Prix des Lectrices 2018, épisode 7 : Two Rivers de T. Greenwood

Elodie Baslé
Milady
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12 min readMar 29, 2018

Vous n’êtes pas sans savoir (ou en tout cas plus maintenant), que les votes ont été ouverts pour le Prix des Lectrices. 10 livres, si vous ne les avez pas lu régulièrement au fil de l’année 2017, cela peut vous sembler énorme. Pas de panique cependant, voici toutes les infos qu’il vous faut pour éclairer votre choix parmi les pépites que vous avez manqué !

C’est à l’intersection des deux cours d’eau de Two Rivers que tout se passe. Car ces deux flux étrangement contraires se rencontrent à l’endroit le plus immobile au monde. Et dans ce calme absolu, ce qui doit arriver arrive : la petite rivière se fait prendre dans les bras du grand fleuve, convaincue ou forcée de l’accompagner dans son périple. »

Harper Montgomery mène une existence assombrie par le chagrin et la culpabilité. Depuis la mort de sa femme, son quotidien se réduit à son travail à la compagnie ferroviaire et à sa fille, qu’il élève seul du mieux qu’il peut. Encore dévasté par la perte de son grand amour et rongé par un acte terrible qu’il a commis des années plus tôt, il ne désire qu’une chose : racheter ses erreurs passées.

Lorsqu’un train déraille à Two Rivers, dans le Vermont, Harper va trouver sa rédemption sous les traits d’une survivante de l’accident. Maggie, jeune fille de quinze ans, a besoin d’un toit. Malgré son appréhension, Harper accepte de la recueillir. Mais bientôt, il comprend que l’apparition de l’adolescente à Two Rivers n’est pas tout à fait le fruit du hasard.

Si le nom du personnage principal, Harper, évoque aussi celui de Harper Lee, l’auteur de “Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur”, ça n’est sans doute pas le fruit du hasard.

Si ce personnage trouve dans une ville dont le symbole est le rassemblement de deux cours d’eau, ça n’est pas un hasard non plus.

Le jour où ce un train déraille et laisse de nombreuses victimes dans ce petit village, le grand cœur du veuf, Harper, s’ouvrira pour receuillir la jeune Maggie. Il faut croire que ce train est paradoxalement ce qui saura remettre Harper sur les rails de sa vie, afin de raccrocher à son présent, les wagons de son passé.

Un passé sombre, que l’on découvre grâce à une narration teinté de flashbacks, qui nous ramène au cœur d’une époque ou la ségrégation raciale bat son plein aux États-Unis.

Une histoire humaine, menée grand train par la plume poétique et subtile de T. Greenwood.

Petites questions à T. Greenwood

Je crois que c’est Faulkner qui a un jour fait le lien entre l’écriture d’un roman et le fait de devoir construire un poulailler dans un ouragan. Vous sentez-vous comme ça en débutant un roman ? Qu’est-ce qui vous pose le plus de problème au début d’un nouveau projet ?

La métaphore que j’aime bien (je ne me souviens plus de son auteur) dit qu’écrire est comme conduire sur une route sombre, en étant capable de voir seulement quelque mètres devant soi. Il n’est possible d’arriver au bout de la route qu’en se concentrant sur le rayon de lumière. Pour moi, écrire c’est comme conduire une vieille Coccinelle Volkswagen dans le brouillard, avec un seul phare, et un passager qui se plaint de ma conduite.

Ce qui me pose le plus de problème, c’est d’accepter de devoir - changer la vision originelle que j’ai de mon histoire. Ça arrive à chaque fois que j’écris un livre, mais je continue de m’accrocher à l’idée que le livre sera exactement comme je l’avais prévu. Je commence presque toujours par une image — un personnage dans une certaine situation — et j’écris en essayant de deviner comment ils peut s’en sortir. Et ce que je sais maintenant après avoir écrit plusieurs romans, c’est que je pense toujours avoir la réponse, et que je me trompe quasiment toujours.

Interview traduite de l’anglais

Envie d’un échantillon du livre ? Aucun problème, je vous offre les premières pages !

