#premiersInstants — Le Putain d’énorme livre du bonheur qui va tout déchirer de Anneliese Mackintosh

Elodie Baslé
Milady
Published in
11 min readJun 15, 2018

Laissez vous dérouter par le fond et la forme.

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de nos histoires préférées. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

UN

Annonce sur le panneau d’affichage du service des chimiothérapies ambulatoires

Partout dans le monde, sur une période d’un mois, des hommes et des femmes arrêtent l’alcool.

Aux États-Unis, cela s’appelle Dryuary, en Finlande, Tipaton tammikuu, et au Royaume-Uni, on parle du « mois sans alcool », de la janvipause, du sobrathlon, ou encore de la janviabstinence. Qu’importe le nom, l’objectif reste identique : en arrêtant de boire durant les trente et un premiers jours de l’année, vous vous métamorphoserez en une personne plus saine, plus heureuse.

Que votre motivation soit de perdre du poids, réduire votre taux de cholestérol, recouvrer un sommeil réparateur ou amorcer des changements bénéfiques dans votre vie, vous y trouverez forcément votre compte !

De plus, saviez-vous que la diminution de la consommation d’alcool aide à réduire les nausées et les complications buccodentaires en cours de chimiothérapie et de radiothérapie ?

Parlez-en à Linda à la réception, et découvrez comment vous inscrire dès aujourd’hui !

Transcription, séance de thérapie

PATIENTE : Je m’appelle Ottila. Alors, « O », deux « T », « I »… Voilà, c’est ça. C’est pas courant, hein ? Mon père m’appelait « Ottila, reine des Huns », vu que mon prénom ressemble à celui du guerrier barbare.
THÉRAPEUTE : Pouvez-vous me parler de ce qui vous a conduite dans ce cabinet aujourd’hui, Ottila ?
PATIENTE : Je vais essayer. Je ne sais pas par où commencer.
THÉRAPEUTE : Par où vous voulez. Prenez votre temps.
PATIENTE : D’accord. C’est un truc qui s’est passé il y a une semaine et demie. Juste après le nouvel an. J’ai plus ou moins, je sais pas trop… j’ai plus ou moins une liaison avec mon patron. Je travaille à la Maison de Maggie de l’hôpital de Christie.
THÉRAPEUTE : C’est gratifiant comme métier, non ?
PATIENTE : En effet. La Maison de Maggie, c’est super. On n’est pas obligé d’avoir le cancer pour y être accueilli. N’importe quelle personne affectée de près ou de loin peut y aller : les amis, la famille. À l’origine, j’ai découvert la Maison de Maggie en cherchant de l’aide après que mon… Juste quelques semaines, le temps de me remettre les idées en place. Aujourd’hui, deux ans plus tard, j’y suis employée. En tant que chargée du marketing et de la communication.
THÉRAPEUTE : Et donc, votre patron ?

