#premiersInstants — Les Mondes de Sam de Keith Stuart

Elodie Baslé
Milady
Published in
16 min readMar 9, 2018

Découvrez le premier chapitre du roman d’un père, et de son fils.

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de nos histoires préférées. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

Chapitre premier

Je suis en froid.

C’est la première pensée qui me vient alors que je quitte la maison, traverse la route, et monte dans notre vieux break essoufflé. Il me semble que l’expression exacte serait « Nous sommes en froid », mais je crois que c’est surtout ma faute. Je jette un œil dans le rétroviseur. Jody, ma femme, se tient sur le pas de la porte, ses longs cheveux emmêlés. À ses côtés, Sam, notre fils de huit ans, enfouit le visage dans sa robe. Il essaie de se cacher à la fois les yeux et les oreilles, mais je sais que ce n’est pas pour éviter de me voir partir. Il appréhende le bruit du moteur, qui sera trop fort pour lui.

Je lève la main dans un geste d’excuse un peu niais, comme quand on grille la priorité à quelqu’un par inadvertance. Puis je mets le contact et fais marche arrière. L’instant d’après, Jody frappe doucement à ma vitre. Je tourne la manivelle.

— Prends soin de toi, Alex, dit-elle. Et essaie de réfléchir… Tu aurais dû le faire il y a des années, quand on était heureux. Peut-être que si ça avait été le cas… Je ne sais pas. Peut-être qu’on serait toujours heureux maintenant.

Elle essuie une larme d’un geste rageur du dos de la main. Puis elle m’observe longuement, et la tristesse et la culpabilité qui se lisent sur mon visage apaisent sa colère. Son regard embué s’adoucit.

— Tu te souviens de la fois où on est allés camper en Cumbria ? reprend-elle. Quand les chèvres ont mangé notre tente et que tu as eu les pieds gelés ? Dis-toi que quoi qu’il se passe en ce moment, ça ne peut pas être pire que ça.

Je réponds d’un hochement de tête, passe une vitesse et remonte la rue. Un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur me montre que Jody et Sam sont déjà rentrés. La porte est fermée.

Ça y est. Dix années de vie commune, et c’est peut-être la fin. Me voilà dans notre vieille guimbarde, parti, mais sans savoir où.

Sam était un très joli bébé. Il a toujours été beau. À sa naissance, il avait d’épais cheveux bruns, et de grosses lèvres boudeuses — comme un petit Mick Jagger en couche-culotte.

Dès le premier jour, Sam a été un enfant difficile. Il refusait de se nourrir et ne dormait pas. Il n’arrêtait pas de pleurer. Quand Jody le tenait dans ses bras, et quand on le lui prenait. Il semblait furieux d’être au monde. Il a fallu plus de vingt-quatre heures avant de réussir à lui faire avaler un peu de lait. Épuisée, au désespoir, Jody le serrait sur son cœur en pleurant de soulagement. Je regardais la scène, hagard, désorienté, accroché à mon sac de supermarché débordant de barres de chocolat et de magazines — des petites attentions qui ne suffisaient pas à réconforter la jeune maman. Très vite, j’ai compris que rien de ce que je pouvais lui donner ne lui faciliterait la tâche. C’était comme ça. Notre vie allait se passer ainsi.

Il fallait courir tout le temps.

— Reste aussi longtemps que tu veux, mon vieux, déclare Dan lorsque, sans surprise, je débarque en bas de son immeuble, exactement vingt-trois minutes plus tard.

Je savais que Dan serait là pour moi — ou en tout cas, je savais qu’il serait chez lui un dimanche après-midi, en train de se remettre de quelque chose. Soit l’ouverture d’une boîte de nuit, soit une rencontre amoureuse impromptue, soit les deux à la fois.

— Tu peux prendre la chambre d’amis, explique-t-il alors que nous entrons dans l’ascenseur. J’ai un matelas gonflable quelque part. Il a peut-être une fuite, cela dit. Mais bon, un matelas gonflable qui ne fuit pas, ça n’existe pas, hein ? Tu en as déjà vu, toi ? Pas vrai ? Oh, désolé, mon vieux, tu n’as pas la tête à ça. Je comprends.

Et me voilà sur le pas de sa porte, abasourdi, mon sac de sport Nike toujours à la main. J’y ai fourré tous mes vêtements, mon ordinateur portable, quelques CD (pourquoi ?), une trousse de toilette et une photo de Jody et Sam, que j’ai prise il y a quatre ans lors de nos vacances dans le Devon. Ils sourient, assis sur la plage, mais ce n’est qu’une horrible mise en scène. La semaine s’était écoulée comme un long cauchemar. Sam ne parvenait pas à dormir dans ce lit bizarre avec sa couverture lourde, différente de celle de la maison. Il avait une peur panique des mouettes. Pendant une semaine, il a passé la nuit dans notre lit, à se réveiller toutes les cinq minutes, jusqu’à ce que nous soyons trop épuisés pour sortir de la caravane. Après ça, les vacances en famille se sont faites rares.

