Le kamishibaï plurilingue multimodal : un outil d’éducation numérique ?

Chiara Bemporad & Agnès Demornex — Partenaire de l’association Dulala et membre du réseau Kamilala depuis 2019, le Laboratoire Langues Plurilinguisme Intégration Culture (LPIC) de la Haute École pédagogique du Canton de Vaud organise le concours de kamishibaïs plurilingues pour la Suisse romande.

Edilettre Association
Edilettre
7 min readApr 25, 2023

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A l’occasion de la première cérémonie de remise des prix, en 2019, le comité de l’époque[1] a eu l’idée de présenter les kamishibaïs gagnants dans un format multimodal numérique vidéo. Ce dernier qui combine le défilement des planches du kamishibaï avec la narration en format audio des élèves qui l’ont créé, et qui remplace la performance sur scène des différentes classes participant au concours. Les raisons qui ont amené à ce choix étaient essentiellement d’ordre pratique : les élèves pouvaient être stressé·es, voire absent·es, au moment de monter sur scène, et la durée de l’évènement était limitée à la performance en direct. Les membres du comité ont ainsi estimé que l’impact d’une vidéo pouvait résoudre ces problèmes sans que la performance ne perde son effet. Le comité du concours a par conséquent demandé aux classes de leur fournir l’enregistrement de la partie audio du kamishibaï lue par les élèves, et on a réalisé le montage avec le défilement des planches à l’aide du logiciel ScreenFlow. Les membres du comité avaient prévu de lire les kamishibaïs eux-mêmes si les classes ne pouvaient pas s’atteler à la tâche dans le délai imparti d’un mois. Non seulement toutes les classes ont envoyé le texte oralisé à temps, mais certaines ont réalisé le montage elles-mêmes pour s’assurer de la qualité de la vidéo et du son, ainsi que pour ajouter des effets sonores personnalisés. Les vidéos ainsi confectionnées ont ensuite été publiées sur le site (voir sitographie). L’expérience a été reconduite les années suivantes et étendue à toutes les autres kaminautés du réseau. Inutile par ailleurs de souligner à quel point ce format numérique a été utile et apprécié pendant la période de la pandémie, survenue au cours des deux années qui ont suivi le lancement du concours.

Quatre ans plus tard, nous souhaitons dans cet article partager quelques éléments de réflexion sur les potentialités de ce dispositif, ainsi qu’en discuter les limites du point de vue didactique. En effet nous constatons que le théâtre au format original papier se transforme ici en objet multimodal, c’est-à-dire qu’il «conjugue différents modes (iconiques, linguistiques et auditifs), souvent sur le même support, dans la même production (une séquence vidéo, par exemple, comprend images animées et sons, les deux étant livrés conjointement)» (Lacelle et Lebrun 2014 : 2).

Nous entendons par ce qui suit faire la distinction entre des caractéristiques et des potentialités internes de l’objet multimodal et d’autres qui relèvent de la démarche didactique mise en œuvre dans le processus de réalisation de cet objet.

Caractéristiques et potentialités du kamishibaï multimodal

Après une analyse des kamishibaïs, tels qu’il se présentent dans leur forme multimodale, il est possible d’abord de constater que plusieurs vidéos ont été agrémentées d’effets propres au format vidéo, et ceci dès la première édition du concours. A titre d’exemple dans le kamishibaï De ma fenêtre (2019), a été rajouté un fond sonore musical au piano qui met en relief les voix des élèves. Dans le kamishibai Nicolas, qui décrit la vie d’un petit poisson d’aquarium dans un aéroport, les créateurs ont ajouté des bruits de fond relatifs à l’eau et aux voix de la foule, qui enrichissent le texte et mettent également en relief les voix des élèves. Dans de celui de Par la fenêtre de ma classe, qui a été le gagnant du 3ème prix du concours international 2019, les élèves ont joué avec un effet de chœur et d’écho au début. Par ailleurs, l’alternance entre les phrases prononcées par les élèves dans leurs différentes langues, qui se succèdent au fil des planches en relation avec les arbres de la cour d’école, valorise l’alternance des langues et des voix à un niveau principalement esthétique.

Nous avons des raisons de croire que ces premiers exemples, où les classes ont de manière intuitive profité du nouveau médium pour valoriser certains aspects créatifs que le dispositif offrait, ont influencé les kamishibaïs participant aux éditions suivantes du concours. Nous avons en effet constaté une qualité indiscutablement accrue et parfois surprenante des productions des élèves. Au fils des années, les différentes classes ont su trouver d’une part, de nouveaux éléments relatifs aux usages des langues et à la valorisation du plurilinguisme, et d’autre part, des façons toujours créatives d’exploiter les effets offerts par les logiciels de numérisation. L’un des kamishibaïs qui a su réaliser de manière incisive de tels effets est Concert d’enfer, coup de cœur de l’édition 2020, qui avait pour titre Je me souviens : il s’agissait d’une mise en scène du récit fictif d’une jeune fille qui raconte un épisode de tuerie par arme à feu survenue lors d’un concert au Paléo Festival, l’un des festivals musicaux les plus connus de Suisse romande, qui se transforme, dans l’imaginaire de ces élèves, en un Bataclan suisse. Le format numérique permet à la fois de faire ressortir dans les planches les grains rouges sur des couleurs sombres dominantes, mais surtout il se prête à des effets de bruitage et de sons impressionnants, comme les coups de feu résonant au moment du changement des planches, la musique du concert, et les voix des élèves qui interprètent leurs phrases dans les différentes langues d’une manière particulièrement dramatique.

