Kamilala : histoire d’un mouvement d’acteurs éducatifs engagés pour une éducation plurilingue et inclusive

Anna Stevanato — Comment les langues peuvent-elles être mobilisées pour faciliter l’entrée dans l’écriture et la lecture de la langue de scolarisation ? Comment favoriser dès le plus jeune âge une éducation à l’altérité en ouvrant les enfants à la diversité du monde qui les entoure ? Comment valoriser les connaissances linguistiques et culturelles des enfants ? Quels outils mobiliser ? C’est pour essayer de répondre à ces questions que l’association Dulala a lancé en 2015 un concours proposant aux enfants âgés de 3 à 15 ans d’écrire et illustrer des histoires au format du kamishibaï et en y intégrant au moins 4 langues aux statuts variés.

Edilettre Association
Edilettre
9 min readApr 5, 2023

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Crédits photo : Cha Gonzalez pour Dulala

Le projet

Il s’agit d’un projet pédagogique transversal permettant le développement de plusieurs compétences dont la littératie : à travers l’exploration des langues, les élèves prennent conscience de différentes manières d’écrire et de prononcer des mots dans le monde et ont la possibilité d’écrire et de lire tant dans la langue de l’école que dans des langues moins connues. Ce projet permet également de travailler les arts plastiques (à travers les illustrations des planches), mais aussi la lecture à haute voix devant un public (les camarades de la classe ou les parents lors de la restitution de fin d’année). Par leur implication, les enfants s’ouvrent à la diversité du monde qui les entoure à travers notamment l’inclusion d’une variété de langues.
L’intégration de cette diversité linguistique dans le texte est sans doute la partie qui pose un véritable défi aux groupes d’enfants participants au projet. Les histoires les plus réussies sont celles qui présentent une intégration fluide des langues, qui est rendue possible grâce à une coexistence harmonieuse des langues entre elles dans le texte. Elles cohabitent et trouvent une place qui fait sens, car les langues ne sont pas plaquées ou intégrées de manière desincarnée mais leur présence est signifiante. Elles ne complexifient pas la lecture mais au contraire le texte en ressort enrichi et gagne en créativité. Les langues jouent alors chacune un rôle essentiel. Dans la majorité des cas, ce sont les éléments contextuels qui assurent la compréhension et la fluidité dans le récit : une trame narrative déjà connue des enfants, le rythme et les répétitions d’actions dans l’histoire, les illustrations, les mots-clés de l’histoire répétés dans différentes langues.

Ce projet pédagogique permet de développer également les compétences psychosociales telles que l’empathie, la curiosité et le respect de l’autre, grâce à l’expérience de découverte et de partage des connaissances des uns et des autres et la co-création d’un objet esthétique et expressif. La capacité à coopérer avec les autres pour atteindre une réalisation collective est au cœur de ce travail. En effet, le kamishibaï demande un travail d’équipe important qui requiert un effort d’écoute, d’entraide, et d’organisation. Ce travail passe par le biais de la langue commune, dans ce contexte le français, langue de scolarisation. Les échanges pour alimenter le projet et participer à la construction de l’objet final entre enfants et avec l’encadrant relèvent de la négociation, de l’argumentation mais aussi de la médiation lorsqu’il s’agit de mieux se faire comprendre (reformulation, explicitation, traduction). L’expression et la clarté de la langue sont ainsi sans cesse travaillées afin d’optimiser le résultat plurilingue. L’observation et la comparaison des langues en présence conduisent à s’interroger sur ce qu’est la langue, sur ses spécificités. Il s’agit là d’une réflexion sur les langues nouvelles en comparaison avec la langue commune, et en retour, sur la langue commune, ainsi mieux observée, avec plus de recul (Auger, 2005). On apprend de cette façon à mieux apprendre la langue commune, à mieux la caractériser.

Ce sont sans doute cette richesse et ce potentiel pédagogique qui ont plu à de nombreux enseignants et ont permis depuis le lancement du concours en 2015 à plus de 27 000 enfants de réaliser des kamishibaïs.

Le concours

Ce sont alors tous les ans plus d’une centaine de groupes qui s’inscrivent au concours.
Pour les deux tiers il s’agit d’enfants de la tranche d’âge 6–10 ans encadrés par leur enseignant et fréquentant des écoles situées en quartiers populaires pour environ 30% des participants. 20% des inscrits sont des dispositifs UPE2A (Unités Pédagogiques pour Elèves Allophones Arrivants) qui trouvent un intérêt tout particulier à travailler le français en s’appuyant sur les langues de ces enfants nouvellement arrivés en France.
Le succès de ce concours a donné envie à l’équipe de Dulala de partager ce projet à travers le réseau Kamilala, nom qui rappelle à la fois les kamishibaïs mais aussi des sonorités qui chantent et qui évoquent l’association à l’origine de ce réseau.

