Prix des Lectrices 2018, épisode 5 : Pourvu que la nuit s’achève de Nadia Hashimi

Elodie Baslé
Milady
Published in
10 min readFeb 23, 2018

Vous n’êtes pas sans savoir (ou en tout cas plus maintenant), que les votes ont été ouverts pour le Prix des Lectrices. 10 livres, si vous ne les avez pas lu régulièrement au fil de l’année 2017, cela peut vous sembler énorme. Pas de panique cependant, voici toutes les infos qu’il vous faut pour éclairer votre choix parmi les pépites que vous avez manqué !

Lorsque Zeba est retrouvée devant chez elle, le cadavre de son mari à ses pieds, il paraît évident aux yeux de tous qu’elle l’a tué. Depuis son retour de guerre, Kamal était devenu un autre homme, alcoolique et violent. Mais cette mère de famille dévouée est-elle capable d’un tel crime ? Présumée coupable, Zeba est incarcérée dans la prison pour femmes de Chil Mahtab, laissant derrière elle ses quatre enfants. C’est à Yusuf, revenu des États-Unis pour régler une dette symbolique envers son pays d’origine, l’Afghanistan, que revient la défense de ce cas désespéré. Mais la prisonnière garde obstinément le silence. Qui cherche-t-elle à protéger en acceptant de jouer le rôle du suspect idéal ? Et dans ces conditions, comment faire innocenter celle qu’on voit déjà pendue haut et court ?

Comment aider une jeune femme mutique, résignée à mourir de toutes façons, parce qu’être une femme en Afghanistan, c’est déjà une prison en soi.

Comment les non-dits restent étouffés sous-couverts de tradition, pour créer toujours un peu plus d’injustice sociale, et d’inégalités entre les femmes et les hommes. Comment expliquer, décire le fait que finalement, à travers le combat de Zeba, c’est le combat contemporain de millions de femmes qui est raconté ?

Et enfin, comment ressortir indemne de cette lecture, qui bien que romancée, nous éclaire toujours un peu plus sur le monde qui nous entoure, comment ne pas être heureuse de vivre dans un pays ou une femme à des droits et non seulement des devoirs, comment ne pas remercier la providence de notre naissance chanceuse.

Vous allez, comme je l’ai fait, passer du rire aux larmes, de regains de force en indignation et du chagrin à l’espoir. Zeba est une femme forte, fière et digne, une femme inspirante, tout simplement, racontée avec ce qu’il faut de pudeur et de délicatesse par la plume aérienne de Nadia Hashimi.

Petites questions à Nadia Hashimi

Vos histoires sont majoritairement centrées sur le combat des femmes et des familles en Afghanistan, et les femmes que vous décrivez sont courageuses et intelligentes. Comment te sens-tu quand tu entends dire que l’Afghanistan est un des pires pays du monde pour les femmes ?

De ce que j’entends dans les reportages ou que je lis dans les journaux, objectivement, il y a du vrai. Quand on regarde les difficultés auxquelles les femmes afghanes font face dans leur vie quotidienne, il y a beaucoup de challenges à relever encore, mais encore plus d’histoires à entendre.

Il y a beaucoup de femmes inspirantes et héroïques, qui sont fortes et savent faire avancer les choses pour améliorer leurs vies. Les nouvelles technologies ont beaucoup aidé, notamment internet et les smartphones ! La bonne nouvelle, c’est qu’elles reçoivent maintenant du soutien de leur famille, du gouvernement et de certains hommes.

Les Nation-Unies ont déclaré la journée du 11 octobre comme celle de la Journée Internationale de la Fille, afin de faire reconnaître les défis quotidiens des filles à travers le monde. Comment penses-tu que les filles devraient faire pour être plus présentes et influentes dans la société, que ce soit en Afghanistan comme dans le reste du monde ?

Elles en font déjà beaucoup tous les jours ! Elles sont leurs propres leader, en faisant campagne pour des places au gouvernement, dans l’éducation, l’art, le sport ! Elles protestent et manifestent contre l’injustice en gagnant petit à petit un public d’hommes. Les femmes se battent contre la normalisation des violences sexuelles dans la société, ce qui est un gros problème, notamment dans les zones “en crise”. Elles se battent pour un accès à la santé, et à l’éducation. Il y a des sujets qui ont besoin d’être envisagés globalement et non au cas par cas en fonction des pays.

Interview traduite de l’anglais

Envie d’un échantillon du livre ? Aucun problème, je vous offre les premières pages !

Prologue

Sans doute ai-je ma part de responsabilité dans ce chaos sanglant. Comment pourrait-il en être autrement ? Je vivais avec cet homme. J’assaisonnais la nourriture à son goût. Je lui frottais le dos. Je le traitais comme une épouse doit traiter son mari.