PATIENTE : Il a fait partie de ceux qui ont assuré mon suivi quand j’ai commencé à fréquenter la Maison. Et puis, j’ai été embauchée en octobre dernier, et il y a deux mois, on a… j’ai tellement essayé de m’interdire de faire ça. Probablement parce qu’il est marié. J’en sais rien. J’ai toujours été attirée par le chaos.
Juste avant Noël, sans aucun signe avant-coureur, il a quitté sa femme. Alors toute cette excitation, tous les risques se sont évaporés. Mais chaque fois que je romps avec lui, je bois comme un trou et il se passe encore des choses. Fréquenter André, c’est mal, à tous les niveaux. Pas seulement parce que c’est mon boss. Et pas seulement parce que avant ça, il était mon thérapeute de deuil. Il a aussi quarante-quatre ans, et c’est un Tory encarté. Il fait des séjours où il pratique ce sport extrême qu’est le zorbing. Disons simplement que nos univers sont entrés en collision et que maintenant je me retrouve coincée avec lui.
THÉRAPEUTE : À vous écouter, on dirait que vous comme André traversez une période vulnérable. Mais dans la mesure où il est votre patron…
PATIENTE : Il m’a transmis une une maladie.
THÉRAPEUTE : Une « maladie » ?
PATIENTE : Disons, une infection, ce genre de truc. Vaginose bactérienne. Un homme peut transmettre cette saleté à une femme ? Eh bien, moi, je l’ai chopée, et c’est bien crade, et tout ça à cause de lui.
THÉRAPEUTE : Avez-vous consulté votre médecin ?
PATIENTE : Oui, bien sûr. Je n’avais pas le choix. Je vous raconte pas l’odeur… Bref, c’est là que les soucis ont commencé. Elle m’a prescrit ce médicament. Le Métro-machin-zole. Et elle m’a dit — le médecin — elle m’a dit que je ne pourrais pas boire durant le traitement, « sous aucun prétexte », pendant au moins un mois.
THÉRAPEUTE : Vous a-t-elle expliqué pourquoi ?
PATIENTE : Elle m’a raconté que c’était comme l’Espéral, le médicament que prennent les alcooliques pour faciliter le sevrage. En gros, si on avale une seule goutte d’alcool, ou si on se fait tomber une larme de parfum sur la peau, c’est game over.
THÉRAPEUTE : Je ne serais peut-être pas aussi…
PATIENTE : Bref, j’ai essayé — et j’ai lamentablement échoué — de me lancer dans ce truc, là, la janvipause. J’ai vu une annonce sur un panneau d’affichage au boulot, et j’ai trouvé l’idée sympa. J’ai trente ans maintenant. Je ne peux pas continuer comme ça éternellement : jouer avec ma santé, sortir avec les pires types et envoyer par erreur des sextos à ma sœur. C’est ridicule. Mais le problème, c’est que je n’ai dit à personne ce que j’essayais de faire, surtout pas à Grace, qui…
THÉRAPEUTE : Grace ?
PATIENTE : C’est ma meilleure amie. Je lui cède chaque fois, en retournant boire des coups avec elle. Enfin, si je suis honnête, il m’arrive aussi de rentrer chez moi et de picoler sans elle. Quand le docteur m’a annoncé que je ne pourrais pas consommer d’alcool pendant le traitement, je me suis dit : « Ça y est, nous y voilà. » Je vais rester dix jours sans toucher une goutte, que ça me plaise ou non.
THÉRAPEUTE : Comment ça s’est passé ?
PATIENTE : Le premier jour, j’avais les paumes moites et des palpitations, mais je me suis clouée au lit toute la soirée, à attendre que ça passe. Je me suis cachée sous les couvertures à regarder des dessins animés de quand j’étais petite : Comte Mordicus et Capitaine Planète. Une des pires soirées de ma vie.
Le lendemain, je suis allée au travail. Ça n’a pas été facile de passer la journée à bosser avec André, et j’avais toujours la « haine à cause de cette saleté d’infection, alors quand je suis rentrée le soir et que j’ai vu qu’il restait une bouteille de vin dans le frigo… Elle appartenait à Laurie. Mon colocataire. Il était sorti.
J’ai vomi à m’en décrocher les côtes. J’ai appelé une ambulance, mais j’étais incapable de me souvenir de mon adresse.
Au final les secours m’ont trouvée, et m’ont placée à l’arrière du fourgon, avec plein d’aiguilles et de tuyaux, et beaucoup de questions. Laurie est arrivé juste au moment où ils m’embarquaient. Il m’a fait un petit signe de tête, m’a lancé un « Remets-toi vite », puis il est rentré à l’appart. Après ça, je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, j’étais dans une chambre d’hôpital, accrochée à une perfusion, avec la gueule de bois. Je me suis détestée.
THÉRAPEUTE : Ça a l’air affreux comme expérience.
PATIENTE : Le lendemain, j’ai appelé au boulot pour dire que j’étais malade. J’ai annoncé à André que j’avais une MST. Il est aussitôt allé se faire tester, et je suis presque fâchée que lui, il n’ait rien. (Pause.) Excusez-moi, ça vous dérange si je prends un verre d’eau ? (Bruit sourd. L’enregistrement cesse, puis reprend. Petit frottement.)
THÉRAPEUTE : Tenez.
PATIENTE : Merci. Excusez-moi.
THÉRAPEUTE : Je vous en prie. Donc, c’est votre mésaventure avec l’antibiotique qui vous a conduite ici ? Qui vous a donné envie d’arrêter de boire pour de bon ?
PATIENTE : Ça a débuté comme ça, oui, mais c’est un ensemble de choses. Ce sont aussi les entailles que je me suis faites aux mollets pour me punir d’avoir descendu la bouteille de Laurie, et qui commencent à peine à cicatriser. C’est le fait de m’être aperçue, pendant que j’étais allongée sur mon lit d’hôpital, que mes amis étaient trop occupés à se cuiter pour venir me voir. C’est le fait qu’en réalité, au fond de moi, je sais que la janvipause ne me suffira pas. Il faut que j’aille beaucoup plus loin. Je dois me mettre en pause pour toujours.
THÉRAPEUTE : Vous avez envie de prendre les commandes de votre vie, plutôt que de laisser l’alcool vous commander ?
PATIENTE : J’ai envie de me souvenir de qui je suis. Tous les matins, je me force à faire quelque chose qui m’aidera à me sentir mieux. Manger une banane, faire de la méditation, regarder des photos de cirrhose du foie. Parfois je hurle dans mon oreiller.
THÉRAPEUTE : Est-ce que ça vous aide ?
PATIENTE : Je n’en sais rien. Si j’arrivais à rompre pour de bon avec André, alors… Peut-être que j’essaie juste de saboter mon propre bonheur.
THÉRAPEUTE : Vous serrez les poings. Pouvez-vous me décrire ce que vous ressentez ?
PATIENTE : Depuis quelques jours, je repense à un truc qui m’était arrivé quand j’étais étudiante. Ça va probablement vous paraître anodin, et peut-être que je vais passer pour une gamine gâtée…
THÉRAPEUTE : Poursuivez.
PATIENTE : À la fin de leur première année, les étudiants doivent déménager du campus. On est censés quitter le nid et apprendre à gérer notre quotidien comme des adultes responsables. Eh bien, ma « bande de potes et moi, on a repoussé jusqu’au dernier moment la recherche d’un nouveau logement. On avait d’autres urgences à régler, comme quel night-club choisir le jeudi soir : celui à l’ambiance indie, ou le gothique ? Alors on s’est retrouvés à devoir louer un appart dans un quartier vraiment malfamé. On entendait des coups de feu en pleine nuit et, un matin, quand Beth est partie, elle a trouvé du sang sur notre pas de porte.
Il nous fallait deux heures pour rejoindre le campus à pied. De toute l’année, je ne crois pas avoir réussi à assister à un seul cours à 9 heures. Il y avait bien un bus, mais il ne circulait presque jamais, et je ne voulais pas payer mon ticket de toute façon. Je vivais sur ma conserve de raviolis à 7 pence par jour, et j’économisais tout mon argent pour mes bières Foster’s et mes vodkas-cocas. (Soupir à peine audible.) Je détestais chaque seconde de ce trajet à pied en direction du campus. Je n’aimais pas mes études non plus, et je m’en voulais. Je savais que c’était un privilège d’être là, à l’université. Maman et papa étaient fiers de moi « , ma sœur allait de plus en plus mal, et moi, je devais être celle qui allait bien. Alors je tenais le coup.
THÉRAPEUTE : Vous aviez en tête un incident en particulier ?
PATIENTE : Ce matin-là ressemblait à tous les autres. La pluie, le ciel gris. Mais alors que je démarrais ma longue marche vers le campus, avec la pire gueule de bois qui soit, je suis passée devant une rue qui avait été bouclée au ruban par la police, et je me suis dit : « Il faut que tu prennes une décision, Ottila. Décide-toi à ne plus détester ce trajet à pied. Décide-toi à l’accepter tel qu’il est. » Et à partir de ce moment-là, c’est ce que j’ai fait. « Ne me demandez pas comment ça a fonctionné, mais ce chemin ne m’a plus jamais pesé. J’ai même appris à l’apprécier.
Alors je pensais que je pouvais faire la même chose avec ma nouvelle vie sans alcool : décréter que ça me conviendrait bien. Car vivre à cent à l’heure, repousser toujours les limites, multiplier les infidélités, tout ça, c’est fini… Je décrète juste que ça va aller. Donc, c’est pour ça que je suis là, à vous parler aujourd’hui. Parce que je ne toucherai plus jamais le moindre verre, parce que je passe à une sexualité monogamique. Finies les coucheries, à partir de ce jour et pour toujours. Je veux devenir une fille bien. Et je veux être heureuse. Heureuse à en avoir mal.
Alors je vais avoir besoin de votre aide pour y arriver.

