Prix des Lectrices, épisode 8 : Le Joueur de billes de Cecelia Ahern

Elodie Baslé
Milady
Published in
14 min readApr 2, 2018

Vous n’êtes pas sans savoir (ou en tout cas plus maintenant), que les votes ont été ouverts pour le Prix des Lectrices. 10 livres, si vous ne les avez pas lu régulièrement au fil de l’année 2017, cela peut vous sembler énorme. Pas de panique cependant, voici toutes les infos qu’il vous faut pour éclairer votre choix parmi les pépites que vous avez manqué !

Et si vous n’aviez qu’une journée pour découvrir qui vous êtes vraiment ? Lorsque Sabrina Boggs tombe par hasard sur une mystérieuse collection de billes ayant appartenu à son père, elle découvre soudain qu’elle ne sait rien de l’homme avec qui elle a grandi. Et cet homme dont la mémoire part à la dérive ne peut pas l’aider : il a lui-même oublié qui il était. Sabrina ne dispose que de vingt-quatre heures pour déterrer les secrets de ce père qu’elle croyait connaître. Une journée à exhumer des souvenirs, des histoires et des gens dont elle ignorait l’existence. Cette journée va la changer, elle et les siens, à jamais.

L’histoire d’une journée, humaine, forte, avec l’écriture aérienne et maline de Cecelia Ahern. Un roman qui nous rappel qu’on ne connait jamais vraiment nos proches, que certains souvenirs restent enfouis des années, et qu’il suffit parfois d’une bille ou d’un carnet pour les faire remonter à la surface : si les murs ont des oreilles, les objets, eux aussi, peuvent avoir leur lot d’histoires à raconter. Ainsi va la vie, ou ainsi allait la vie, pour le pire parfois, pour le meilleur au fond.

Petites questions à Cecelia Ahern

Qu’est-ce qui t’as motivée à passer du journalisme à l’écriture de romans ?

J’ai eu une licence en journalisme et communication médiatique. J’ai eu des cours de communication audiovisuelle où j’ai étudié la production TV et radio, les films, l’écriture scénaristique, et le journalisme écrit. Je me suis focus là-dessus parce que je j’adorais raconter des histoires , mais je savais que le journalisme écrit n’était pas une finalité pour moi. Ma passion, c’est la fiction.

Quand j’ai obtenu mon diplôme, j’envisageais de faire un master en production cinématographique mais j’ai arrêté après 2 jours pour écrire P.S. I Live You. J’ai hiberné pendant 3 mois et n’ai vécu et respiré qu’à travers ce livre. Il a pris le contrôle de ma vie. J’y ai versé mon âme et mon cœur, et écris cette histoire pour moi, sans compter la publier. Avec les encouragements de ma mère, j’ai envoyé quelque chapitres à un agent pour lui demander des conseils, et j’ai reçu beaucoup plus : un contrat pour mes deux premiers livres. C’est un moment incroyable , et ma vie est passée de celle d’une étudiante vivant à la maison à celle d’une auteure parcourant le monde.

Le fait que les gens aient foi en moi m’encourage à continuer d’écrire. J’ai saisi l’énorme opportunité qu’on m’a offert.

Quel livre t’a donné envie d’être auteure ?

https://twitter.com/Cecelia_Ahern

Aucun en particulier. J’ai eu envie d’écrire depuis que j’ai appris à le faire. L’écriture coule dans mes veines, et même si j’adore écrire, c’est mon désire de coucher l’encre sur le papier qui transforme mes idées en histoires.

En plus des livres, tu as travaillé pour les séries TV et tu as vu tes livres adaptés en films. Le fait de travailler pour différents médias a t-il affecté ton processus créatif ?

J’ai plein d’idées diverses et variées, et parfois, un roman n’est pas le meilleur façon de les mettre en œuvre, donc j’aime écrire pour l’audiovisuel, des nouvelles, et développer des idées de séries TV…

Écrire pour la télévision et le cinéma c’est plus collaboratif et je suppose qu’il y a moins de liberté qu’écrire exactement ce qu’on veut. Mais ça dépend de si j’écris en suivant un brief ou juste pour moi.

Envie d’un échantillon du livre ? Aucun problème, je vous offre les premières pages !

Prologue

J’ai trois catégories de souvenirs : ceux que je veux oublier, ceux que je suis incapable d’effacer et ceux que je ne me rappelle pas avoir refoulés jusqu’à ce qu’ils refassent surface.