Lui aussi faisait des choses pour moi. Il fredonnait pour m’apaiser, entre le chant et l’excuse, dès que j’éprouvais une vive contrariété. Ma colère ne tardait pas à s’éteindre. La façon dont ses sourcils dansaient, dont sa tête se balançait… Il était la glace venant à bout du feu de mes humeurs. Je me blottissais contre lui pour le plaisir de sentir son souffle me chatouiller la nuque.

Et dire que tout cela devait prendre fin à quelques mètres à peine de notre lit conjugal. À quelques mètres de l’endroit où un sang impie avait déjà coulé. Notre petite cour, avec son rosier, sa corde à linge, fut le théâtre, l’année dernière, d’un véritable carnage. Je crains pour la santé mentale des roses, qui ont encore l’audace d’y fleurir.

Leur rouge profond serait du plus bel effet sur une tombe. Cette pensée est-elle étrange ?

Je crois que la plupart des femmes imaginent la mort de leur époux, soit parce qu’elles la redoutent ou l’attendent. C’est inévitable. On se demande quand et comment cela arrivera.

J’avais imaginé mille morts différentes pour mon mari : en vieil homme entouré de ses enfants, ou bien abattu d’une balle par des insurgés, s’écroulant les deux mains sur le cœur, ou encore frappé par la foudre en se rendant là où il n’aurait pas dû. Cette dernière version était ma préférée. Allah, pardonne mon imagination débridée. J’ai hérité cette charmante manie de ma mère. La foudre aurait été tellement plus simple pour tout le monde : un éclair soudain et poétique fendant le ciel. Une fin douloureuse, mais brève.

Toute souffrance m’est insupportable.

Non, je n’ai jamais imaginé la mort de mon mari telle qu’elle s’est produite, mais que peut une épouse ? Les orages ne surviennent jamais lorsqu’on a besoin d’eux.

Depuis l’adolescence, je maîtrise mes émotions en mettant les mots en vers, en créant de l’ordre et du rythme dans ma tête quand mon univers en est privé. Aujourd’hui encore, dans le triste état où je me trouve, un poème me vient.

De toute ma hauteur, mon époux bien-aimé jamais ne me vit

Car me tourner le dos fut l’affront qu’il me fit.

Chapitre premier

Si Zeba avait été une femme moins ordinaire, Kamal aurait peut-être vu venir le coup, éprouvé quelque mauvais pressentiment à défaut d’une peur bleue. Mais elle ne lui envoya aucun signal, ne lui donna aucune raison de croire qu’elle serait un jour autre chose que ce qu’elle avait été pendant vingt ans : une épouse aimante, une mère patiente, une villageoise sans histoires, n’attirant jamais l’attention sur elle.

Ce jour-là, le jour qui bouleversa un village que tous pensaient immuable, Zeba vivait un après-midi tout aussi terne et répétitif que les nombreux autres l’ayant précédé. Le linge séchait sur la corde devant la maison. Le ragoût de gombos mijotait dans une marmite en fer-blanc. Rima, ses petits pieds potelés tout noirs à force de ramper dans la maison, dormait à quelques mètres, sa bouche innocente imprimant un cercle humide et sombre sur le drap. Zeba observa le dos de sa fille qui se soulevait puis s’abaissait et sourit devant sa jolie moue boudeuse. Elle enfonça le doigt dans un tas de cardamome fraîchement moulue. Le parfum s’attarda sur sa peau, doux et apaisant.

Elle soupira et rabattit un pan de son foulard blanc sur l’épaule. Elle évita de se demander où était Kamal, pour ne pas imaginer ce qu’il était en train de faire. Zeba n’était pas d’humeur à s’encombrer de telles pensées. Elle voulait que cette journée reste une journée banale.

Basir et les filles rentraient de l’école. Le fils aîné de Zeba était, à seize ans, bien plus endurci que les autres garçons de son âge. L’adolescence l’avait doté d’une malheureuse lucidité: il voyait ses parents tels qu’ils étaient. La maison n’était pas son refuge. Cela avait toujours été, du plus loin qu’il se souvienne, un lieu de casse: vaisselle brisée, côtes fracturées, moral en miettes.

Au cœur du problème se trouvait Kamal, le mari de Zeba, dont l’autodestruction se poursuivait d’année en année. Il ne tenait debout qu’en se persuadant que l’homme qu’il était l’espace de courts instants rachetait celui qu’il était le reste du temps.

Zeba regarda les braises scintiller sous la marmite. Kamal leur rapporterait peut-être un morceau de viande aujourd’hui. Ils n’en avaient pas mangé depuis quinze jours. La semaine précédente, il était rentré avec un sac d’oignons, si frais et si sucrés que les yeux de Zeba s’étaient embués rien qu’à leur vue. Elle avait versé des larmes de gratitude dans tous les plats qu’elle avait cuisinés cette semaine-là.

