#premiersInstants — Les Virtuoses de la Cinquième Avenue de Joy Callaway

Elodie Baslé
Milady
Published in
16 min readJun 15, 2018

Découvrez Manhattan comme vous ne l’avez jamais vu.

Dans les #premiersInstants, on vous propose ni plus ni moins que de découvrir les premiers chapitres de nos histoires préférées. Comme ça, sans contreparties, juste pour vous faire plaisir. Bonne lecture !

PROLOGUE

4 juillet 1876
Le Bronx, New York
Chez les Aldridge


— Voilà quelqu’un !
Charlie, mon meilleur ami, prit mes doigts dans les siens, tachés de mine de plomb, immobilisant mon crayon. Une latte de plancher craqua. Blottie derrière les portes tirées du petit placard, je voûtai les épaules, rentrai mon menton et repliai mes jambes au fond du réduit. Le papier sur mes genoux bruissa et la main de Charlie se referma sur ma paume.
— Ginny, Charlie, je sais que vous êtes ici. J’ai regardé partout ailleurs.
Par la fente du placard entrouvert, nous vîmes le bouton en cuivre de la porte de la bibliothèque s’agiter.
— C’est Frank, sifflai-je, comme si Charlie ignorait que mon frère jumeau avait été désigné pour nous chercher.

Me foudroyant du regard, il m’intima le silence. Lui et moi avions toujours joué à cache-cache à contrecœur. Jusqu’à ce que, le mois précédent, nous découvrions ce réduit vide sous les étagères de la bibliothèque de la maison de ses parents. Depuis, nous encouragions les parties de cache-cache dont, au grand dam de George, son frère cadet, de mon frère et de mes sœurs, nous sortions toujours gagnants. Notre cachette nous permettait de travailler à nos articles pour la capsule célébrant le centenaire de Mott Haven sans être interrompus. Rien qu’aujourd’hui, nous avions joué cinq parties, ce qui nous avait donné trois heures pour finir notre récit illustré sur l’histoire du Bronx, avant l’enterrement de la capsule, ce soir, à 18 heures.
— Allez ! héla George du haut de ses cinq ans. Les règles disent que vous devez vous cacher où nous pourrons vous trouver. Une porte fermée à clé ne compte pas.
Nos frères s’étaient unis pour nous dénicher. L’un d’entre eux refit tourner la poignée. Charlie secoua la tête.

— Elle n’est pas fermée à clé, chuchota-t-il. Quelquefois, le chambranle coince. Et ne savent-ils pas qu’ils ne respectent pas les règles non plus ? Ils ne peuvent pas être deux à chercher.

Un premier coup sourd résonna contre le bois, puis un deuxième. Ils essayaient de forcer le battant récalcitrant. Le gond branla, menaçant de se briser. Pressant mon récit sur ma poitrine, je me blottis dans un coin du placard. Je respirais par la bouche. Mrs Aldridge venait de faire cirer les étagères et l’odeur âcre de la gomme-laque me picotait les narines.
— Je renonce, annonça George. J’ai faim, j’ai soif et mes parents ont déjà apporté les sandwichs chez vous.
Sans se laisser démonter par l’abandon de son compagnon de jeu, Frank rugit :
— Je vais entrer !

Il donna un coup de poing dans la porte, puis une nouvelle série de coups de hanche. Nous ne pouvions pas laisser Frank nous trouver. Nous perdrions notre cachette à jamais.
George fit une nouvelle tentative pour le dissuader.
— Allez, Frank ! Ta mère a probablement installé le pique-nique sur la pelouse, et je suis sûr que ton père et tes sœurs meurent de faim. Les faire attendre ne serait pas poli.
Mon frère resta muet. Je perçus le soupir las de George et entendis ses pas s’éloigner dans le vestibule.
— Charlie, chuchotai-je.