Mon premier souvenir concerne ma mère. J’ai trois ans. Nous sommes dans la cuisine et elle attrape la théière à deux mains, l’une sur l’anse, l’autre sur le bec verseur. Elle la balance d’avant en arrière comme pour une compétition de lancer de sac de paille, en Écosse, avant de l’envoyer s’écraser contre le plafond. La théière retombe ensuite sur la table où elle vole en éclats, répandant partout de l’eau brunâtre et des sachets de thé détrempés. J’ignore ce qui s’est passé juste avant et juste après, mais je sais que c’est mon père qui a provoqué sa colère. Ce souvenir ne révèle pas ma mère sous son jour le meilleur. Elle n’a plus jamais eu de tels accès de colère par la suite ; je suppose que c’est précisément pour cette raison que je n’ai pas oublié cette scène.

J’ai six ans. Je vois un vigile de chez Switzer arrêter ma tante Anna au moment où nous sortons de la boutique. Il plonge sa main poilue dans le sac de ma tante et en extirpe un foulard qui porte encore étiquette et antivol. Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé ensuite : ma tante a acheté mon silence avec des glaces en espérant que le souvenir de l’incident se dissoudrait dans le sucre. Je m’en souviens comme si c’était hier, même si tout le monde est persuadé que j’ai inventé cette histoire de toutes pièces.

Mon dentiste est quelqu’un avec qui j’ai grandi. Nous n’avons jamais été amis, mais nous avons fréquenté les mêmes cercles. C’est devenu un homme très sérieux, raisonnable et sévère. Quand il se penche sur ma bouche ouverte, je revois l’adolescent de quinze ans en train de pisser sur le mur du salon pendant une fête tout en criant que Jésus est le premier des anarchistes.

Lorsque je croise mon ancienne institutrice, qui parlait si doucement qu’on avait du mal à l’entendre, je me la rappelle en train de lancer une banane à celui qui faisait le mariole en classe tout en hurlant : « Laisse-moi tranquille, je t’en prie, laisse-moi tranquille ! » avant d’éclater en sanglots et de quitter la salle de classe en courant. J’ai évoqué l’incident auprès d’une ancienne camarade d’école il y a peu mais elle n’en gardait aucun souvenir.

J’ai l’impression que lorsque je pense à quelqu’un, il ne m’apparaît pas dans sa banalité quotidienne mais dans un moment dramatique qui a permis de révéler au grand jour un aspect insoupçonnable de sa personnalité.

Ma mère prétend que j’ai le talent de me souvenir de ce que les autres oublient. C’est parfois une malédiction ; personne n’aime qu’on lui rappelle ce qu’il a soigneusement enterré. Je suis comme celle qui n’efface rien après une cuite et que tout le monde espère faire taire.

Je présume que ma mémoire fonctionne ainsi parce que je ne me suis jamais mal comportée. Je ne suis jamais devenue une autre version de moi-même, une version que j’aurais voulu oublier. Je suis toujours la même. Je n’ai rien à cacher. Je suis qui je suis et rien d’autre, pas même dans les moments de stress intense où une crise de nerfs me serait pardonnée. C’est certainement pour ça que j’admire tant cette capacité chez les autres et que je me rappelle ce qu’ils veulent escamoter.

S’agit-il de comportements déplacés ? Non. Je suis intimement persuadée que même un changement soudain d’attitude reste dans le caractère de la personne. C’est une partie latente de notre personnalité qui attend son heure. Même chez moi.

Chapitre premier : Jeu de billes : les Alliées

— Fergus Boggs !

Ce sont les deux seuls mots que je comprends dans la diatribe furibonde que m’adresse le père Murphy, et c’est parce qu’il s’agit de mon nom alors que tout le reste est en gaélique. J’ai cinq ans et je suis arrivé ici il y a un mois. Je viens d’Écosse. Maman, mes frères et moi sommes venus habiter ici après la mort de mon père. Tout est arrivé si vite, le décès de papa, le déménagement… et même si j’étais déjà venu en vacances en Irlande pour rendre visite à mes grands-parents, mon oncle, ma tante et tous mes cousins, ce n’est pas la même chose. Je n’ai jamais vu cette ville qu’en été. C’est un autre endroit. Il pleut tous les jours depuis notre arrivée. L’échoppe du glacier est condamnée par des planches, on dirait presque que je l’ai rêvée. La plage a complètement changé et le camion de frites est parti. Les gens aussi sont différents. Ils sont maussades et préoccupés.

Le père Murphy se penche sur mon bureau, grand, gris et large. Il me crie dessus en postillonnant ; sa salive coule sur ma joue mais je n’ose pas l’essuyer de peur de décupler sa rage. Je jette un coup d’œil aux autres garçons pour épier leur réaction mais il me gifle du dos de la main. Ça fait mal. Il porte une lourde bague : j’ai l’impression qu’elle m’a coupé mais je ne lève pas la main pour vérifier de peur qu’il me frappe de nouveau. Tout d’un coup, j’ai envie de faire pipi. J’ai déjà été frappé mais jamais par un prêtre.