— Tu veux qu’on aille se prendre une cuite ? propose Dan.

— Euh… ça te va si j’installe mes affaires dans la chambre et que je me repose un moment ?

— Bien sûr. J’ai mis de l’eau à chauffer. Je crois que j’ai des biscuits. Non, j’ai des biscuits, c’est sûr.

Il se dirige vers la cuisine et j’entre d’un pas lourd dans la chambre d’amis. Je jette mon sac par terre avant de m’affaler dans le fauteuil de bureau, à côté de l’ordinateur. Pendant un moment, j’ai envie de l’allumer pour envoyer un mail à Jody, mais je me contente de regarder par la fenêtre. Que pourrais-je lui écrire ? « Coucou Jody, désolé d’avoir foutu notre mariage en l’air. Tu veux bien oublier les cinq dernières années ? LOL. »

En vérité, je ne sais même plus comment lui parler, et encore moins lui écrire. Nous avons passé la totalité de notre vie maritale à nous faire du souci pour Sam : ses colères, son mutisme, les jours où il nous crie dessus, ceux où il se réfugie dans son lit et refuse tout contact. Des jours et des jours, qui se transformaient en mois, à essayer d’anticiper la prochaine crise. Et pendant que nous tentions de faire face, ce que nous avions en commun s’étiolait. À présent, être séparé de Sam, même seulement quelques heures, me fait bizarre. La pression retombe, faisant place à une tristesse qui me submerge déjà. La nature a horreur du vide émotionnel.

L’appartement de Dan se situe au septième étage d’une nouvelle résidence très chic en périphérie de la ville. Par la fenêtre, on voit tout Bristol s’étirer vers l’horizon : panorama pavé de maisons victoriennes, de flèches d’église et d’immeubles de bureaux des années 1960 qui se bousculent comme les passagers du métro. Des milliers de maisons remplies de familles… de familles qui ne se sont pas séparées.

Je commence à penser qu’un peu d’alcool ne me ferait peut-être pas de mal. Mais alors que je suis encore en train de peser le pour et le contre, ma vision se trouble et il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe. Ah. Ah d’accord, je pleure. Soudain d’énormes larmes roulent sur mon visage, j’ai les joues trempées, le nez plein de morve, et je tremble.

— Le thé est prêt ! crie Dan depuis le couloir. Je croyais avoir des biscuits au chocolat, mais tout ce que j’ai trouvé, ce sont des sablés. Je ne sais pas si c’est suffisant dans un cas comme celui-ci ?

Il apparaît sur le pas de la porte, baisse les yeux et me trouve assis en tailleur par terre à côté du fauteuil, la tête dans les mains, secoué de sanglots.

— Ah, OK, dit-il en posant le thé sur le bureau. Je crois que je vais vraiment chercher du chocolat.

Nous décidons de ne pas nous bourrer la gueule.

Plus tard dans la nuit, je rêve que je sombre dans un affreux marécage noir auquel je ne peux m’arracher. Lorsque je me réveille, cherchant mon souffle en hoquets déchirants, je suis convaincu que c’est la manifestation de mon état émotionnel… Puis je finis par m’apercevoir que le matelas est en train de se dégonfler à vue d’œil et que je suis bel et bien en train de m’enfoncer. Rien à voir avec l’inconscient.

Comment ai-je atterri là ? me dis-je alors que le matelas se vide avec de petits bruits qui évoquent les flatulences d’un chiot. Vous savez ce que c’est, de dresser le bilan de sa vie à 3 heures du matin : tout semble se résumer aux erreurs qu’on a faites, comme des failles qui remontent dans le temps, semblables aux fissures d’un mur mal plâtré… Même dans le noir, on arrive sans peine à retrouver leur source. C’est du moins ce qu’on croit. Mais il s’avère que la cause nous échappe et se dérobe sans cesse — comme le trou d’un matelas gonflable. Les philosophes grecs prônaient le « Connais-toi toi-même ». Je me souviens d’avoir étudié Œdipe à la fac. Son seul crime était d’ignorer qu’il avait été séparé de ses parents à la naissance et que par conséquent, il devait se montrer très prudent au moment de tuer des inconnus sur un chemin puis de coucher avec des femmes qui avaient deux fois son âge. Mais qui peut dire qu’il se connaît lui-même ? Je ne prétends pas que nous commettons tous les mêmes erreurs de jugement qu’Œdipe. Ce serait énorme. Mais qui sait ce qui nous pousse à agir de telle ou telle manière ? Je suis coincé dans un emploi que je déteste, je fais des journées de dingue, je rentre à la maison quand il fait nuit, et je me raconte que c’est parce que nous avons besoin d’argent, de sécurité. Sam a des séances d’orthophonie, et Jody ne peut pas travailler car il a besoin d’elle en permanence. C’est vers elle qu’il court lorsqu’il a peur de lui-même. Et moi, je me tiens à l’arrière-plan, embarrassé, inquiet, à proposer une aide qui ne sert à rien. Comment reconnecter tout ça ?

