Décolonialiser l’écologie

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10 min readJun 2, 2020

L’acception dominante du concept d’écologie repose sur une vision coloniale de l’environnement, où il conviendrait de protéger une “nature vierge”. En réaction à cela, Malcom Ferdinand, docteur en philosophie politique et ingénieur en écologie, chercheur au CNRS, et originaire de Martinique, propose une nouvelle définition de ce concept, à travers la notion d’ “écologie-du-monde”, dans son ouvrage Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, paru chez Seuil dans la collection Anthropologie. Cette définition pense la Modernité autrement, depuis la perspective des mondes caribéens, à travers les navires négriers et les plantations. L’objectif est de théoriser et de problématiser les enjeux du présent différemment, grâce à cette nouvelle lecture du passé, qui donne une autre compréhension et une autre généalogie de la crise écologique, avec d’autres références et figures mises en lumière. Là où le monde moderne occidental s’est construit autour d’un “habiter colonial de la terre”, à partir d’une conquête violente, inculqué à tou·te·s, il convient de transformer les imaginaires. Il ne s’agit pas seulement de changer de récits, de protéger l’environnement ou de reconnaître les luttes antiracistes et anti-esclavagistes, mais d’instaurer un monde où ce que Malcom Ferdinand nomme la “double-fracture”, c’est-à-dire la fracture qui sépare les luttes décoloniales et les luttes environnementales, est réparée.

William Turner, Le Négrier

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La nécessité d’une écologie décoloniale

Dans le podcast d’Afrotopiques consacré à son ouvrage, Malcom Ferdinand explique avoir eu deux points de départs pour écrire ce livre.

Premièrement, la colère ressentie, face à la destruction des écosystèmes et face aux injustices Nord/Sud, envers les migrant·e·s, les inégalités hommes/femmes et le racisme.

Le deuxième point de départ fut le constat, notamment durant sa formation universitaire, d’une double-fracture qui sépare les espaces militants qui luttent contre les conséquences d’une certaine modernité avec d’une part l’écologisme et l’antiracisme d’autre part. Ces deux militantismes agissent contre la même modernité mais dans les universités, ou même dans la rue, ils ne se rencontrent pas. Malcom Ferdinand parle de “sympathie sans liens” : chaque lutte est en accord avec la lutte de l’autre mais ignore les liens qui tissent ces deux mouvements ensemble. Nous pensons souvent la crise écologique en la déconnectant de la lutte antiraciste et décoloniale alors que tout cela est pourtant lié.

Malcom Ferdinand

Cela se ressent lors des conférences écologiques, où l’on constate l’absence criante de personnes racisées, alors que la population française est issue de la diversité. Or, quand cette absence est remarquée, elle l’est dans des termes de politiques de la diversité, qui relaient parfois des thèses racistes selon lesquelles les racisé·e·s ne se soucieraient pas de l’environnement ou qu’iels auraient d’autres préoccupations. Malcom Ferdinand pense en revanche que cette absence a une origine plus profonde dans la manière dont on pense l’écologie, c’est-à-dire de façon coloniale. Cette conception, issue d’un milieu blanc et masculin, suscite la méfiance des mouvements antiracistes puisqu’ils n’y trouvent pas leurs intérêts et que certaines attitudes racistes y sont parfois répétées.

Il est donc apparu nécessaire à Malcom Ferdinand de tisser un autre récit de la crise écologique et de la modernité, à partir de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, afin de surmonter la “double fracture” qui sépare antiracisme et écologisme.

Déconstruire la modernité coloniale

La conquête des Amériques par les Européens, avec notamment l’arrivée de Christophe Colomb en 1492 sur les côtes caribéennes, a marqué le début d’une période d’esclavagisme, où des humains étaient asservis par d’autres humains, mais fut aussi un processus de destruction écologique violent. Il y a donc un lien fort entre colonisation, esclavagisme et destruction de l’environnement, puisque se développe alors “l’habiter colonial” qui impose une manière de se penser sur terre et de se rapporter à l’autre, qu’il soit humain ou non-humain : ce rapport à l’autre est un rapport d’exploitation.

Or, même la décolonisation statuaire avec les déclarations d’indépendance ou les processus de territorialisation des Outre-Mers (devenus départements en 1946) ne suffisent pas à abolir cet habiter colonial. Au contraire, pour garantir l’indépendance il fallait, selon Toussaint Louverture, continuer d’exploiter les terres pour approvisionner le marché européen. C’est ainsi que s’est instaurée l’ère du Plantationocène.

Le Plantationocène

L’économie de plantation a donc subsisté aux indépendances. Celles-ci sont ainsi restées en quelque sorte inachevées. En effet, même la révolution haïtienne qui est selon Malcom Ferdinand un des faits politiques les plus importants de l’Histoire de la modernité, puisqu’il s’agit de la première république noire à s’être dressée contre les nations européennes, n’a pas changé la manière d’habiter la terre. De même, en Martinique et en Guadeloupe, le statut d’esclave a été aboli mais pas les conditions de travail déplorables : l’argent gagné par le commerce servait davantage à payer l’indépendance qu’à nourrir la population. Les effets néfastes sur l’environnement et l’Homme de l’économie de plantation ont donc été perpétués.

