Co-pillage en formation continue

Carole-Anne Deschoux et Nicole Goetschi Danesi — Le co-pillage vous connaissez ? Cette pratique vient de la pédagogie active qui prend au sérieux l’importance du social pour créer, se développer tout en renforçant des valeurs et pratiques d’une société démocratique (Vellas, 2008). Et bien, nous avons mis le co-pillage au centre dans la formation continue proposée en 2022 à des enseignant.es du primaire à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud) pour confectionner des kamishibaïs plurilingues.

Edilettre Association
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9 min readApr 14, 2023

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Pour contextualiser notre propos, cette formation s’inscrit dans un contexte romand qui a adopté, par son plan d’étude (le PER), une perspective intégrative où la langue scolaire tient compte de l’hétérogénéité linguistique et culturelle de son public et de son insertion au sein d’un domaine langueS. Ce domaine regroupe trois langues enseignées au cycle 2 (français dès la 1H, l’allemand dès la 5H et l’anglais dès la 7H) et le latin, le grec et l’italien au cycle 3. Cette perspective invite aussi à prendre en compte les langues des élèves mais sans les enseigner. Pour ce faire, ce sont les approches plurielles (Candelier 2008) qui ont été retenues. Ainsi par le détour d’autres langues (de Pietro 2003, Perregaux 2004, Schneuwly 2020) des apprentissages linguistiques, métalinguistiques, disciplinaires et interculturels sont possibles. Des apprentissages artistiques en dessins nourris par le monde du cinéma sont également envisagés. Dans le cadre de la formation présentée, la construction d’une histoire plurilingue au kamishibaï par les enseignant.es devient une véritable occasion à saisir également pour permettre de développer la créativité par le rapport aux autres et la communication.

Concours international et besoins d’enseignant.es pour faire évoluer une formation continue

La formation continue à la haute école pédagogique liée au concours international proposé par Dulala existe depuis 2018 et s’est développée au fil des ans. Initialement donnée par des enseignant.es de langues en didactique du français (langues 1 et 2) et en didactique des langues étrangères (allemand, anglais), la formation a accueilli une collègue des arts visuels afin de travailler d’autres savoirs en activités artistiques en lien avec la production d’images et leur mise en mouvement. Cette formation a évolué en fonction des besoins des participant.es et de nos expériences. Initialement, la préoccupation des enseignant.es était de savoir comment inclure et valoriser la diversité des langues des élèves d’une même classe par la confection d’un récit kamishibaï (Deschoux et all, 2022). Puis elle s’est développée par une envie de savoir construire des récits articulés aux images. C’est cette dernière étape que nous détaillons ici.

Des choix à définir pour confectionner une histoire plurilingue

Nous adoptons une perspective didactique qui vise la construction de connaissances langagières et métalangagières chez les participant.es en tenant compte de dimensions sociohistoriques préexistantes à plusieurs niveaux (institutionnel et personnel). Privilégiant une approche par l’action (la réalisation du support) dans un contexte signifiant (un concours qui a retenu le thème “ce lieu que j’aime tant” en 2022), nous prenons l’option de définir une démarche considérant les connaissances et les expériences partielles en langues des participant.es ainsi que la dimension processuelle qui permet d’articuler des éléments individuels et collectifs. Ce choix permet d’articuler les différentes épistémologies de nos ancrages respectifs de formatrices-chercheures de diverses didactiques.

Partir de l’expérience pour co-piller

Un kamishibaï priorise la narration par les images qui défilent dans le butaï (Vernetto, 2018). Pour construire notre narration, nous n’avons pas commencé par le texte. Nous avons débuté par l’élaboration d’une fresque. Nous avons construit collectivement un univers de couleurs en différentes étapes.

Images 1 à 3 : partager les imaginaires par une fresque

On débute par partager les imaginaires en créant une fresque

1) On identifie ce qu’est un lieu aimé et la nature du lien qui nous lie à lui: qu’est-ce qu’un lieu aimé ? Est-ce un lieu imaginaire ou réel ? Est-il symbolique ou dans sa tête ? Est-il passé ou présent ? Est- ce un espace que je rejoins ou que je convoque ? Est-ce qu’on peut partager ce lieu ? Avec qui ? Y est-on seul ou à plusieurs ? Est-ce lié à un bref moment ou à quelque chose de plus long ? A quelle fréquence j’y vais ou je le convoque ? Quel est le lien précieux ? Est-il lié à des événements (retrouvailles, vacances, famille etc) ? Comment je me sens ? Comment est-ce que je perçois que je m’y sens bien ?

