#premiersInstants — Après tout de Jojo Moyes

Elodie Baslé
Milady
Published in
10 min readMay 17, 2018

Continuez de suivre Lou, toujours plus loin.

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de nos histoires préférées. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

Ce fut la moustache qui me rappela que je n’étais plus en Angleterre : un mille-pattes gris, compact, qui dissimulait la lèvre supérieure de l’homme. Une moustache de Village People, une moustache de cowboy, la tête miniature d’un balai-brosse qui ne plaisantait pas. Le genre de moustache qu’on n’obtient pas comme ça chez soi. J’étais incapable de m’en détourner.
— Madame ?
Le seul homme que j’aie jamais vu arborer une telle moustache en Angleterre était M. Naylor, notre professeur de maths. Il y collectait des miettes de ses repas — nous les comptions pendant les cours d’algèbre.
— Madame ?
— Oh, excusez-moi…
Sans lever les yeux de son écran, l’homme en uniforme agita son doigt boudiné, me pressant d’avancer. J’attendis devant la cabine, sentant la transpiration accumulée pendant le long vol sécher doucement sous mon chemisier. Il leva une main et agita quatre doigts épais. Je finis par comprendre, après un moment, qu’il me demandait mon passeport.
— Nom.
— C’est écrit là.
— Votre nom, madame.
— Louisa Elizabeth Clark, obtempérai-je en regardant par-dessus le comptoir. Mais je n’utilise jamais Elizabeth. Ma mère s’est aperçue après coup que les gens m’appelleraient Louisa Liza. Et, si vous le prononcez très vite, ça fait un peu « zinzin ». Cela dit, mon père trouve ça plutôt approprié. Non pas que je sois folle. Je veux dire que vous ne laisseriez pas entrer des fous dans votre pays, bien entendu !

Ma voix anxieuse rebondit sur la vitre en Perspex.
L’homme leva les yeux vers moi pour la première fois. Il avait de larges épaules et un regard susceptible de vous clouer au sol aussi efficacement qu’un Taser. Imperturbable, il attendit que mon sourire s’évanouisse.
— Désolée. Les gens en uniforme me rendent nerveuse.
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, vers le hall de l’immigration : la file d’attente qui serpentait derrière moi s’était repliée sur elle-même tant de fois qu’elle ressemblait à une marée humaine, agitée et impénétrable.
— Je crois que l’attente m’a un peu chamboulée. Honnêtement, je n’avais jamais fait la queue aussi longtemps. J’ai failli commencer à réfléchir à ma liste de Noël.
— Placez votre main sur le scanner.
— C’est toujours comme ça ?
— La prise d’empreintes digitales ? répliqua-t-il en fronçant les sourcils.
— La file d’attente.
Mais il ne m’écoutait plus, occupé à scruter son écran. Je posai mes doigts sur le lecteur. Et là, mon téléphone bipa. C’était maman.

As-tu atterri ?

Je m’apprêtais à taper ma réponse quand l’homme se tourna brusquement vers moi.
— Madame, l’usage des téléphones portables est strictement interdit dans ce périmètre.
— C’est ma mère. Elle veut savoir si je suis bien arrivée.
Tout en faisant disparaître le téléphone, j’essayai subrepticement de sélectionner l’emoji du pouce levé.
— Motif de votre voyage ?
La réponse de ma mère ne se fit pas attendre.

Qu’est-ce que c’est ?

Elle avait pris goût aux textos et tapait désormais plus rapidement qu’elle parlait — c’est-à-dire à peu près à la vitesse de la lumière.

Tu sais bien que mon téléphone ne reproduit pas les petits dessins. Était-ce un SOS ? Louisa, dis-moi que tu vas bien.

— Le motif de votre voyage, madame ?
La moustache trembla d’irritation, et l’homme ajouta lentement :
— Que venez-vous faire ici, aux États-Unis ?
— Commencer un nouveau travail.
— C’est-à-dire ?
— Je vais travailler chez une famille de New York. Central Park.

Je crus voir, très brièvement, les sourcils de l’homme se hausser d’un millimètre. Il consulta l’adresse notée sur mon formulaire pour confirmer l’information.
— Quel genre de travail ?
— C’est un peu compliqué. Mais je suis une sorte de compagne professionnelle.
— Une compagne professionnelle ?
— Voyons. Que je vous explique. Je travaillais pour cet homme. Je lui tenais compagnie, mais je me chargeais aussi de lui donner ses médicaments, de le promener et de le nourrir. Ce n’est pas aussi bizarre qu’on pourrait le penser, soit dit en passant : il ne pouvait pas se servir de ses mains. Ça n’avait absolument rien de pervers. En fait, c’est allé plus loin. C’est tellement difficile de garder ses distances avec quelqu’un dont on s’occupe, et Will — l’homme en question — était incroyable, et nous… Eh bien, nous sommes tombés amoureux. (Trop tard, je sentis les larmes familières me monter aux yeux. Je m’empressai de les essuyer.) Donc, je pense qu’il s’agira de quelque chose d’approchant. L’amour en moins. Et je n’aurai pas à nourrir mon employeur.