C’est pour cela que Malcom Ferdinand, après d’autres chercheurs, utilise le terme de “plantationocène” en réaction au terme d’”anthropocène” créé par le prix Nobel de Chimie Paul Crutzen. L’anthropocène définit la période où l’Homme est devenue une force géologique majeure qui bouleverse les équilibres. Or ce terme d’anthropos (=Homme) est trompeur : c’est même une posture coloniale qui occulte les hiérarchies de dominations sociales entre les maîtres et les esclaves, mais aussi entre l’humain et le non humain.

On peut aussi parler de “négrocène” pour qualifier le recours à une forme de main d’oeuvre qui n’était justement pas considérée comme humaine, mais seulement comme “nègre”, c’est-à-dire seulement vue à travers sa sa capacité de labeur, sa valeur énergétique mais dont l’humanité est niée. Le Code Noir définissait d’ailleurs les esclaves comme “bien-meubles”.

On retrouve un problème similaire dans ce qu’on peut appeler le “capitalocène” puisque l’être humain est également perçu à travers sa capacité de production, et le progrès à travers des indicateurs économiques tels que le PIB.

Ainsi, les cinq siècles qui ont constitué la Modernité ont été des siècles de colonisation, d’esclavage, de guerres et d’exploitations, à l’origine de la crise écologique actuelle. Les luttes écologiques et antiracistes partagent donc une origine commune.

Une autre origine du souci écologique

L’écologie dominante, c’est-à-dire coloniale, provient d’une volonté de protéger la nature vierge et de préserver les écosystèmes, sans pour autant prendre en compte les populations non occidentales qui y vivent et qui appartiennent à ces écosystèmes.

Cette écologie repose encore sur l’imaginaire de l’arche de Noé, avec la montée des eaux qui fait écho au déluge. Or, cet imaginaire a une portée politique. En effet, ceux qui survivent au déluge sont des élus. De surcroît, nous n’avons aucune indication dans les textes sacrés sur ce qu’il se passe dans l’arche, sur la manière dont se déroule la cohabitation entre les animaux et la famille de Noé. Cette image de bateau renvoie également à l’histoire et l’imaginaire coloniaux, en faisant écho aux navires négriers.

A partir de ce parallèle, Malcom Ferdinand propose une métaphore entre les cales des navires négriers où étaient les esclaves et la condition des populations des pays du Sud, reléguées dans les cales de la mondialisation. Or, ces populations discriminées sont dans les cales du monde alors même que la tempête écologique s’annonce. Il convient pour elles de sortir de la cale pour affronter cette tempête : elles ne peuvent pas attendre que la tempête soit passée pour sortir, attendre que le problème climatique soit résolu (ce qui paraît peut probable dans le monde tel qu’il va) pour revendiquer leurs droits.

Au contraire, la tempête a souvent lieu en même temps dehors et dans la cale, et c’est parfois même ce qui crée la catastrophe. Malcom Ferdinand prend ainsi l’exemple du navire Zong qui, suite à une erreur de navigation, s’est retrouvé à dix jours des côtes de la Jamaïque alors que les réserves d’eau disponibles à bord ne permettaient de survivre que cinq jours. Comme les assurances remboursaient alors la “marchandise” des navires négriers (c’est-à-dire les humains asservis en esclavage) en cas de pertes liées à une intempérie, la solution trouvée fut de jeter à l’eau des esclaves. La mort d’êtres humains est donc devenu profitable, et un cyclone fut inventé comme un prétexte… pour ne pas vivre ensemble. Dans un navire sans cale, où il n’y aurait eu que des Hommes libres, il y a fort à parier qu’une autre solution aurait été trouvée. On comprend toute la dimension métaphorique de cet exemple. La catastrophe est toujours construite, même si l’aléa est naturel.

Privilégier d’autres figures et références

Les figures phares promues par l’écologie dominante sont souvent des hommes blancs de la société post-coloniale qui n’ont qu’un souci de conserver une nature vierge, souvent misogynes et racistes, et ne s’intéressant pas aux conditions historiques de la destruction des écosystèmes, c’est-à-dire à la conquête coloniale. L’un de ces hommes fut John Muir, un des fondateurs des parcs nationaux des Etats-Unis, dont certains textes font preuve d’une réelle violence à l’égard des Noirs et des Indiens : sa conception d’une nature vierge se construit contre les autres populations, qui pourtant y habitent. Ainsi, il mentionne la nature “propre” du parc de Yosemite alors qu’il considère les Indiens qui y vivent comme “sales”. Cette forme d’écologie, naturaliste, reproduit donc la matrice de pensée de la colonialité, incapable de penser le monde dans un même mouvement, alors qu’il faudrait porter la même attention à l’autre qu’à soi, qu’il soit humain ou non-humain.