Prologue

Automne 1968

Des mûres. Voici ce que lui évoque cet homme. Sa peau a la couleur des mûres de fin d’été. De la nuit presque noire. Des ecchymoses. Harper se fait cette réflexion en regardant celui qu’ils ont emmené à la rivière, qui se noie et supplie d’être épargné. Il se demande par quel mystère la peau humaine peut avoir la profondeur bleu nuit d’un fruit mûr, du soir, du chagrin même.

Bien sûr, il pense aussi à la scène qui se déroule dans ce lieu, là où les deux rivières se rejoignent, à ce qu’un témoin verrait. Trois hommes blancs. Un homme noir, implorant d’être sauvé. La pleine lune déposant sur chaque relief un voile orangé : rien de plus que la photographie sépia d’un lynchage, comme celle que sa mère lui avait un jour montrée. Il avait alors détourné le regard, tout d’abord du pendu auquel on avait arraché les yeux, puis de sa mère, qu’il voyait pleurer pour la première fois. Elle verserait des larmes si elle était encore en vie, mais pas uniquement pour l’homme noir sur le point de mourir.

C’est la colère qui l’a conduit ici. Maintenant que Betsy est morte, pas simplement blessée mais partie à jamais, tout le reste — le chagrin, la tristesse, l’horreur — a subi une sorte de distillation, telle une sève aqueuse réduite sur le feu en épais sirop. En colère pure. C’est la rage qui l’a conduit ici. À présent, pourtant, dans la fraîcheur des bois, à la confluence des deux rivières, tandis que l’homme implore Harper du regard, ce sentiment a disparu. Avalé par la nuit, par la tristesse d’hier et le regret d’aujourd’hui.

« Par pitié », dit l’homme, et Harper ne pense qu’aux mûres.

Cette nuit-là et toutes les autres qui suivront, lorsqu’il fermera les yeux, cette couleur lui apparaîtra, comme pour lui rappeler l’acte le plus méprisable qu’il ait commis de toute sa vie.

L’accident, 1980

On dit souvent que nos choix nous définissent ; certains sont simples, anodins, d’autres plus complexes. Ces derniers sont ceux qui nous empêchent de dormir, nous forcent à peser le pour et le contre, à distinguer le bien du mal. Ils nous obligent à examiner toutes les options qui s’offrent à nous, toutes les issues possibles. Mais qu’en est-il des décisions spontanées ?

Celles qui n’ont pas bénéficié du luxe de la contemplation, celles faites avec les tripes plutôt qu’avec la tête ? Disent-elles mieux que les autres ce que nous sommes réellement ? Mencius, le philosophe chinois, considérait l’homme comme naturellement bon. Selon sa théorie, quiconque verrait un enfant tomber dans un puits s’alarmerait sur-le-champ, et ce réflexe, cette aptitude universelle à l’empathie, serait la preuve que l’homme est foncièrement bon. Mais qu’en est-il de celui qui ne ressent rien ? Qui se penche pour regarder au fond du puits sans agir ? Qui est-il ? Un jour, il y a bien longtemps, j’ai pris une décision qui, depuis, me fait chaque jour m’interroger sur l’homme que je suis et ce dont je suis capable. Et cet instant, cet abominable instant, a hanté tous les autres moments de ma vie. Je ne pense pas être mauvais, mais il m’arrive parfois de douter.

Douze ans après, il y a tout de même une chose dont je suis certain : j’avais besoin d’être pardonné, rien de plus. De réparer mes erreurs, de faire amende honorable. Au fil des ans, le chagrin de cette nuit s’est installé dans mes os, insinué dans mes articulations, mes épaules, mes mains. J’avais besoin d’absolution. J’avais besoin d’une seconde chance. J’imaginais la culpabilité se dissoudre comme du sel dans de l’eau chaude. Je l’imaginais se défaire de moi, s’envoler comme un oiseau étrange et funeste. Mais qui aurait pu croire que mon unique chance de pardon se présenterait à moi à la suite d’un accident de train, sous les traits d’une adolescente enceinte aux yeux vairons ? Je sais désormais que la providence avance masquée.