L’agent de l’immigration me regardait fixement. Je m’efforçai de sourire.
— En fait, je n’ai pas l’habitude de pleurer quand je parle de mon travail. Et je ne suis pas complètement zinzin, malgré mon nom. Mais je l’aimais. Et il m’aimait. Et ensuite, il… Eh bien, il a choisi de mettre fin à ses jours. Donc, ce voyage est en quelque sorte un nouveau départ.

À présent, les larmes, embarrassantes, coulaient sans discontinuer du coin de mes paupières. J’étais apparemment incapable de les contenir — j’étais apparemment incapable de contenir quoi que ce soit.

— Désolée. Ce doit être le décalage horaire. Il est quelque chose comme 2 heures du matin, en vrai, non ? Et puis, je ne parle plus beaucoup de lui. Je veux dire, j’ai un nouveau copain. Et il est super ! Il est ambulancier ! Et canon ! C’est un peu comme décrocher le gros lot de la tombola des célibataires, non ? Un ambulancier canon ?

Je fourrageai au fond de mon sac, cherchant désespérément un mouchoir, avant de m’apercevoir que l’agent me tendait une boîte de Kleenex. J’en pris un.
— Merci. Bref. Donc, mon ami Nathan — il est néo-zélandais et travaille à New York — m’a aidée à trouver ce job. Tout ce que je sais, c’est que je vais m’occuper de la femme dépressive d’un homme riche. Mais j’ai décidé que, cette fois, j’allais vivre conformément aux recommandations de Will, parce que j’ai échoué jusqu’à présent. Je n’ai fait que travailler dans un aéroport.
Je me tus, tétanisée.

— Mais… euh… il n’y a rien de mal à travailler dans un aéroport ! Je suis certaine que le poste d’agent d’immigration est très important. Vraiment essentiel. Mais j’ai pris des résolutions. Chaque semaine, je vais faire quelque chose de nouveau, et puis je vais dire « oui ».
— Dire « oui » ?
— À de nouvelles expériences. Une des recommandations de Will. D’où mes résolutions.
L’agent examina mon formulaire.
— Vous n’avez pas correctement rempli l’adresse. Il me faut un code postal.

Il poussa le document vers moi. Je vérifiai le numéro sur la feuille que j’avais imprimée et remplis la case vide d’une main tremblante. Je jetai un coup d’œil sur ma gauche : l’impatience des voyageurs était palpable. Un peu plus loin, deux fonctionnaires interrogeaient une famille de Chinois. Alors que la femme protestait, ils furent conduits dans une pièce attenante. Je me sentis soudain très seule.
L’agent de l’immigration jeta un regard à ceux qui attendaient derrière moi. Et puis, soudain, il tamponna mon passeport.
— Bonne chance, Louisa Clark, dit-il.
Je le regardai.
— C’est tout ?
— C’est tout.
Je souris.

— Oh, merci ! C’est très gentil à vous. Je veux dire, c’est assez bizarre de se retrouver seul à l’autre bout de la planète pour la première fois de sa vie, et maintenant j’ai un peu l’impression d’avoir rencontré la première personne sympathique de ma nouvelle existence, et…
— Je vais vous demander d’avancer, à présent, madame.
— Bien sûr. Excusez-moi.
Je rassemblai mes affaires et chassai de mon front une mèche humide de sueur.
— Et, madame…
— Oui ?

Je me demandai ce que j’avais encore bien pu faire de travers.
Sans lever les yeux de son écran, il me lança :
— Faites attention à ce à quoi vous dites « oui ».