“Grazie al loro coinvolgimento, i bambini diventano più aperti alla diversità del mondo che li circonda attraverso l’inclusione di una varietà di lingue.”

Une grande famille

Les tous premiers “kaminacteurs” à entrer dans la “kaminauté” ont été plusieurs membres de l’association EDILIC à qui ce projet a été présenté en juillet 2017 lors du congrès à Varsovie. Ce sont alors les équipes de Rosa Faneca de l’Université d’Aveiro, de Gabriella Vernetto de la Région autonome de la Vallée d’Aoste, de Carole-Anne Deschoux de l’HEP du canton de Vaud, d’Evangelia Moussouri de l’université de Thessalonique, de Françoise Armand avec Marie-Paule Lory et Catherine Maynard de l’association ELODIL qui ont été les premières à intégrer le réseau Kamilala.
Depuis le réseau a grandi et s’est enrichi de plus de dix-huit organisations aux quatre coins du monde, de nature très différente : des associations, des universités, des consulats, des réseaux de lycées français à l’étranger… Ce réseau se fédère autour d’une vision commune mais aussi de quelques intangibles comme le principe de gratuité du concours pour l’ensemble des groupes participants, l’intégration d’au moins 4 langues aux statuts variés, le respect de la charte graphique et de la thématique commune qui change tous les ans et est votée collégialement par l’ensemble des “kaminacteurs”.Des ajustements sont bien sûr possibles en fonction des besoins et des publics de chaque partenaire. La tranche d’âge des enfants participants, la constitution d’un jury et l’organisation d’une remise de prix sont par exemple des éléments pouvant être adaptés à chaque contexte.

En 2019, afin que ce réseau puisse bénéficier de matériaux pédagogiques de qualité, plusieurs membres de Kamilala ont présenté un projet de recherche autour du Concours Kamishibaï plurilingue à l’Agence Erasmus+.

Le projet a été validé et l’Agence a soutenu un travail collaboratif mené de septembre 2019 à août 2022 par l’association Dulala, en qualité de chef de file, en collaboration avec l’équipe de recherche CIDTFF de l’Université d’Aveiro (Portugal), l’équipe de recherche Pluralités de l’Université Aristote de Thessalonique (Grèce), la Région Autonome de la Vallée d’Aoste (Italie), tous membres de Kamilala, ainsi que l’équipe de recherche EXPERICE de l’Université Paris 8 (France).

Des résultats

Ce projet européen est le fruit d’une collaboration entre plusieurs équipes mais avant tout, entre plusieurs personnes. Evangelia Moussouri qui représentait l’équipe grecque et qui a fortement contribué au développement du parcours de formation à distance, est décédée peu de mois après la fin de ce projet. L’ensemble des productions lui sont alors dédiées.

Ce travail a permis de produire plusieurs productions intellectuelles:

● un livret pédagogique et des fiches pédagogiques thématiques à l’attention de tout candidat souhaitant s’inscrire à un Kamishibaï plurilingue;

● un module de formation en ligne disponible en accès libre, qui présente des vidéos et des activités interactives pour entrer dans la démarche d’éveil aux langues avec l’outil Kamishibaï plurilingue;

● un rapport d’ingénierie qui dresse le bilan de cette expérience transnationale afin de renseigner toute structure intéressée par la mise en place d’un Concours Kamishibaï plurilingue à son échelle.

Les productions ont été traduites dans les différentes langues des participants au projet (italien, portugais, grec et anglais).

Lors d’un événement conjoint de formation des acteurs éducatifs au printemps 2022, les équipes des partenaires du projet ont été formées sur la base des travaux réalisés et cités ci-dessus. Ce temps de formation a en outre permis de vérifier la transférabilité des outils pédagogiques et didactiques créés.

Enfin, un événement de dissémination s’est tenu en juillet 2022 à l’université Paris 8. Les résultats de chacune des productions intellectuelles ont été présentés en plénière et discutés dans le cadre de tables rondes.

Ce projet a été sélectionné par l’Agence Erasmus+ comme un exemple de bonne pratique. Ce label valorise des projets qui présentent une mise en œuvre et des résultats de haute qualité.

