#premiersInstants — Les Écorchés #3 de Tillie Cole

Elodie Baslé
Milady
Published in
9 min readFeb 21, 2018

Découvrez les premières pages du nouveau roman de l’auteure Sweet Home !

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de nos histoires préférées. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

PROLOGUE

Vladikavkaz, République d’Ossétie du Nord-Alanie, Russie.

Maison des enfants abandonnés, Quinze ans plus tôt…

Je m’éveillai en sursaut, tiré du sommeil par trois grands coups frappés à la porte de l’étage du dessous. Les yeux dans le vague, je regardai l’horloge accrochée au mur. Les autres garçons ne bougeaient pas, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils dormaient. Nous savions tous ce que ces coups signifiaient. Ils venaient faire leur choix.

Les Spectres de la Nuit.

Glacé par l’angoisse, j’écoutai le long grincement suraigu de la porte résonner dans le silence de la maison. Ce fut ensuite au tour des pas, lourds sur le vieux plancher.

Il était 3 heures du matin et il faisait nuit noire dans les chambres. C’était toujours à ce moment de la nuit qu’ils arrivaient afin que les habitants de la petite ville ne les voient pas et ne les entendent pas lorsqu’ils venaient chercher les orphelins.

Les murmures de leurs voix graves semblaient emplir toute la pièce ; c’était le signal qu’attendaient mes jambes pour se mettre en branle. Je repoussai la mince couverture et posai les pieds nus sur le plancher glacial. Je me figeai un instant pour éviter de faire du bruit, serrai les poings, puis me dirigeai à petits pas silencieux vers l’escalier situé au fond de la pièce. En passant devant les rangées de petits lits bien alignés, j’entendis les pleurs et les reniflements des autres enfants, paralysés de peur. Une âcre odeur d’urine m’emplit les narines. Certains étaient si terrifiés qu’ils n’avaient pu contrôler leur vessie.

Mais je continuai néanmoins. Il fallait que j’arrive jusqu’à elle.

Malgré la lenteur de mes mouvements, mon cœur battait à tout rompre. Enfin, j’atteignis la porte sépa- rant le dortoir des filles de celui des garçons. Je sortis l’épingle que j’avais cachée dans ma poche secrète et l’insérai en silence dans la serrure. J’essayai d’ouvrir le verrou tout en restant à l’affût du moindre bruit, du moindre signe que les Noch’ Prizrak, les hommes connus sous le nom de «Spectres de la Nuit», se dirigeaient vers notre étage.

Alors qu’une goutte de sueur perlait sur mon front, je me mordis la lèvre inférieure et me concentrai sur ma tâche avec des gestes calmes et précis. Soudain, le verrou claqua et je sentis la poignée tourner lentement sous mes doigts.

Je regardai derrière moi pour vérifier que j’étais bien seul. Il arrivait parfois que quelques-uns des autres garçons cèdent à la panique et me suivent. Malheureu- sement, c’était impossible. Je ne pouvais sauver que deux personnes. Les autres allaient devoir se sortir par eux-mêmes du cauchemar de cette maison infernale. La maison dans laquelle les Spectres de la Nuit venaient faire leur choix.

Une fois rassuré, je franchis la porte et la rever- rouillai derrière moi avant de ranger l’épingle dans ma poche et de m’engager dans l’étroite cage d’escalier. Je descendis les marches à pas feutrés et arrivai à un nouveau palier, devant la porte menant à sa chambre. Je crochetai la serrure et entrai dans le dortoir des filles. Aussitôt, une vague de pleurs bruyants m’assaillit et me retourna l’estomac. Il s’agissait des petites filles. L’une d’entre elles était ma sœur : ma meilleure amie et ma seule raison de vivre.

Je comptai quatorze pas. Au cours de nos années d’emprisonnement, j’avais fini par mémoriser ce court itinéraire. Je me souvenais de tout. Mon cerveau n’oubliait jamais rien. Au quatorzième, je tendis la main et touchai les doigts d’Inessa, ma petite sœur.

Les larmes aux yeux, je souris en sentant sa petite main trembler et agripper la mienne de toutes ses forces. Sans un mot, je la soulevai et la serrai contre moi. Sa petite tête se nicha au creux de mon épaule et ses bras maigres s’enroulèrent autour de mon cou. Je pris quelques secondes pour lui rendre son étreinte, mais le bruit d’une porte brisa le silence des couloirs et interrompit ce moment de tendresse.