2) On confectionne la fresque pour s’inscrire dans un espace rectangulaire que l’on investit personnellement pour aller vers celui des autres et finalement occuper tout le rectangle. A partir d’ images apportées de différents lieux (photographiés, peints, dessinés), en choisir un en lien avec “notre” lieu et le coller entièrement sur une feuille ou seulement en copier un bout. S’arrêter sur une matière. Retenir une couleur. Vibrer. Puis se déplacer et déposer sa trace sur le papier de la grande fresque en lien avec l’image retenue. Rebondir. Reproduire plusieurs fois la stylisation de l’image. Poursuivre en changeant de technique. Passer du stylo de couleur à la peinture. Puis essayer les craies grasses. Rajouter des routes. Dessiner des personnages. Rajouter un accessoire aux personnages des collègues. S’arrêter sur un détail. Entourer des personnages. Explorer les espaces vides et les remplir par de la couleur.

Images 4 à 6 : choisir des personnages et des lieux

On poursuit en choisissant des personnages et des lieux

3) On déconstruit ce qui a été effectué collectivement et on s’approprie des détails. Chacun.e choisit des passages ou des morceaux de couleurs qu’il découpe dans la fresque. Des détails sont sélectionnés. Les morceaux isolés deviennent personnages, objets ou paysages.

Images 7 à 9 : construire une histoire par groupes de 3–4 personnes

On se prépare à construire une histoire par groupes de 3–4 personnes avec les dimensions plurilingues.

4) On invente plusieurs trames oralement par groupes en quelques tableaux. On met en commun les morceaux choisis, on négocie l’ordre des images et on construit une trame. On se met d’accord sur l’action. On crée des séquences. On rit. Définition d’un lieu, d’une ambiance à partir desquels construire une histoire. L’action centrale se précise. On se lance d’abord dans la narration. On affine le scénario. La fresque et nos traces deviennent le matériau de nos histoires.

5) On s’accorde sur le moment où la dimension plurilingue est présente. L’enjeu est de discuter de la place des langues en regard de la trame narrative. En reprenant le scénario, l’action et les personnages, il s’agit de s’accorder sur l’insertion d’autres langues. A quel moment du récit, le contact avec une ou plusieurs langues et lesquelles est intéressant ? Quelles langues choisir et pourquoi ? Qu’apporte la dimension plurilingue au récit ? Aide-t-elle la compréhension ?

On raconte l’histoire aux autres groupes.

6) On raconte l’histoire aux autres groupes en se basant sur les images qui ont été sériées. En passant d’une table à une autre chaque groupe raconte son histoire. Les groupes réagissent, donnent des conseils sur la construction du récit.

On écrit l’histoire.

Chaque histoire présentée est scénarisée en épisodes. Chaque participant.e écrit son épisode. On reprend le texte et les images, on file l’histoire. On travaille la cohérence d’une planche à l’autre. On soigne les raccords. On reprend le cadrage, le point de vue, la dimension cinétique dans le passage d’une planche à l’autre. Les images sont reprises, photocopiées.

Le travail du texte plurilingue

Dans la formation continue dispensée, nous thématisons l’importance de ne pas mettre les élèves dans des situations embarrassantes en leur assignant une langue ou en leur demandant de traduire des mots inconnus. Nous précisons aussi l’importance de trouver des solutions didactiques pour notamment garder la cohérence de l’histoire et rendre signifiante la présence des langues. Dans tout rapport aux langues, il y a des enjeux identitaires, linguistiques, culturels et également didactiques notamment dans la construction du récit et dans la fonction des langues dans cette construction. La langue de scolarisation est la langue qui assure la logique discursive au niveau de la phase et du texte. Les autres langues dépendent des participant.es.