En effet, en rendant compte de ces impacts positifs à une échelle territoriale importante, ce projet vise à montrer aux familles et aux professionnels de l’éducation que la valorisation des répertoires plurilingues permet d’agir sur l’inclusion sociale et la réussite scolaire.

Et la suite ?

Aujourd’hui, l’association Dulala vient de finaliser une mallette conçue en partenariat avec les artistes de l’association Tables de Matières.

Cette mallette qui porte le nom du réseau Kamilala et qui sera distribuée à partir d’avril 2023 permettra aux enfants de 6 à 10 ans et à leurs encadrants d’inventer, illustrer et raconter des histoires au format du kamishibaï plurilingue. Un kamishibaï d’auteur “Avant…maintenant” illustré par Junko Nakamura servira d’inspiration pour la diversité de techniques d’illustration mais aussi pour la pluralité de techniques d’intégration des langues dans le texte pour toutes celles et ceux qui voudront se lancer dans la création d’un kamishibaï plurilingue. Un manuel propose plusieurs jeux et activités artistiques et enfin la mallette se transforme dans un butaï, petit castelet en carton dans lequel glisser les planches des kamishibaïs.

Tout comme pour la mallette Fabulala, l’éducation plurilingue continue de croiser le chemin de l’éducation artistique et culturelle pour déployer le potentiel des langues à voir et dire le monde et ses alternatives, au même titre que les arts.

La théâtralisation d’histoires sur des scènes miniaturisées offre aux enfants des opportunités précieuses de s’ouvrir à l’humanité toute entière et d’en imaginer l’avenir dans une approche active et ludique en s’appuyant sur l’outil le plus ancien que les êtres humains ont inventé pour se transmettre leurs expériences particulières et s’imaginer un destin commun : le récit.

Anna Stevanato
France

Suggestions de lectures pour aller plus loin :

Auger, N. 2005 “Comparons nos langues, une démarche d’apprentissage du français auprès des enfants nouvellement arrivés, Editions CNDP”, collection Ressources Formation Multimédia, CRDP Languedoc-Roussillon.
Enjelvin, G. D., « Un ‘outil Freinet’ transversal venu du Japon : la tradition du kamishibaï a du bon, même en 2018 ! », The Conversation, 7 février 2018.
Pedley, M. & Stevanato, A., « Le Concours Kamishibaï plurilingue : un outil innovant pour diffuser l’éveil aux langues », Éducation et Sociétés Plurilingues, décembre 2018.
Vernetto, G., « Le Kamishibaï ou théâtre d’images : mode d’emploi », Education et Sociétés Plurilingues, 44, juin 2018.
« KAMILALA: A creative project for social inclusion open to languages and cultures », article écrit par le département d’Education et de Psychologie CIDTFF de l’Université d’Aveiro et paru dans Reasearch@ua, 2021 “Kamishibaï plurilingue : de la création à la mise en œuvre — Guide d’accompagnement”. Livret créé en 2020 par l’association Dulala, les Universités d’Aveiro, Aristote de Thessalonique et Paris 8 ainsi que la Région autonome de la Vallée d’Aoste, dans le cadre du projet «Érasmus+ Kamilala».
“Concours Kamishibaï plurilingue : conception et mise en œuvre”. Livret créé entre 2020 et 2022 par l’association Dulala, les Universités d’Aveiro, Aristote de Thessalonique et Paris 8 ainsi que la Région autonome de la Vallée d’Aoste, dans le cadre du projet «Erasmus+ Kamilala».

Sitographie :

www.dulala.fr
www.kamilala.org

Quelques témoignages issus de l’édition 2021–2022

« Ce projet a fait revenir les parents à l’école après deux ans de Covid… »

« Un outil pédagogique transversal pour les amener à travailler ensemble, vivre ensemble mais aussi écrire, lire, parler, observer, échanger, décrire, stimuler leur imagination et leur curiosité, débattre, booster leur estime de soi… »

« Développement de l’imagination et de la créativité (…). Enrichir la narration par la création d’images qui diffusent parfois leur propre message au-delà du texte (…). Enseignement moral et civique : Apprentissage du respect d’autrui et de la différence. Acceptation du point de vue de l’autre. Coopérer et s’impliquer en vue d’un projet commun. »

« Dans le domaine de la tolérance : ne pas se moquer des différences, des accents. Valoriser les compétences que certains ont et qui ne sont pas “utilisées” dans le milieu scolaire. »

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