Il me hurle des mots méchants en gaélique. Il est en colère parce que je ne comprends pas. Entre deux mots en gaélique, il dit en anglais que je devrais piger ce qu’il dit à présent mais j’en suis incapable. Je ne pratique pas le gaélique à la maison. Maman est triste et je ne veux pas l’embêter. Elle aime s’asseoir et me faire des câlins. De toute façon, je ne crois pas qu’elle se rappelle comment on parle cette langue. Elle a quitté l’Irlande il y a longtemps pour être nounou dans une famille écossaise et c’est là qu’elle a rencontré papa. Et ils n’ont jamais parlé en gaélique entre eux.

Le prêtre veut que je répète après lui, mais j’ai du mal à respirer. J’articule à grand-peine.

— Ta mé, ta tu, ta se, ta si…

PLUS FORT !

— Ta muid, ta sibh, ta siad.

Quand il cesse de hurler, la salle est tellement silencieuse que je me souviens soudain qu’elle est pleine de garçons de mon âge qui assistent à la scène. Je bafouille en gaélique et il martèle que je suis un imbécile. Je tremble de tout mon corps. J’ai la nausée. J’ai besoin de faire pipi. Je le lui dis. Son visage s’empourpre et il dégaine la ceinture en cuir. Il l’abat sur ma main. J’apprendrai plus tard que des pièces sont cousues à l’intérieur. Il m’annonce qu’il va me donner « six coups » sur chaque main. La douleur est trop vive. Il faut que j’aille aux toilettes. Je me pisse dessus. Je m’attends à ce que les autres garçons se moquent de moi mais il n’en est rien. Ils gardent la tête baissée. Soit ils riront plus tard, soit ils comprennent. Ou alors ils sont juste soulagés que ça ne leur tombe pas dessus. Je suis affreusement gêné. Puis il m’attrape par l’oreille pour me tirer hors de la pièce, loin des autres, et ça fait mal, ça aussi. Il m’entraîne dans le couloir jusqu’à une pièce plongée dans l’obscurité. La porte claque derrière moi et je me retrouve tout seul.

Je me mets à pleurer, j’ai toujours eu peur du noir. Mon pantalon est mouillé, mon urine a coulé dans mes chaussettes et mes chaussures, je ne sais pas quoi faire. Maman les change pour moi. Qu’est-ce que je fais là ? Il n’y a pas de fenêtre dans la pièce et je n’y vois rien. J’espère qu’il ne va pas me laisser là trop longtemps. Mes yeux s’adaptent à l’obscurité et la lumière qui passe sous la porte m’aide à distinguer ce qui m’entoure. Je suis dans un placard à balais. Je devine une échelle, un seau et un balai à franges sans le manche. Ça pue. Une vieille bicyclette est suspendue à l’envers : elle n’a plus de chaîne. J’aperçois deux bottes de pluie dépareillées, du même pied. Tout est déglingué là-dedans. Je ne comprends pas pourquoi il m’a enfermé ici. Combien de temps je vais y rester ? Est-ce que maman va venir me chercher ?

J’ai l’impression qu’une éternité s’écoule. Je ferme les yeux et me mets à chantonner les airs de maman. Je fredonne à mi-voix ; j’ai peur qu’il m’entende et qu’il pense que je m’amuse. Ça le mettrait encore plus en colère. Ici, le jeu et le rire provoquent leur fureur. On n’est pas là pour diriger mais pour servir. Ce n’est pas ce que papa m’a appris. Il a toujours affirmé que j’étais fait pour diriger, que je pouvais devenir ce que je voulais. Je l’accompagnais à la chasse. Il m’a tout appris, il me laissait même ouvrir la marche, il disait que c’était moi qui commandais. Il avait même composé une chanson : « On suit le chef, le chef, le chef, Fergus est le chef, la la la. » Je fredonne l’air sans prononcer les paroles. Le prêtre n’aimerait pas entendre que je me prends pour le chef. Ici, on n’a pas le droit d’être ce qu’on veut, on doit être ce qu’ils ont décidé, eux. Je chante les airs que papa entonnait quand j’avais le droit de veiller tard. Mon père avait une voix douce pour un homme aussi fort et il lui arrivait de pleurer en chantant. Le prêtre prétend que seuls les bébés pleurent. Papa, lui, disait qu’on pleure quand on est triste. Je chantonne en essayant de refouler mes larmes.

La porte s’ouvre brusquement et je recule. J’ai peur qu’il soit de retour avec son ceinturon. Mais ce n’est pas lui. C’est le plus jeune, celui au regard doux qui enseigne la musique. Il ferme la porte et s’accroupit devant moi.