Frank se jeta contre le battant de la bibliothèque qui finit par céder et s’ouvrit en une série de grincements résignés. Charlie baissa lentement son carnet à dessin de ses genoux et posa son crayon sur le compte-rendu inachevé du séjour de George Washington dans l’hôtel particulier des Van Cortlandt, non loin de là. Il ferma les portes du placard, occultant la lumière du soleil et la vue sur le dos du canapé en cuir de Mr Aldridge.

— Honnêtement, si vous êtes ici, où que vous soyez, je renonce. Tout le monde est en train de déjeuner sur la pelouse de notre jardin et George a sans doute déjà fini la limonade de mère, comme il l’a fait lors du Memorial Day.
Charlie ne changea pas d’avis. Il avait pourtant une prédilection pour la limonade de ma mère. Nous connaissions tous les deux la fourberie de Frank. Je perçus le soupir de mon frère. Il attendit un peu, puis, de guerre lasse, sortit de la pièce, ses bottes résonnant en direction du vestibule. À peine la porte claquée, Charlie ouvrit celles du réduit à la volée.
— Tu as terminé ton récit ? s’empressa-t-il de demander.

Avec un signe d’assentiment, je jetai un coup d’œil à ma cursive penchée, espérant qu’elle soit parfaite. Charlie m’arracha la feuille des mains, la pressa sur son dessin et commença à s’extraire de notre cachette.
— Si ton frère a bu toute la limonade, je l’étrangle.

— Attends ! lançai-je en le retenant par la queue-de-pie de son costume. Tu n’as pas lu mon histoire et nous n’avons pas signé.
Avec un claquement de langue impatient, Charlie posa les pages sous une étagère contenant une rangée de volumes de l’Encyclopedia Britannica et de mon livre préféré, Une histoire de New York de Washington Irving.
— Je suis sûr que c’est magnifique, s’empressa-t-il de dire en gribouillant « Par Charles et Virginia » à la fin de mon histoire.

Puis, s’apercevant qu’il avait omis nos patronymes, il griffonna « Aldridge ». Je m’attendais à ce qu’il remarque son erreur, qu’il ajoute mon propre nom. Au lieu de cela, il ramassa les feuillets d’une main et me jeta un regard. Quand nos yeux se croisèrent, il rougit et je sentis mon propre visage s’enflammer. L’avait-il oublié sciemment ?
— Tu viens ? me demanda-t-il.
Détournant le regard, il s’avança vers la porte, pour aller retrouver nos familles… et la limonade de mère.
Avant de lui emboîter le pas, je m’autorisai à chuchoter une fois seulement : « Virginia Aldridge ».

Chapitre premier

Tous les hommes regardaient Alevia. En vain. Je reniflai de dédain alors que son admirateur de ce soir, un homme pas très grand à la barbe clairsemée, la montrait d’un geste si vif que sa main heurta la cravate en soie d’un homme blond, devant lui. Me forçant à détourner les yeux du gentleman surpris et du reste des invités, je jetai un coup d’œil au profil de ma sœur cadette par la fente de la porte coulissante, priant pour qu’elle ne m’ait pas entendue. La seule fois où je lui avais parlé d’un homme qui l’avait remarquée, son visage s’était tellement empourpré que j’avais cru qu’elle allait littéralement s’embraser, et elle avait fait le serment de ne plus jamais se produire en public. Rassurée, je l’entendis qui continuait à jouer Tristesse de Chopin, son morceau favori. Un sourire flottant sur ses lèvres, elle fermait ses yeux d’un brun profond, concentrée sur ses doigts qui parcouraient les touches du piano. Je regardai dans la pièce et aperçus l’homme toujours bouche bée devant elle. Il n’avait même pas remarqué que le gentleman qu’il venait d’arroser tapotait la fleur en soie qu’arborait le revers de sa veste. Je reculai d’un pas, enfouis ma figure au creux de mon bras et me mis à rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
J’étais tellement absorbée par le spectacle que je n’avais pas entendu s’ouvrir la porte de la bibliothèque et n’osai me retourner de peur de manquer une autre mimique de l’admirateur d’Alevia.
— L’un de tes invités a… remarqué ma sœur.
Le sentant derrière moi, je me penchai en arrière et m’appuyai contre son torse, écrasant son nœud papillon. Puis je fis un geste du menton vers la scène alors que l’homme maladroit s’apercevait soudain du regard furieux de son ami qui brandissait la fleur de tissu, flétrie.