Vers 4 heures, je plonge dans un état de demi-conscience que je qualifierais de sommeil, même si c’est un bien grand mot. Mais quelques minutes plus tard — c’est en tout cas mon impression — la lumière passe à travers les stores, on est lundi matin, et Dan se dresse sur le pas de la porte dans un boxer Calvin Klein noir, un bol de Frosties à la main, la bouche pleine.

— Tu vas aller bosser ? Je peux te laisser une clef. Il faut que je parte dans, disons, dix minutes. Je file un coup de main à Craig pour monter un site Web, pour son label de musique à Stokes Croft. Il y a des céréales et du café. Comment tu te sens ? Tu as l’air un peu mieux. Je veux dire, tu as vraiment une sale gueule, mais au moins tu ne pleures pas.

Il disparaît dans la douche. Je jette un coup d’œil à mon téléphone : deux textos, mais aucun de Jody. Ils sont de Daryl, du boulot.

Ramène ton cul, j’ai deux victimes pour toi.

Pardon, je voulais dire deux clients.

J’efface.

Et puis, je suis habillé et dehors, me dirigeant d’un pas lourd vers le centre-ville. Le soleil est bas et brillant au-dessus des immeubles, sa lumière se reflète sur les vitres et le béton aveuglant. Il y a vingt ans, ce quartier n’était qu’usines en ruines, terrains vagues jonchés de détritus et envahis de broussailles. Puis l’économie s’est réveillée, et tout à coup, l’immobilier a flambé. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le quartier s’est transformé en zone résidentielle futuriste, comme un gigantesque circuit imprimé peuplé d’immeubles d’inspiration brutaliste, bourrés à craquer de minuscules appartements pour jeunes actifs en devenir.

Ces gens-là, j’en ai rencontré beaucoup. Je les ai aidés à s’installer ici. Je suis courtier en prêts immobiliers, c’est ma croix. Mon job consiste à faire coïncider les rêves et perspectives de nos clients avec la réalité du marché et de leurs finances. En d’autres termes, j’incite des gens à donner le salaire de toute une vie en échange d’un studio dans lequel on n’aurait même pas la place d’afficher une photo de chat téléchargée sur un smartphone. C’est un boulot très paternaliste : voyons ce que vous avez, et ce que vous pouvez vous payer. Ne chargeons pas trop la barque, il faut être raisonnable. Quelles sont vos ressources ? Avez-vous des parents riches ? Nous examinons leur budget ensemble. De jeunes couples tout juste mariés, ou qui attendent un bébé, et qui mettent leurs maigres revenus en commun. Ils me regardent avec un air pathétique, pleins d’espoir. Est-ce que ça suffit ? Bien souvent, ce n’est pas le cas. La seule solution est de rester locataires encore quelques années, de faire des économies. Je répète ces étapes tous les jours.

Le système est absurde. Je vois des quartiers entiers dans lesquels les jeunes n’ont aucune chance d’acheter. Ils sont obligés de s’éloigner de leurs familles. Je ne sais pas où ils atterrissent.

Ça fait huit ans que je travaille ici. J’ai vécu le boum, la récession et la reprise. C’était censé être du provisoire, un boulot alimentaire en attendant mieux. Mais je me suis laissé entraîner dans cette carrière, et n’ai pas pu m’en sortir. Il se trouve que je suis doué : compatissant avec les pauvres et efficace avec les riches. Je suis très patient avec les clients qui ne comprennent rien à ce qu’ils racontent — talent acquis après trois années à parler philosophie avec des gens persuadés que Nietzsche a raison sur toute la ligne. Lorsque les finances suivent, je sais conclure l’affaire. Quand ce n’est pas le cas, je sais me débarrasser du client en douceur. Mais ce qui se passe à la maison, en revanche, je ne peux pas le régler avec un ordinateur et un accès au baromètre des taux du marché.