Je me mis à courir, Inessa dans mes bras. Aussi vite que me le permettaient mes jambes. Plusieurs cris se firent entendre depuis les dortoirs les plus éloignés. Tandis que j’arrivais à la porte du couloir, Inessa crispa ses mains froides autour de mon cou.

Noch’ Prizrak, murmura-t-elle.

La peur qui déformait sa voix manqua de me faire tituber, mais je franchis néanmoins la porte et m’engageai dans l’escalier vide. D’autres cris prove- naient de la direction de notre cachette secrète. Je m’arrêtai, saisi par une angoisse incontrôlable. J’essayais de réfléchir à comment se sortir d’ici lorsqu’un gros choc nous parvint depuis les dortoirs des garçons.

— Valentin ? sanglota Inessa.

Tout son corps tremblait et les battements de son cœur se répercutaient dans ma poitrine. Je fermai les yeux, cherchant désespérément une autre cachette. Les pas lourds des Spectres claquaient comme des coups de tonnerre. Pire encore, comme une horde d’éléphants paniqués qui se dirigeaient vers nous de tous les côtés pour nous encercler. La solution m’apparut alors: l’infirmerie, un étage plus haut. Je franchis aussitôt les deux volées de marches qui nous en séparaient. Inessa ne fit pas un bruit. Les cuisses tétanisées par l’effort, j’arrivai enfin devant la vieille porte vitrée ornée d’une croix rouge, mais les bruits de pas ne cessaient de se rapprocher. J’étais trempé de sueur et mon cœur battait à tout rompre. Rien ne se passait comme prévu. J’actionnai la poignée, mais au même moment, j’entendis le cliquetis de la porte du dortoir des garçons.

J’entrai dans l’infirmerie et refermai la porte derrière moi. La lune illuminait quatre petits lits. La pièce ne comportait ni placard où se cacher, ni porte dérobée derrière laquelle se camoufler.

Des voix fortes se rapprochaient. Les Spectres venaient dans notre direction. Je courus jusqu’au lit le plus éloigné de la porte et posai Inessa par terre. Elle m’agrippa la main, mais je n’avais pas le temps de la réconforter. Je devais trouver le moyen de nous protéger.

Je me mis à genoux, entraînai ma sœur avec moi et rampai sous le lit. Inessa me suivit sans protester, comme toujours. J’avançai jusqu’au coin le plus éloigné, me fis le plus petit possible et la serrai contre moi avant de m’immobiliser.

Nous respirions doucement et Inessa pleurait sans bruit, toute tremblante. Je la tenais bien fort en priant pour que les Spectres ne viennent pas par ici, qu’ils passent à côté de nous sans nous voir, qu’ils ne nous chargent pas dans leurs camions et ne nous emmènent pas pour une destination inconnue.

Je plaçai une main derrière son crâne pour l’inciter à poser la joue contre mon torse et fermer les yeux tout en l’embrassant sur les cheveux.

Le silence se fit. Un silence si lourd que je n’osais même plus respirer. Soudain, un petit craquement derrière la porte me glaça le sang.

Inessa poussa un petit gémissement et je posai un doigt sur ses lèvres pour la faire taire.

Je gardais les yeux rivés sur le sol, à la recherche de la moindre ombre. Avec effroi, je vis la porte s’ouvrir et plusieurs paires de bottes envahir la pièce. Ils se parlaient à voix basse en géorgien et plusieurs mots m’échappaient. Je serrai Inessa plus fort contre moi, crispé, et regardai les intrus s’arrêter tour à tour devant chaque lit.

Soudain, deux des quatre personnes firent volte- face et repartirent dans le couloir. Il n’en restait plus que deux qui approchaient de notre lit avec une lenteur insupportable.

Je retins mon souffle, trop effrayé pour expirer. Les bottes s’arrêtèrent devant nous. Les larmes aux yeux, je compris que c’en était fini pour nous.

Les Spectres nous avaient trouvés.
Tout se passa très vite.
En un éclair, notre lit fut retourné et quelqu’un appuya sur l’interrupteur, inondant la pièce d’une lumière blanche éblouissante. Je tressaillis et Inessa hurla dans mes bras, aveuglée elle aussi.

Je clignai plusieurs fois des yeux jusqu’à ce que les visages des Spectres m’apparaissent clairement. Je vis un homme, brun et immense, ainsi qu’une femme, vêtue d’une sorte d’uniforme noir, comme tous les Spectres, les cheveux noués en un chignon. Elle nous regardait de ses yeux noirs fixés sur l’arrière de la tête d’Inessa. J’essayai de garder ma sœur contre moi et de lui cacher le visage, mais comme si elle sentait le regard de la femme, Inessa leva la tête vers elle. Au même moment, un sourire se dessina sur les lèvres minces de la Spectre. Elle se tourna vers son compagnon et hocha la tête.