« Nathan attendait dans le hall des arrivées, comme promis. Étrangement intimidée, je balayai la foule du regard, secrètement convaincue qu’il ne viendrait pas. Soudain, je le vis agiter son énorme main au-dessus des corps mouvants autour de lui. Le visage fendu d’un sourire, il leva l’autre bras et se fraya un chemin jusqu’à moi avant de me soulever du sol dans une étreinte de géant.
— Lou !
En le voyant, je sentis soudain quelque chose se contracter au fond de moi — quelque chose lié à Will et à cette vulnérabilité qu’on ressent après être resté pendant sept heures assis et secoué dans un avion –, et je fus bien contente qu’il me serre fort dans ses bras, ce qui me laissa le temps de me reprendre.
— Bienvenue à New York, petite ! Je vois que tu n’as pas perdu ton sens du style.
Il me tenait à bout de bras et m’examinait, un grand sourire aux lèvres. Je lissai ma robe, un modèle des années 1970 à l’imprimé tigre. J’avais espéré qu’elle me donnerait un petit air de Jackie Kennedy, celle des années Onassis — à supposer que Jackie Kennedy soit du genre à renverser son café sur ses genoux pendant un vol.

« — Ça me fait tellement plaisir de te voir !
Il souleva sans effort ma valise, qui pesait un âne mort.
— Allez, je t’emmène à la maison. La Prius est en révision, mais M. Gopnik m’a prêté sa voiture. La circulation est infernale, mais t’inquiète, tu vas faire une arrivée en beauté.

La voiture de M. Gopnik était élégante, noire, spacieuse, et elle faisait la taille d’un bus. Les portières se refermèrent avec le bruit mat discret trahissant cinq zéros sur l’étiquette du prix. Nathan rangea mes bagages dans le coffre et je m’installai sur le siège passager avec un soupir. Je consultai mon téléphone, répondis aux quatorze messages de ma mère en lui expliquant simplement que j’étais dans la voiture et que je l’appellerais le lendemain. Ensuite, je répondis à celui de Sam, dans lequel il me disait que je lui manquais :

Bien atterri. Bisou.

— Comment va l’homme ? demanda Nathan en me lançant un coup d’œil.
— Bien, merci.
J’ajoutai plusieurs « s » à « Bisou », au cas où.
— Pas trop contrarié par ton départ ?
Je haussai les épaules.
— Il m’a encouragée à partir.
— Comme nous tous. Ça t’a juste pris un peu de temps de trouver ton chemin.

Je rangeai mon portable, me laissai aller contre le dossier et commençai à observer mon nouvel environnement, les noms inconnus éparpillés le long de l’autoroute — Pneus Milo, Richie Muscu –, les ambulances, les camions U-Haul, les maisons délabrées avec leur peinture écaillée et leurs perrons branlants, les terrains de basket et les conducteurs des autres véhicules, qui buvaient dans des tasses surdimensionnées. Nathan alluma la radio ; un type nommé Lorenzo commentait un match de baseball. En l’écoutant, je me sentis brièvement dans une sorte de réalité suspendue.

— Tu as la journée de demain pour atterrir. Quelque chose que tu as envie de faire en particulier ? Je pensais te laisser dormir, et ensuite t’emmener bruncher quelque part. Pour ton premier week-end, il faut absolument que tu fasses l’expérience de l’authentique diner new-yorkais.

— Ça me paraît parfait.
— Ils ne rentreront pas du country club avant demain soir. La semaine a été agitée. Je te ferai un topo quand tu auras un peu dormi.
Je le regardai avec insistance.
— Pas de secrets, hein ? Ça ne va pas encore être…
— Rien à voir avec les Traynor. Juste la famille dysfonctionnelle de multimillionnaires moyenne.
— Elle est agréable ?
— Elle est super. Bon… pas de tout repos. Mais elle est super. Lui aussi.

Je savais que je ne tirerais guère plus de Nathan en matière de recommandations et d’évaluation de personnalités.
Il retomba dans le silence — ça n’avait jamais été un grand bavard — pendant que, assise dans l’habitacle climatisé et confortable de la Mercedes GLS, je luttais contre les vagues de sommeil qui menaçaient sans cesse de m’emporter. Je pensai à Sam, à plusieurs milliers de kilomètres de là, endormi dans son wagon. Je pensai à Treena et à Thom dans mon petit appartement de Londres. Et puis, la voix de Nathan me tira de mes pensées.
— Nous y voilà.

Je levai mes yeux, irrités sous mes paupières pareilles à du papier de verre. Devant moi, de l’autre côté du pont de Brooklyn, Manhattan, étincelant comme si une boule de lumière avait volé en éclats. C’était grandiose, invraisemblablement dense et magnifique — un panorama rendu si familier par le cinéma que j’avais du mal à croire qu’il se déployait réellement sous mes yeux. Sans voix, je me redressai sur mon siège tandis que nous roulions à toute vitesse vers la métropole la plus célèbre de la planète.
— Sacrée vue, hein ? On ne s’en lasse pas. Ça en jette un peu plus que Stortfold.
Je ne crois pas que j’avais intégré l’idée jusqu’à cet instant.
Mon nouveau chez-moi.

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