On retrouve aussi parmi ces écologistes la figure des “sacrificateurs” qui, sous couvert de données scientifiques, critiquent le surplus démographique de certaines populations du monde. N. Sarkozy avait par ailleurs déclaré que la première cause de pollution était due à l’explosion démographique des pays en développement comme le Nigeria. Or, ces arguments ne sont pas scientifiques mais bien politiques, puisque, comme le révèle le rapport Meadows Les limites de la croissance du Club de Rome en 1972, il vaudrait mieux, au regard de la consommation sur la planète, poser des limites à la croissance des sociétés industrialisées qu’à la croissance démographique des pays en voie de développement.

Maryse Condé

A ces figures de l’écologie coloniale, il convient de substituer d’autres références comme Aimé Césaire, Maryse Condé, Alice Walker, etc. Malcom Ferdinand prend l’exemple d’Aimé Césaire qui, dans sa réécriture de la pièce de Shakespeare Une Tempête, fait dire à Prospero :

“Nous manigançâmes cette tempête à laquelle tu viens d’assister, qui préserve mes biens d’outre-mer et met en même temps ces sacripants en ma possession.”

On voit ici l’illustration d’une catastrophe devenant profitable pour créer la domination (cf à ce sujet La Stratégie du choc de Naomi Klein), là où il faudrait chercher l’égalité et la dignité.

A ces auteur·rice·s réel·le·s peut s’ajouter la figure du “Marron”, représentant celui qui s’est enfuit des plantations, des navires négriers ou des baraquements d’Afrique. Il incarne le refus, dans un geste profondément écologique puisqu’il quitte le système d’exploitation infinie et compulsive de l’humain et du non-humain. On représente souvent les marrons comme ayant un certain art de la fuite, alors qu’il s’agit bien davantage d’un art de vivre. Néanmoins, le marronnage a ses limites puisqu’il constitue une forme d’abandon de celles et ceux qui sont resté·e·s dans la plantation. La figure du Marron peut alors être rapprochée de celle d’un compagnon de bord du navire négrier, à la fois dans la cale et sur le pont. Il révèle donc la possibilité de vivre ensemble, sur le même “navire-monde”, entre descendant·e·s d’opprimé·e·s et d’oppresseurs, dans une relation d’égalité, de dignité et de paix. Le compagnon de bord ouvre ainsi un espace de rencontre avec l’autre, humain et non-humain.

Aimé Césaire

Produire les conditions de la rencontre

Selon Malcom Ferdinand, il convient d’instaurer un “pont de la justice” : pont entre deux rives mais aussi pont d’un nouveau navire, le “navire-monde”, qui serait le lieu de recontre avec des êtres qui ont des qualités différentes des nôtres.

De surcroît, il ne s’agit pas seulement de viser une justice contemporaine mais aussi une justice transgénérationnelle sur les questions sociales et antiracistes, dans la même logique que celle des Accords de Paris sur la limitation des gaz à effets de serre pour garantir la qualité de vie des générations à venir. Or, pour obtenir cette qualité de vie, il ne s’agit pas seulement de préserver la nature mais aussi d’instaurer un monde de dignité. Cela passe par des mesures concrètes comme des réparations aux pays et populations victimes de l’esclavage, des remises d’objets d’art, des mesures de justices pour les autochtones. Pour permettre de telles mesures et une nouvelle justice, il faut déconstruire les mythes du développement et progrès, qui cache le saccage de certaines parties du monde.

Malcom Ferdinand souligne bien que cette lutte concerne tout le monde. Il prend l’exemple du capitaine blanc John Brown qui a mené une lutte armée contre l’esclavagisme, jusqu’à être condamné à mort. Il rappelle également que l’écoutille qui sépare la cale du pont se brise des deux côtés, alors que nous voyons le modèle du schéma négrier se reproduire avec des inégalités entre différents groupes humains (visibles à travers la crise migratoire).

Pour éviter de reproduire ce schéma, nous devons reconnaître les autres manières d’habiter, qui ne détruisent pas l’humain et le non humain. Il convient donc d’arrêter d’effacer les cultures, histoires et manières d’être au monde des autres populations, et commencer à cultiver et à enseigner d’autres cosmogonies, pour montrer que la plantation n’est pas la seule façon d’être au monde.

Reconnaître qu’il y a eu une écologie coloniale permet de penser la sortie de la cale, de garantir la dignité en même temps que l’environnement et de réussir à se rencontrer dans un navire monde sans destruction du vivant.

Cet article a été écrit à partir du podcast sur l’ouvrage de Malcom Ferdinand d’Afrotopiques de Génération Afrotopia, un collectif qui questionne les défis d’Afrique et du monde depuis le Sud en général et le monde africain en particulier, car c’est celui qui a été le plus détruit par les modes de vie occidentaux, mais aussi celui qui y résiste le mieux. Pour ce collectif, penser le présent à travers l’Afrique-monde permet de repenser le monde, notre manière de l’habiter et de nous relier.

Nous vous invitons vivement à lire l’ouvrage de Malcom Ferdinand dont cet article n’est qu’un bref aperçu : Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen.

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