— Oh, dit Charlie avec un rire étouffé. C’est John Hopper. Il est écrivain, comme toi. Je ne suis pas surpris, c’est une canaille avec les femmes. Il en est même pénible. Un peu de son culot pourrait m’être utile… Ginny, je dois te demander…
— En quoi te serait-il utile ? l’interrompis-je en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes.
— Au cas où je serais honteusement rejeté par l’objet de mon affection, bien sûr.
Il s’éloigna un peu et, la mine soucieuse, baissa la tête. Levant les yeux au ciel, je me mis à rire. Quel comédien il faisait ! Charlie était beau, charismatique. Il pouvait séduire qui il voulait. Même moi.

— Tu dessines de mieux en mieux, fis-je remarquer en traversant la pièce.
Son carnet de croquis était ouvert sur une table à côté de la fenêtre, le seul espace de mur qui n’était pas occupé par des étagères d’acajou sculpté. J’examinai le dessin au crayon de ma maison avant de la regarder par la fenêtre : nous étions voisins.
— Cette fois-ci, tu as trouvé la couleur exacte, et les dimensions justes pour la remise. Même si le toit est un peu trop pointu. Pour un peu, on le confondrait avec celui de Trinity Church.

Je voyais son reflet dans la fenêtre. L’esprit probablement absorbé par quelque image, il avait toujours les yeux rivés sur ses chaussures. Je ne pris pas la peine de lui demander ce qui le préoccupait : j’étais moi aussi un peu engourdie quand j’écrivais. Aussi, ignorant son silence, je ramassai mon cahier et le vieil exemplaire d’Une histoire de New York de Washington Irving, posés sur l’un des accoudoirs du canapé de cuir. Après avoir survolé la page à laquelle j’avais laissé le livre ouvert, je le glissai entre d’autres volumes anciens qui s’alignaient sur les rayonnages des murs.
— N’as-tu toujours pas mémorisé ce passage ? s’étonna-t-il.

L’espace d’un instant, je le dévisageai. Derrière la sincérité de son sourire, ses yeux verts étaient empreints d’une étrange mélancolie que j’analysais avec difficulté.
— Bien sûr que si, répondis-je en me détournant. Mais voir le nom de nos familles sur cette page me fascine.

Je ne comptais plus les fois où j’avais lu cet ouvrage. Plus de cent fois, j’en étais sûre. Mère me racontait que, dix-huit ans auparavant, lors de notre première visite à la famille de Charlie, le lendemain même du jour où nous avions emménagé dans la maison d’enfance de père, je l’avais choisi au hasard sur les étagères. Depuis lors, j’étais captivée par la prose d’Irving et par sa référence fortuite aux ancêtres de Charlie et aux miens, respectivement les Stuyvesant et les Van Pelt. Ces anciens colons hollandais avaient revendiqué la ville bien avant que les Vanderbilt ou les Astor ne posent la première pierre de leurs palais.
— Ginny, je suis passé te voir plus tôt dans la journée, mais tu n’étais pas encore rentrée. J’ai besoin de te parler.
L’air mal à l’aise, il tira sur l’un de ses favoris.
— Je devrais pouvoir t’écouter, avançai-je. Tant que je peux mettre l’insipidité de l’article que je suis en train de rédiger pour The Review sur le compte de ton interruption.