Rima bougea avec langueur, une jambe pâle repliée sous la couverture tricotée, un bras en arrière. Elle ne tarderait pas à se réveiller. Zeba fit glisser la cardamome fraîchement moulue dans un petit pot. Elle inspira profondément avant de refermer le couvercle, laissant le parfum lui chatouiller les narines.

Certains jours étaient particulièrement difficiles. La nourriture manquait, les enfants tombaient malades. Zeba avait déjà perdu deux bébés, elle savait que Dieu pouvait très bien reprendre ce qu’il avait donné. Kamal avait des humeurs qu’elle ne comprenait pas, mais elle avait appris à vivre avec, comme un pilote expérimenté traversant un ciel d’orage. Elle s’abrutissait de tâches ménagères et se concentrait sur les aspects positifs de son existence. Les filles étaient scolarisées. Basir, son unique fils, était brillant, et l’aide qu’il lui apportait dans la maison lui permettait de soulager son dos. Rima, le bébé, avait survécu à des maladies qui en avaient emporté d’autres avant lui, et ses joues roses étaient un véritable enchantement.

Rima. Contre toute attente, ce fut la petite dernière qui changea le cours de l’histoire. La plupart des enfants apprenaient d’abord à marcher.

Si Rima n’avait pas remué la jambe à cet instant, si le parfum de la cardamome n’avait pas empli les poumons de sa mère, si qui que ce soit d’autre s’était trouvé là pour détourner son attention, alors l’existence monotone qui s’écoulait dans leur humble jardin, dans la solitude de leurs murs d’argile, aurait continué une année de plus, une autre décennie, toute la vie peut-être. Mais les choses se passèrent ainsi : une brise légère traversa la fenêtre ouverte, et Zeba décida de rentrer le linge avant que Rima se réveille, avant le retour de Basir et des filles.

Elle franchit la porte de derrière, pénétra dans la cour, se dirigea vers la corde à linge. Elle se tint là quelques secondes avant de l’entendre.

C’était le genre de bruit que nul ne voulait entendre. Le genre de bruit dont on préférait se détourner.

Le cœur de Zeba se serra. Une vive chaleur envahit ses joues devenues blêmes, sa mâchoire se contracta, en ce jour qui aurait pu être merveilleusement banal. Elle hésita. L’épouse, la femme, la mère qu’elle était devait-elle regarder ?

Basir et ses sœurs franchirent le portail perçant le haut mur qui isolait leur foyer de la rue et des voisins. En entendant les pleurs de Rima, les cris d’un bébé appelant sa maman les bras tendus, Basir fut saisi d’une sourde angoisse. Les filles se précipitèrent dans la maison, et en un éclair, Shabnam souleva Rima pour la bercer sur sa hanche. Le visage du bébé était rouge, son nez coulait. Karima regarda sa sœur avec hébétude, tandis que l’odeur des gombos brûlés imprégnait l’air tel un mauvais présage. Aucun signe de Madar-jan. Quelque chose n’allait pas.

Sans un mot, Basir jeta un bref coup d’œil dans les deux chambres puis dans la cuisine. Les mains tremblantes, il poussa la porte donnant sur la cour. Des pantalons bouffants, des foulards, des chemises flottaient sur la corde à linge. Un faible gémissement attira son attention vers le fond du jardin, où se trouvait la remise, contiguë au mur extérieur du voisin.

Il fit un pas, puis deux. Comme il aurait aimé remonter le temps, revenir au matin, quand tout était encore normal ! Comme il aurait aimé faire demi-tour, trouver sa mère dans la cuisine en train de remuer des haricots verts dans une lourde marmite, en s’inquiétant de ne pouvoir nourrir correctement ses enfants.

Mais rien ne serait plus jamais comme avant. Basir le comprit dès qu’il contourna la remise, dès l’instant où la vie qu’il connaissait se noya dans le sang et la violence. Zeba, sa mère, leva vers lui un visage blême et hagard. Elle était assise, dos contre le mur, dans une atmosphère macabre. Ses mains étaient noires de sang, ses épaules tremblaient.

— Madar-jan, commença-t-il.
Une silhouette avachie reposait quelques mètres plus loin.

Bachem, dit-elle d’une voix faible.
Sa respiration s’accéléra. Zeba se mit à sangloter, la tête entre les genoux.
— Rentre à la maison, mon fils… Rentre à la maison…

Tes sœurs, tes sœurs… Rentre à la maison…
Basir sentit sa poitrine se serrer. Comme son père, il n’avait rien vu venir.

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