On peut constater que ces kamishibaïs multimodaux ont su exploiter les possibilités offertes par les outils de numérisation, en créant ainsi un nouveau produit, qui s’éloigne du produit original, tout en en conservant certaines caractéristiques (l’oralité, le mélange entre parole et image, la succession de planches, etc.). Naturellement, nous sommes conscientes de la perte que cela constitue par rapport par exemple à l’immédiateté de la situation, où les élèves doivent performer en vrai, en interprétant un texte devant un public, etc. Mais nous constatons également les avantages de la diffusion plus large d’un tel produit, qui est publié sur un site internet accessible à souhait. Nous voudrions à ce stade nous arrêter sur les répercussions didactiques que cette transformation multimodale du kamishibaï peut opérer.

Apports et limites didactiques du kamishibai plurilingue multimodal

Nous sommes toutes et tous conscient·es de la révolution numérique que notre société, et par conséquent notre école, traversent. Dans la mouvance d’intégration du numérique à l’école et surtout dans le questionnement autour de l’éducation numérique, le kamishibaï plurilingue multimodal peut sans autres occuper une place de choix. Mais comment peut-on exploiter cet outil et pour quels élèves ?

Nous ne disposons pas actuellement de données qui nous renseignent sur le rôle que la numérisation du kamishibaï joue dans la planification de l’enseignant, ou dans l’implication des élèves. Nous pouvons affirmer que logiquement, cet aspect pourrait jouer un rôle secondaire. En effet, le concours implique que les enseignantes ou enseignants envoient le kamishibaï en version PDF et, depuis cette année, qu’ils ou elles créent un PPT avec les planches et les textes à côté. Le jury est bien conscient du fait que cela constitue une manière pragmatique de diffuser le texte et les images, notamment aux membres du jury, mais qui ne restitue pas les autres dimensions propres au kamishibaï traditionnel au format papier. Ce n’est que dans un deuxième temps, après la délibération, que les classes gagnantes sont invitées à fournir la version numérisée audio-vidéo, ou simplement le fichier audio à monter. Logiquement donc, le résultat que les enseignant·es et les élèves visent dans un premier temps est le produit dans sa version papier. Donc le numérique s’ajoute à la démarche, mais ne remplace pas la dimension théâtrale du kamishibaï. Nous avons d’ailleurs souvent des retours d’enseignantes ou enseignants qui nous informent par exemple que la classe a représenté le kamishibaï dans d’autres classes ou devant les parents.

Mais qu’en est-il du rôle que les élèves jouent dans la confection des vidéos ? Nous avons quelques informations sur la manière dont les audio sont confectionnées : parfois l’enseignant enregistre les élèves pendant qu’ils ou elles sont en train de réciter le kamishibaï, d’autre fois les élèves et l’enseignant·e réalisent un PPT avec audio capturé et ce dernier fait passer les élèves à tour de rôle, peut-être en les enregistrant plusieurs fois si besoin. Ou encore il ou elle propose aux élèves de lire le texte pour l’enregistrement, sans le mettre en scène en même temps. Par ailleurs, même quand la vidéo est déjà entièrement réalisée, nous ne pouvons pas établir les modalités de réalisation et par exemple la part que les élèves ont joué. La plupart du temps, le montage est le résultat d’un travail (colossal !) de la part des enseignant·e·s.

Il nous semble toutefois que de telles productions multimodales se prêteront dans le futur à une réflexion didactique approfondie, pour discuter dans quelle mesure l’implication active des élèves pourrait changer la réalisation de ce produit et jouer un rôle dans le développement des compétences créatives et performatives des élèves ainsi que de leur motivation.

Nous sommes donc toutes et tous invité·es à poursuivre nos réflexions pédagogiques sur les potentiels que le kamishibaï plurilingue multimodal numérique peut offrir à l’école du futur.

Chiara Bemporad & Agnès Demornex
Suisse
Edilettre, N°1, 2023

[1] Les membres du comité 2019 étaient : René-Luc Thévoz (responsable), Chiara Bemporad, Ruth Benvegnen, Carole-Anne Deschoux, Tiziana Li Rosi et Carlamaria Lucci. Le comité est actuellement composé des personnes suivantes : Agnès Demornex (responsable), Chiara Bemporad, Carole-Anne Deschoux, Costanka Cuko, Tiziana Li Rosi et Kristel Tavernier.

Références bibliographiques et sitographiques

Lacelle, N. et Lebrun, M. (2014). La littératie médiatique multimodale : réflexions sémiologiques et dispositifs concrets d’application, Forumlecture, p. 1–17, https://www.forumlecture.ch/myUploadData/files/2014_2_Lacelle_Lebrun.pdf.

Concours suisse :
https://kamilala.org/partner/lpic-suisse-romande/

Retrouvez les lauréats 2019 https://www.hepl.ch/cms/accueil/actualites-et-agenda/archives-actualites/archives-2019/de-ma-fenetre-vers-le-monde/kamishibai-laureats.html ]

Retrouvez les lauréats 2020 https://www.hepl.ch/cms/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/kamishibais-laureats-2020.html

Retrouvez les lauréats 2021 https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/laureats-du-concours-kamishibais.html

Retrouvez les lauréats 2022 https://www.hepl.ch/accueil/actualites-et-agenda/actu-hep/concours-de-kamishibais-plurilingues-2021.html

https://www.dulala.fr/

[1] Les membres du comité 2019 étaient : René-Luc Thévoz (responsable), Chiara Bemporad, Ruth Benvegnen, Carole-Anne Deschoux, Tiziana Li Rosi et Carlamaria Lucci. Le comité est actuellement composé des personnes suivantes : Agnès Demornex (responsable), Chiara Bemporad, Carole-Anne Deschoux, Costanka Cuko, Tiziana Li Rosi et Kristel Tavernier.

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