Un premier livre pour enfants était plus palpitant que les deux paragraphes griffonnés dans mon cahier.
— Tout va bien ? m’inquiétai-je.
Son visage pâlit. Pourtant, il acquiesça d’un signe de tête. Il était évident qu’il mentait.
— Dis-moi, le pressai-je.
— Tout va bien, Virginia, affirma-t-il.
Il posa ses lèvres sur mon front et s’y attarda. Puis, ses doigts agrippant ma nuque, il me serra étroitement, comme si c’était la dernière fois qu’il me voyait de si près. Exception faite de l’enterrement de son petit frère, quinze ans auparavant, je n’avais jamais senti Charlie aussi ému.

— Mr Aldridge ?
Je sursautai et me dégageai de son emprise. Un homme d’un certain âge que je ne connaissais pas se tenait sur le seuil. Charlie fit un pas en arrière.
L’air embarrassé, le gentleman toussota, nous regarda tour à tour, avant de reprendre :
— Excusez-moi. C’est juste… Votre mère m’a prié de venir vous chercher. Le moment est venu.
Charlie esquissa un sourire forcé et passa devant moi sans un regard.
— Oui. Je… je suppose, en effet…, bafouilla-t-il.
Que me cachait-il ? Qu’avait-il omis de me dire ? Je repassai dans mon esprit ces derniers jours : notre promenade de l’après-midi sur High Bridge, mon « excursion de ce matin pour aller acheter un cahier, Mrs Aldridge et Charlie en grande conversation dans leur véranda, tout à l’heure. Mrs Aldridge paraissait en bonne santé. Elle n’était sûrement pas tombée malade. Pas si rapidement, après la mort de Mr Aldridge. Oubliant mon projet d’éviter la réception de ce soir pour savourer la paisible compagnie des livres des Aldridge, j’emboîtai le pas à Charlie.

Alevia jouait toujours. Tout en suivant d’un pas vif mon ami qui passait devant les invitées coiffées de chapeaux à plumes et leurs cavaliers en vestes de smoking, j’entendais vaguement les notes de Oh Promise Me, et les rires qui fusaient dans l’assistance. Charlie s’arrêta au milieu de la pièce et, portant ses doigts à sa bouche, siffla. Les mains de ma sœur abandonnèrent le clavier, laissant les notes en suspens. Tous les membres de l’assistance se tournèrent vers lui. Je pris une profonde inspiration, humai le doux parfum de l’eau de lavande qui flottait dans l’air, et regardai autour de moi en quête d’un visage familier. Mais hormis Rachel Kent, une cousine éloignée de Charlie, j’étais entourée d’inconnus. Elle se tenait derrière lui, ses boucles relevées en chignon sous un chapeau pourpre enjolivé d’un colibri empaillé. Une question me traversa fugitivement l’esprit : s’agissait-il de l’une des créations de ma sœur, Bessie ? Miss Kent m’adressa un salut de la tête et je souris, soulagée de compter une autre connaissance qu’Alevia. La réception de ce soir était donnée en l’honneur de Miss Kent, dans le dessein de réunir des parents perdus de vue depuis qu’elle avait quitté le Bronx pour déménager à White Plains, plusieurs années auparavant. Mrs Aldridge avait supplié ma sœur de venir jouer du piano et je l’avais accompagnée, dans l’espoir de trouver l’inspiration. Depuis notre enfance, la bibliothèque des Aldridge était, pour Charlie et moi, un sanctuaire, le seul endroit en dehors de nos chambres où nous pouvions faire abstraction du monde et créer.

— Puis-je avoir votre attention ? demanda Charlie d’une voix forte.
Le brouhaha s’éteignit. L’espace d’un instant, il me dévisagea, avant de se tourner vers le reste des invités.
— Depuis quelque temps maintenant, je voulais vous faire part d’une nouvelle et il semble que, ce soir, le moment opportun soit arrivé.
Il s’éclaircit la voix et, ses yeux survolant la foule, se fixèrent sur les fenêtres, en face de lui. Je suivis son regard et vis sa mère, resplendissante. Un large sourire éclairant son visage, ses mains jointes trahissaient son impatience. Irritée par mon reflet dans le miroir, je repiquai de quelques épingles une ou deux mèches rebelles de mes cheveux châtains.