— Salut, Fergus.

J’essaie de répondre mais je suis incapable de prononcer un seul son.

— Je t’ai apporté quelque chose. Des araignées.

Je tressaille et il tend la main vers moi.

— N’aie pas peur. Ce sont juste des billes. Tu sais y jouer ?

Je secoue la tête. Il ouvre le poing : quatre billes rouges brillent dans sa paume comme un trésor.

— Quand j’avais ton âge, je les adorais, poursuit-il à mi-voix. C’est mon grand-père qui me les a offertes : « Une boîte d’araignées rien que pour toi. ». J’ai perdu la boîte et je le regrette, elle vaut peut-être quelque chose aujourd’hui. Ne jette jamais l’emballage, Fergus, conseil d’ami. En tout cas, j’ai gardé les billes.

Quelqu’un passe de l’autre côté : le sol craque sous le poids des bottes. Le prêtre jette un coup d’œil en direction de la porte. Une fois que les pas se sont éloignés, il reporte son attention vers moi et baisse d’un ton.

— Il faut les lancer. Ou les tirer.

Je le regarde poser la phalange sur le sol et équilibrer la bille dans son index plié. Il place son pouce derrière pour la pousser doucement : elle roule à toute allure sur le plancher. Une araignée rouge, audacieuse, qui attrape la lumière, rayonnante et lumineuse. Elle s’arrête contre mon pied. J’ai peur de m’en emparer. Mes mains me font souffrir, je ne peux pas les refermer. Il s’en aperçoit et grimace.

— Vas-y, essaie, dit-il.

J’obéis. J’ai du mal au début parce que je ne parviens pas bien à positionner mes doigts mais je finis par y arriver. Puis il me montre d’autres manières de les faire rouler. L’une d’entre elles s’appelle « la pichenette ». Je préfère l’utiliser et même s’il affirme que c’est plus compliqué, je suis meilleur comme ça, dit-il et je dois me mordre la lèvre inférieure pour réprimer un sourire.

— Les noms qu’on donne aux billes varient en fonction des lieux, dit-il en refaisant le même geste pour que je comprenne bien. Parfois on les appelle des calots, des boulets ou des mammouths, mais mes frères et moi on préfère dire que ce sont des alliées.

Des alliées. Ça me plaît. Même si je suis enfermé tout seul dans ce placard, j’ai des alliées. J’ai l’impression d’être un soldat. Un prisonnier de guerre.

Il me jette un regard grave.

— Quand tu vises, n’oublie jamais de garder les yeux rivés sur la cible. L’œil contrôle le cerveau et le cerveau contrôle la main. Ne l’oublie jamais. Ne quitte pas la cible des yeux, Fergus, et ton cerveau se chargera du reste.

J’acquiesce en silence.

La cloche sonne, le cours est terminé.

— Bien. (Il se lève et époussette sa soutane.) J’ai cours maintenant. Reste ici. Il ne va pas tarder à te délivrer.

Je hoche de nouveau la tête.

Il a raison. Il ne devrait pas tarder — et pourtant si. Le père Murphy ne vient pas me chercher tout de suite. Il me laisse là toute la journée. Je me pisse dessus une nouvelle fois parce que j’ai peur de frapper à la porte pour demander à aller aux toilettes mais ça m’est égal au point où j’en suis. Je suis un soldat, un prisonnier de guerre, et je possède des alliées. Je m’entraîne encore et encore dans ce placard minuscule, dans ma petite bulle : je veux que mon habileté et ma précision soient sans pareilles. Je vais montrer aux autres comment jouer et je serai le meilleur.

Lorsque le père Murphy m’enferme une deuxième fois, les billes sont dans ma poche et je m’exerce toute la journée. Il y a même un viaduc à billes dans le placard. C’est moi qui l’y ai placé entre deux cours. C’est un morceau de carton avec sept arches. Je l’ai fabriqué tout seul avec une boîte de céréales vide trouvée dans la poubelle de Mme Lynch ; j’avais vu des garçons avec un pont de ce type acheté dans une boutique chic. La voûte centrale porte le numéro 0, les trois de part et d’autre sont numérotées de 1 à 3. J’installe le viaduc contre le mur du fond et je tire depuis la porte. Je ne connais pas encore les règles et je ne peux pas jouer tout seul mais je peux m’exercer à tirer. Au moins je serai meilleur à quelque chose que mon grand frère.

Le gentil prêtre ne reste pas longtemps dans l’école. Il paraît qu’il embrasse des femmes et qu’il ira en enfer mais je m’en fiche. Je l’aime bien. Il m’a donné mes premières billes, mes araignées. À un moment terrible de ma vie, il m’a fait cadeau de mes alliées.

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