Les langues et leur variété peuvent avoir une fonction illustrative, descriptive voire poétique pour montrer l’existence de cette réalité plurielle. Elles peuvent être également partie intégrante du récit, le nourrir et contribuer ainsi à sa compréhension, en assumant une véritable fonction narrative. Elles peuvent aussi marquer des transitions ou alors supporter une phrase récurrente. Lors de notre formation, les participant.es ont conçu une histoire de métamorphose où la même formule mais dans différentes langues s’entendait et marquait les changements. Ils ont aussi proposé deux rencontres amoureuses où les langues, pour la première, constituaient un brouhaha posant un environnement de boite de nuit et, où, pour la deuxième histoire, les langues marquaient à chaque fois les retrouvailles des amoureux. Toutes les incursions langagières étaient signifiantes. Soit elles marquaient des passages importants dans le récit soit elles légitimaient un environnement plurilingue.

L’importance du collectif

Comme formatrices, nous prenons soin de définir un cadre qui permet aux participant.es d’explorer et de vivre une expérience de création. Ce cadre précise les phases du travail, les modalités (individuel, en groupe, collectivement), le matériel (pour dessiner mais aussi des images, de la colle etc), les lieux de travail (des tables avec du matériel déjà posé), le temps prévu. Les participant.es doivent bouger, partager leur espace et aller dans celui des autres. Ils doivent choisir des objets, des endroits sur la fresque, mais aussi des mots qu’ils ont entendus chez les autres et se les approprier. Le collectif devient une ressource dans lequel chacun.e peut puiser.

Pour conclure

Cette présentation de formation continue nous permet d’insister sur l’importance du collectif dans le travail effectué par des moments de co-pillage. Chaque personne peut se saisir et s’approprier ces moments collectifs. Le kamishibaï plurilingue permet ainsi de vivre une démarche de création de partage d’une expérience commune à laquelle chacun.e va pouvoir se référer et dans laquelle il pourra puiser concrètement ce dont il a envie. La démarche vécue est finalement une métaphore de la dynamique des langues, qui se prêtent, qui évoluent, qui se transforment, qui sont saisies par les uns et par les autres et qui à leur tour se transforment.

Dans cette formation continue, l’expérience de co-pillage devient le levier de la créativité linguistico-culturelle tout en permettant aux participant.es de vivre pleinement le rapport à l’autre et à soi. Les pistes et les ouvertures qu’un tel dispositif didactique peut offrir sont multiples et restent en partie encore à explorer. Nous espérons que ce témoignage et surtout les créations extraordinaires des participant.es encourageront enseignant.e et formateurs.trices à poursuivre l’exploration des possibilités qu’offrent ce genre de projet.

Carole-Anne Deschoux et Nicole Goetschi Danesi
Suisse
Edilettre, N°1, 2023

Bibliographie

Candelier, M. (2008) « Approches plurielles, didactiques du plurilinguisme : le même et l’autre », Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 5 | 2008, mis en ligne le , consulté le 29 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/rdlc/6289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdlc.6289

De Pietro, J.-F. (2003). La diversité au fondement des activités réflexives, Repères, 28, 161–185.

Deschoux, C.-A., Benvegnen, R., Goetschi Danesi, N., et Bemporad, C. (2022). Un théâtre d’images pour concevoir et raconter des histoires plurilingues. Quaderni didattici del Dipartimento formazione e apprendimento, Narrare con il kamishibai, 21–23.

Perregaux, C. (2004). Enseigner et apprendre le français en contextes plurilingues : un détour par d’autres langues, AIRDF, 35, 53–56.

Schneuwly, B. (2020). Le détour par la pédagogie du détour,in A.C. Blanc et V. Capt, La tête et le texte, Berne: Peter Lang. p. 179–190.

Vellas, E. (2008). Approche, par la pédagogie, de la démarche d’auto-socio-construction : Une « théorie pratiques » de l’éducation nouvelle, Thèse, Genève.

Vernetto, G. (2018). Le kamishibaï ou théâtre d’images mode d’emploi, Éducation et sociétés plurilingues, 44, consulté le 29 novembre 2021.

Sites:

Kamilala: concours kamishibaï, https://dulala.fr/concours-kamishibai-plurilingue/, consulté le 29 novembre 2021.[CB1]

HEP : https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/laureats-du-concours-kamishibais.html, consulté le 29 novembre 2021, concours 2021

https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/kamishibais-laureats-2020.html, consulté le 29 novembre, concours 2020

https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/archives-actualites/archives-2019/de-ma-fenetre-vers-le-monde/kamishibai-laureats.html, consulté le 29 novembre, concours 2019

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