— Voyez-vous, j’aime une femme et je ne peux continuer à vivre sans elle, déclara-t-il. Je la connais depuis aussi longtemps que je me souvienne. Quand j’étais enfant, j’admirais son élégance et sa beauté, et maintenant que je suis un homme, je l’aime toujours pour les mêmes raisons.
Ses paroles résonnaient à mes oreilles mais je peinais à les croire. J’attendais cet instant depuis tant d’années. Je voyais les visages des inconnus autour de moi, leurs sourires me confirmant qu’eux aussi avaient entendu la même chose, que ce n’était pas une illusion : Charlie allait enfin me demander de l’épouser. Je crispai mes mains moites sur ma jupe et, quand je vis ses yeux chercher les miens, je relâchai brusquement le tissu, le satin à rayures blanches et or bruissant jusqu’au sol.

— Charlie, chuchotai-je.
Pétrifiée, je le vis soudain me tourner le dos et poser un genou au sol.
— Miss Rachel Kent, voulez-vous m’épouser ?
Je reculai d’un pas et, incapable de bouger, je titubai.
— Viens !
Surgie de nulle part, Alevia m’entraîna et fendit la foule. Avant que j’aie eu le temps de comprendre, je me retrouvai dans la véranda des Aldridge et j’entendis le bruit de la porte d’entrée qui se refermait derrière moi. À l’exception du contact des longs doigts de ma sœur encerclant mon poignet et des acclamations lointaines des invités, j’étais comme dépourvue de toute sensation.

Alevia tourna à droite, en direction de notre maison. Je voyais sa robe, comme une tache rouge dans la nuit, mais je ne la suivis pas. Tout cela n’avait aucun sens. J’avais sûrement mal entendu.
— Je suis désolée, murmura sa voix derrière moi, me ramenant à la réalité.
Je sentais encore l’haleine tiède de Charlie sur ma figure, son bras enlaçant ma taille. Je croyais qu’il m’aimait. Cependant, ce n’était pas moi qu’il avait choisie.
— Il est venu me rejoindre dans la bibliothèque. Il… il a demandé à me parler, puis il m’a serrée contre lui et m’a embrassée sur le front comme s’il ne devait jamais plus me revoir. Je suppose que maintenant, ce sera le cas. Je ne l’avais jamais entendu mentionner le nom de cette cousine, encore moins insinuer quoi que ce soit sur son amour pour elle. Comment ose-t-il ? Ne connaît-il pas mes sentiments ?

Les poings crispés, j’étais secouée de tremblements.
— Peut-être pas.
Devant le chagrin qu’exprimait le regard d’Alevia, je m’éloignai. Voir ma douleur se refléter sur son visage m’était intolérable. Moins d’une heure auparavant, comme chaque fois qu’il m’avait prise dans ses bras, je m’étais abandonnée à l’étreinte de Charlie. Je ne lui avais jamais donné aucune raison de me croire indifférente. S’il ne savait pas que je l’aimais, c’était un imbécile. Saisie d’une subite envie de voir Mae, je maudis Hunter College de programmer des cours du soir : mon autre cadette, si posée, trouvait toujours les mots justes.

Je longeai notre demeure coiffée de bardeaux et continuai, sans but, suivie par le bruissement de la jupe de brocart cramoisi d’Alevia. Je savais que j’allais dans la mauvaise direction mais je ne me retournai pas. Je ne pouvais rentrer et affronter ma famille. La lune était ronde, d’un rouge éclatant, couleur diabolique de circonstance, et le craquement des branches, agitées par le vent, me faisait frissonner.
— C’est l’argent. Je sais que le père de Miss Kent a hérité les millions de son frère de Géorgie, qui était célibataire, et que les Aldridge sont presque ruinés. Ne te souviens-tu pas que, le mois dernier, Mrs Aldridge est venue trouver mère pour lui demander de l’aider financièrement ?

