays France, La France est belle, Ô France, Ô France chérie, Jeanne Héroïque’, cités par Pascal Barthélémy, déjà cité, p 454-455

[8] Lettre de Frida Lawson à Germaine Le Goff, Lomé, 4 septembre 1942, ANS, 0118

[9] La Bretagne avait alors une réputation de région arriérée.

[10] Cité par Pascal Barthélémy

[11] Germaine Le Goff, Journal de l’AOF, 1949, p915-917

[1] Bouta Etenael, Une histoire économique et sociale internationale, Genève, éditions passé-présent, 1995

[2] Hannah Arendt, L’impérialisme, traduction par Martine Leiris, Le Seuil, 1982

[3] Citons un auteur qui fait autorité, avec qui notre définition du colonialisme diffère : ‘L’œuvre coloniale entendait être une conquête morale et promouvoir une administration éthique.’ Jean François Bayart, En finir avec les études postcoloniales, Le débat n154, 2009 ; nous dirions que la ‘conquête morale’ était un moyen du colonialisme et quant à l’administration éthique’ on voit mal ce que cela veut dire. Cette définition du colonialisme nous semble participer de cette tendance à ‘revêtir de l’antique grandeur de Rome ou d’Alexandre’ le colonialisme.

[4] Babacar Fall, Le travail forcé en AOF (1900-1946), Paris, Karthala, 1993 ; Voir aussi Samir Amin, l’accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Editions Anthropos, 1970

[5] Ces derniers furent présents dans la région bien avant que les États européens entreprirent d’établir leur domination politique sur les peuples d’Afrique de l’Ouest.

[6] Babacar Fall, déjà cité

[7] 388 jeunes femmes admises à l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque ; 294 diplômées, pour une population scolaire féminine évaluée en 1937 à 5892 individus. Sources : Annuaire statistique de l’AOF, 1937

[8] Terme par lequel étaient désignés certains autochtones ayant adopté certains des attributs de la Civilisation, par exemple la langue française ou encore le vêtement européen. Évolués et auxiliaires coloniaux se confondaient alors. Le terme d’évolués à lui seul renseigne sur les à priori idéologiques qui fondent le colonialisme.

[9] George Hardy était un historien qui fut nommé en 1915 directeur de l’enseignement général en AOF, il fut le fondateur du bulletin de l’enseignement en AOF dont la parution commença en 1913.

[10] Cette date est retenue dans l’historiographie africaniste du colonialisme français comme le terme des grandes entreprises militaires dites de pacification de l’AOF. L’armée française, dont ses troupes issues des sociétés colonisées, n’en a pas moins été active dans son rôle d’auxiliaire au commandement, et ce, jusqu’à la décolonisation et même au-delà. Un exemple parmi tant d’autres de ce concours des armées au maintien de l’ordre colonial peut être vu dans les troubles qui ont agité la colonie de Madagascar en 1947. De ces répressions les Malgaches ont tiré un dicton ‘soanagaly nahaizu baiko’ qui veut dire ‘agir comme un sénégalais qui a reçu des ordres.’

[11] ‘L’éducation morale que le gouverneur appel justement la formation mentale et qui consiste à inculquer aux enfants ces habitudes de respect, de discipline et de loyalisme, sans lesquels notre autorité serait impuissante à s’exercer devient une priorité’, Journal Officiel de l’AOF, 1924, p316

[12] Germaine Le Goff, L’éducation des filles en AOF, Éducation africaine n97, Juillet-Septembre 1937

[13] Germaine Le Goff, Rapport de rentrée 1940-1941, ANS,O118

[14] Pascal Barthélémy, déjà cité, page 389

[15] Lettre de Germaine Le Goff au directeur de l’Instruction publique à Dakar, 14 février 1944, ANS, O119

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