Le Petit Livre du bonheur

Cher Petit Livre de merde,

D’abord, qui a bien pu te baptiser Petit Livre du Bonheur ? Quelle idée ! Tu sais aussi bien que moi que s’il existait un mode d’emploi pour être heureux, ça se saurait. Dès que j’ai repéré ta tranche prétentieuse sur la bibliothèque, je t’ai détesté.
Petit Livre du bonheur. Comme si tout ce qu’il y aurait à dire au sujet du « bonheur » pouvait se condenser dans un « petit livre ». Et pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de te récupérer ce matin et de parcourir tes pages, saturées d’espaces blancs et d’aphorismes débiles. Tout comme je n’ai pas pu m’empêcher de te glisser dans mon sac à main, et de te dérober au travail. Pense donc à tous ces patients cancéreux qui ne connaîtront jamais les secrets menant au nirvana à cause de moi.
J’avoue que je ne regrette pas tant que ça de t’avoir subtilisé. Enfin, je suis un peu désolée d’avoir commencé à arracher tes pages. Mais bon, je ne fais pas cela sans raison : c’est un truc qu’on m’a appris à la Maison de Maggie, à l’époque où j’y allais en tant que patiente. Je vais composer un album de deuil. Sauf que personne n’est mort. Pas récemment, du moins. Cela dit, j’expérimente le deuil de l’alcool, ça justifie bien un album, non ?
Il me faudra plus qu’un bouquin merdique sur le bonheur pour me sortir du trou, alors je vais te faire monter en gamme. Je vais t’ajouter de jolies pages neuves et te faire raconter l’histoire de ma vie pendant quelque temps. Quand j’en aurai terminé avec toi, tu seras devenu le Putain d’énorme livre du bonheur qui va tout déchirer ! Et je n’aurai pas touché un verre d’alcool pendant toute une année. Tu vas voir ce que tu vas voir, mon petit gars. Tu vas voir ce que tu vas voir.

Ottila McGregor, qui s’apprête à faire sa révolution.

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