Comprenant la signification de ce geste, je me relevai d’un bond sans lâcher ma sœur et me mis à courir le plus vite possible. Mais à la porte, les deux autres Spectres, que je pensais déjà loin, me saisirent par les cheveux et m’arrachèrent Inessa des bras. Elle poussa un hurlement et tendit ses petits bras vers moi. Pris d’une colère noire, j’envoyai un coup de poing dans le ventre du Spectre le plus proche, puis un autre, et encore un, jusqu’à ce qu’il lâche prise. J’avais les yeux rivés sur Inessa, qu’ils étaient en train d’emmener hors de la pièce. Je me précipitai vers elle, mais je reçus alors un coup de poing dans le ventre. Je m’écroulai, le souffle coupé.

Mais je n’abdiquai pas pour autant. Inessa se tenait raide comme une statue dans les bras du Spectre et écarquillait les yeux. En voyant une larme couler sur sa joue, je me forçai à bouger et commençai à ramper vers ma sœur, les dents serrées à cause de la douleur. Je reçus alors un autre coup dans le dos. Je m’écroulai sur le sol froid et un filet de sang au goût métallique sortit de ma bouche pour couler sur mes lèvres. Mais un nouveau regard en direction d’Inessa me donna la force de continuer.

J’entendais les Spectres discuter à voix basse. Inessa me tendit la main et je redoublai d’efforts, rampant avec l’énergie du désespoir vers ma sœur. Mais alors que j’étais sur le point d’atteindre sa main, quelqu’un me souleva du sol. J’eus beau me débattre, l’homme qui me tenait était trop fort et mon corps trop affaibli par les coups.

— Lâchez-moi, soufflai-je dans mon russe natal. Vous ne me la prendrez pas.

La femme apparut dans mon champ de vision et me regarda de ses petits yeux noirs, un rictus aux lèvres.

— Lâchez-moi ! criai-je à nouveau.

Le rictus se mua en sourire et un homme vint se placer à ses côtés. C’était lui qui avait retourné le lit sous lequel nous nous cachions. Il me regarda lui aussi, les bras croisés sur la poitrine.

Sans me lâcher des yeux, la femme recula vers Inessa, qui se recroquevilla, terrifiée. La femme leva une main comme pour la frapper.

Je poussai un rugissement et me débattis de plus belle. La femme baissa la main et son visage s’illumina, comme si elle venait de comprendre quelque chose. Elle fit quatre pas, que je comptai, pour se rapprocher de moi, puis me caressa la joue.

— Tu ferais tout pour la protéger, n’est-ce pas? dit-elle en russe avec un fort accent géorgien.

Je crispai les mâchoires mais ne répondis pas. Elle éclata de rire et l’homme à côté d’elle inclina la tête, interloqué.

— On les prend tous les deux, reprit-elle en se tournant vers lui. La petite est une véritable beauté et lui est différent de tous les autres. Si loyal, si décidé…

L’homme hocha la tête. Mon sang se glaça. La femme claqua des doigts. Aussitôt, celui qui tenait Inessa l’emporta hors de la pièce, suivi de mon propre garde. Ils nous firent passer devant toutes les rangées de nos camarades alignés, mais je ne quittai pas ma sœur des yeux jusqu’à ce qu’ils nous déposent dans une camionnette. Je la regardais toujours lorsque la Spectre se pencha à mon oreille.

— Si tu veux qu’elle reste en vie, chuchota-t-elle, tu vas apprendre à faire tout ce que nous disons. Tu deviendras l’un d’entre nous. Tu deviendras un Spectre de la Nuit, comme on nous appelle ici. Tu deviendras un tueur invisible et tu ne feras plus qu’un avec la nuit. Tu seras mon ubiytsa adoré, mon meilleur assassin.

Et en effet, c’est ce que je suis devenu.

Au fil des ans, je me suis mué en fantôme dans la nuit.

En porteur de la mort.
J’étais la torture.
J’étais la douleur.
J’étais le cauchemar que personne ne voyait venir… avant qu’il soit trop tard.

Retrouvez-nous très bientôt pour un nouvel article. N’hésitez pas à nous suivre pour ne rien rater des prochaines publications.

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