En entendant l’intonation bizarre de la voix d’Alevia, je me retournai. Les bras croisés, sa colère semblait avoir balayé sa timidité. J’avais oublié cette conversation. Alevia et moi étions en train de lire dans le salon contigu à la pièce où Mrs Aldridge était venue s’entretenir avec mère. En dépit de ses chuchotements, nous avions surpris toute leur conversation. Cette requête nous avait paru si surprenante, si désespérée, qu’Alevia et moi nous étions promis de ne jamais aborder le sujet. Après tout, mère, qui n’avait pas suffisamment d’argent, n’avait rien pu prêter à Mrs Aldridge.

Ma sœur s’éclaircit la voix et poursuivit :
— Le nom d’une famille a ses limites, tu sais. Nous sommes tous très respectés, bien entendu. Tu n’es pas sans ignorer qu’on nous appelle même « les Intellectuels ». Et notre histoire exige que les New-Yorkais qui ont pignon sur rue nous considèrent comme importants et nous invitent à certaines de leurs soirées. Mais le fait que notre mère ne puisse ni s’habiller pour sortir ni recevoir chez elle limite notre appartenance à la bonne société.
Son mépris était palpable.
— Si c’est le cas, il est lâche et j’espère ne plus jamais le revoir, chuchotai-je, stupéfaite de me rendre compte que je parlais sérieusement.

— Mrs Aldridge semblait être sur le point d’être couverte de pièces d’or, reprit Alevia dans un soupir. Et il admire la passion de cette Miss Kent. Pourquoi, au juste ? Pour sa peinture ? Peut-être a-t-elle fait des progrès mais, si mes souvenirs sont bons, ses œuvres sont, au mieux, très médiocres.
D’un geste brusque, elle retira son chapeau, écrasant le panache de plumes noires que Bessie avait mis des semaines à dénicher.
Sa moue me rappelait les miennes quand, petite fille, j’étais furieuse de ne pas avoir obtenu ce que je voulais et étais incapable de trouver une solution pour y remédier. À ce souvenir, je ne pus m’empêcher de rire. Les yeux écarquillés d’étonnement, ma sœur me murmura avec douceur :
— Comment peux-tu rire alors que tu as le cœur brisé ?

M’agenouillant dans la rue poussiéreuse, une paume sur le front, je sentis les lèvres de Charlie sur ma peau et laissai enfin libre cours à mes larmes. Alevia pressa mon épaule d’une main, son emprise curieusement vigoureuse.
— Il… j’aurais dû savoir… Je… je croyais qu’il allait me demander en mariage. J’étais naïve.
Je me relevai, lissai la dentelle qui recouvrait le bustier de ma robe et, dans un reniflement, ajoutai :
— Je n’avais aucune raison de croire qu’il m’aimait, à part ce que je ressentais. Il ne m’a jamais embrassée, ne m’a jamais dit qu’il était amoureux de moi.

Je fermai les yeux mais je ne voyais que la figure de Charlie.
— C’était ma faute. Je me suis trompée, chuchotai-je.
— Non.
La faible voix d’Alevia transperça la nuit et son corps de liane se pencha sur moi.
— Non, répéta-t-elle. Tu ne t’es pas trompée. Il avait besoin de ta présence parce que tu es son pilier. Ne le vois-tu pas ? Ce n’est pas qu’il ne t’aime pas.
Elle poussa un soupir à fendre l’âme et poursuivit :
— Au moment précis où il s’apprêtait à faire la plus grosse erreur de sa vie, il a voulu te regarder. Ainsi, quand il sera trop malheureux, quand il regrettera de ne pas être mort, il pourra se rappeler ton visage décomposé par le chagrin, et se rappeler qu’une femme l’aimait et qu’il l’aimait aussi.

Retrouvez-nous très bientôt pour un nouvel article. N’hésitez pas à nous suivre pour ne rien rater des prochaines publications.

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