Je ne peux pas le régler du tout.

Après une courte marche qui me fait traverser l’Avon et longer le port, j’arrive au travail. C’est une petite agence immobilière indépendante baptiséeStonewicks, coincée entre un pub et une sandwicherie, dans un quartier dense, pas particulièrement à la mode, du centre-ville. Daryl est là, assis près de la fenêtre, dans son costume bon marché plein d’électricité statique malgré sa fonction de patron, les cheveux hérissés et mouillés, brillants dans la lumière du matin.

— Ça va, vieux ? demande-t-il sans lever les yeux de son écran.

Âgé d’à peine plus de vingt ans, Daryl parvient à donner une impression de détermination réfléchie, tout en restant insupportablement jovial. Travailler dans l’immobilier, c’était le rêve de sa vie. Quelque part dans son disque dur, il a un immense plan de toutes les ventes qu’il va réaliser dans les trente prochaines années.

Quand on finalise une transaction, il klaxonne carrément avec une sonnette de vélo. C’est presque tragique que Daryl soit né dans les années 1990 et pas 1960. Il aurait dû être jeune sous Thatcher. Il mériterait un gros Filofax qui déborde et une Golf GTI. Au lieu de ça, il est doté d’un smartphone et d’une Corsa. Ça me fait de la peine pour lui.

Je marmonne une réponse et monte l’escalier en bois grinçant vers mon bureau. Puis j’appelle Jody.

— Salut, c’est moi.

— Salut.

— Comment ça se passe ? Comment va Sam ?

— Bien. Il est à l’école. Il a pleuré tout le long du chemin. Même quand j’ai imité tous les personnages de Toy Story. Il m’a donné un coup de poing quand j’ai fait Buzz l’Éclair. J’avoue que ce n’est pas celui que je maîtrise le mieux. Mme Anson m’a promis de prendre soin de lui.

— Et toi, comment tu vas ?

Jody se tait un long moment. Jeanette, la secrétaire, passe la tête par la porte et me demande par signes si je veux un thé. J’acquiesce, pouce levé.

Le bureau est nu. Une vieille moquette bordeaux, une fenêtre sale donnant sur le petit parking à l’arrière du bâtiment. Autrefois, un tableau du Bristol victorien ornait le mur, mais je l’ai remplacé par une photo de la Villa Savoye de Le Corbusier juste pour me la péter et emmerder les autres. J’ai aussi un meuble d’archivage sur lequel trônent une dizaine de cartes de remerciements de jeunes couples qui démarrent dans la vie avec des dettes colossales.

— Alors, on fait quoi ? demande Jody.

— Je ne sais pas. C’est la première fois que je m’enfuis de chez moi. Écoute, je suis désolé, je dois te laisser. J’ai un autre couple qui vient.

Alors que je raccroche d’un geste brutal, Jeanette arrive avec le thé. Sans bruit, elle pose la tasse sur le bureau, me lance un regard compatissant, et repart. Elle a tout entendu. Il ne faudra pas dix minutes pour que tout le reste de la boîte soit au courant. J’ai abandonné ma femme et mon fils autiste.

Je crois avoir échappé à mes tourments domestiques pour quelque temps, mais je me trompe. Une heure plus tard, je me dirige vers le centre-ville pour déjeuner, et entre dans une petite sandwicherie où nous avions l’habitude d’amener Sam. Au milieu de la cohue du midi, je repère Jody, assise à une table avec son amie Clare. Elles sont penchées sur deslatte moyens avec des airs de conspiratrices. Je m’approche en bousculant un peu jeunes mamans et étudiants. Elles ne m’ont pas vu.

— Il est devenu tellement distant, explique Jody. Je ne peux pas du tout compter sur lui à la maison. Il a toujours autre chose à faire.

— Est-ce qu’il a vu un psy ? demande Clare. Je veux dire, est-ce qu’il a travaillé sur ce qui lui est arrivé ?

Évidemment, Jody et Clare parlent absolument de tout.Sans surprise, elles sont ici à l’heure du déjeuner pour disséquer notre relation. Elles partagent cette franchise sans effort dont bien des hommes sont incapables. Vous savez : « Prends un peu de ce gâteau au citron, il est délicieux, et aussi, raconte-m’en davantage sur la désintégration apocalyptique de ton couple après neuf ans de mariage. »

— Salut, dis-je d’un ton pitoyable.

Elles lèvent la tête, un peu abasourdies.

— Ah, salut, Alex ! répond Clare. On parlait justement de toi.

— J’ai entendu. Est-ce que je peux dire un mot à Jody ?

— Bien sûr, j’allais partir de toute façon. On se voit plus tard, d’accord ?

Jody acquiesce en silence. Je m’assieds. Elle joue avec le sachet de sucre vide à côté de sa tasse.

— Alors comme ça, Clare connaît tous les détails ?

— Oui, j’étais dans tous mes états, et j’ai besoin de parler à mes amis, Alex. Toi et moi, on ne parle pas. On ne peut pas continuer comme ça. Je suis trop fatiguée. Fatiguée de tout ça.

— Je sais, je sais. J’ai été pris par le travail, c’est tout. Il y a trop de pression. Je suis désolé de ne pas avoir été là pour Sam et toi. De m’être déchargé de mes responsabilités. Mais c’est tellement…

— Dur ? finit Jody à ma place. Exactement, Alex. Putain, que c’est dur ! Mais il a besoin de toi.

— Tu sais, quand il est bien pendant des semaines… il est adorable. Et puis sans raison, il régresse. C’est le pire. Je persiste à croire qu’on a passé un cap. Ce n’est rien d’autre que ça, et le travail…

— Oh, Alex, ce n’est pas le travail, c’est toi.

— Je sais.

— C’est pour ça, Alex. C’est pour ça que j’ai besoin de temps. Sam ne supporte pas qu’on se dispute. Maman m’a proposé de passer un peu de temps à la maison pour m’aider, et Clare est dans les parages. Il faut que tu te mettes au clair avec toi-même.

— Et Sam, son école ? On n’a que quelques mois pour décider si on essaie de le changer ou non.

Et Sam ?

Combien de fois ces mots ont retenti dans nos vies ! Sam est cette planète faite d’inquiétude et d’incompréhension autour de laquelle nous avons tourné en orbite pendant la majeure partie de notre relation. L’année dernière, après d’interminables mois de tests et d’entretiens, le pédiatre nous a annoncé qu’il se situait dans la partie haute du spectre de l’autisme. Ceux qui fonctionnent le mieux. Les plus faciles. Les moins atteints.

Il a des difficultés de langage, redoute les interactions sociales, déteste le bruit, est obsédé par certaines choses, et devient agressif quand il est désorienté ou effrayé. Mais le message sous-jacent semblait être : vous n’êtes pas à plaindre par rapport à d’autres parents.

Et oui, c’est un soulagement d’obtenir un diagnostic. Enfin, une étiquette ! Quand il hurle et se débat sur le chemin de l’école ; quand il se cache sous la table au restaurant ; quand il refuse de faire un câlin ou de reconnaître toute autre personne que Jody, c’est l’autisme. C’est la faute de l’autisme. J’ai commencé à voir l’autisme comme une sorte d’esprit malveillant, un poltergeist, un démon. Parfois, c’est comme si je vivais dansL’Exorciste. Certains jours, je ne serais pas surpris que sa tête se mette à tourner à trois cent soixante degrés pendant qu’il vomit un truc vert à travers la pièce.

Au moins, je pouvais dire : « OK, c’est l’autisme… et pour faire partir ce machin vert, il suffit de le frotter avec un peu d’eau chaude. » Mais les étiquettes, ça ne résout pas tout. Ça ne t’aide pas à dormir, ça ne fait pas disparaître ta colère ou ta frustration quand ton gamin te jette un objet à la figure ou casse quelque chose. Ça ne t’empêche pas de t’inquiéter pour ton enfant et son avenir, sur ce qui lui arrivera dans dix, vingt, trente ans. À cause de l’autisme, ce n’est pas « Jody et moi », c’est « Jody, moi, et le problème de Sam ». C’est ce que je ressens. Mais je ne peux pas le dire. C’est tout juste si je m’autorise à le penser.

— Avec Sam et tout…

Je n’arrive pas à finir ma phrase, mais ça suffit.

— Je sais. Mais toi, tu as besoin d’aide. En tout cas, tu as besoin de commencer à travailler sur tout ça. Tu pourrais venir le voir samedi ? L’emmener se promener ?

Je triture mon téléphone, le retourne dans ma main. Je vois Sam au parc, qui pleure et s’enfuit. Qui passe la grille en courant. Et déboule sur la route.

— Ça sera peut-être difficile, je vais sans doute devoir aller au boulot.

Mais je décèle dans ses yeux une lueur de rage, bien visible même au milieu de la foule du café.

— Pas de problème, je viens.

— On en profitera pour discuter des écoles.

— Oui. D’accord.

— Au revoir, Alex. Prends soin de toi.

— Toi aussi. Je suis désolé. Je suis tellement désolé.

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