La nuit précédant l’accident fut pour moi une nuit blanche. Une fois Shelly partie se coucher, je restai debout pour confectionner des cupcakes qu’elle apporterait à l’école le lendemain, pour son anniversaire : de tristes cupcakes au chocolat avec un glaçage rose. Mes efforts en période de fête semblaient toujours décevoir ses attentes, même si elle se gardait bien de l’avouer (des costumes d’Halloween achetés en boutique au lieu de déguisements cousus main aux cartes de Saint-Valentin faites maison au lieu de celles, colorées, de Rexall, en passant par toute une série de pâtisseries ratées). Hanna lui aurait fait un gâteau en un claquement de doigts, avec son prénom calligraphié sur le glaçage. La grand-tante de Shelly s’était occupée de ses onze premiers anniversaires ; voyant mes tentatives échouer immanquablement, elle venait toujours discrètement à ma rescousse. À présent, j’étais seul devant des cupcakes au cœur aussi moelleux que du pudding et dont les pépites de chocolat se mêlaient au glaçage pour former une sorte de gravier rose. Le matin, Shelly aurait douze ans. Douze ans. Et, comme le jour où je l’avais ramenée de la clinique, j’avais toujours peur de ne pas être à la hauteur.

Notre nouvel appartement était situé au-dessus d’une salle de bowling. Shelly et moi y avions emménagé après avoir quitté la maison de Paul et Hanna au début de l’été. C’était en attendant mieux, me répétais-je sans cesse. Je ne laisserais pas les années filer dans cet appartement sordide. Ma fille méritait beaucoup mieux.

Douze ans plus tôt, le chagrin et le désespoir m’avaient poussé à m’installer chez l’oncle et la tante de Betsy. Seul avec un nouveau-né, je risquais de ne pas tenir le coup. Aucun d’entre nous n’avait imaginé que cette situation s’éterniserait. Mais Shelly y était heureuse, et les années avaient passé, tout simplement. À la fin de son CM2, je décidai enfin qu’il était temps de passer à autre chose. Elle était trop grande pour partager une chambre avec son père, et j’avais le sentiment d’avoir abusé de l’hospitalité de nos hôtes. Notre chambre pleine de courants d’air sentait les affaires des autres. Durant toutes ces années, Paul et Hanna n’avaient jamais pu se résoudre à déplacer le bureau bancal ni les vieux vêtements pendus dans le placard, et je n’avais jamais osé le leur demander. Bien entendu, ils proposèrent à Shelly de rester, c’était même leur souhait, mais l’idée de l’abandonner elle aussi m’était insoutenable.

Dès que je trouvai cet appartement en centre-ville, je vidai mon compte en banque pour régler d’emblée six mois de loyer. Surtout à cause d’Hanna. Je savais qu’elle doutait de moi et voulais lui prouver que j’en étais capable. Que nous pouvions nous débrouiller tout seuls. Et, même si elle adorait son grand-oncle et sa grand-tante, Shelly ne vit pas d’inconvénient à partir. Elle ne prit que les vêtements qui entraient dans sa petite valise, renonçant à certaines de ses possessions : une paire de pantoufles miteuses, une loupe qu’elle utilisait pour examiner les pierres qu’elle trouvait dans la rivière, une tirelire remplie de pièces. Je suppose qu’un enfant qui a perdu sa mère le jour de sa naissance apprend à ne pas trop s’attacher aux objets.

De plus, nous avions désormais deux chambres : chacun la sienne. La première nuit, Shelly se tint debout sur le matelas que j’avais posé au sol, les bras écartés, et tourbillonna jusqu’à se donner le vertige et ne plus tenir sur ses jambes. « Je l’adore, je l’adore, je l’adore ! », répéta-t-elle. Et, pour la première fois depuis longtemps, j’eus le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait. Elle s’endormit à même le matelas, sans me laisser le temps d’y mettre des draps. En dessous, les boules roulaient, les quilles tombaient, composant une étrange berceuse.

Ce soir-là, la chaleur de l’été indien venant s’ajouter aux bruits du bowling, je savais que j’aurais du mal à trouver le sommeil. Alors je me résignai à passer la nuit comme cela m’arrivait souvent ces derniers temps : assis sur le toit, à contempler l’eau verte et miroitante de la piscine municipale de l’autre côté de la rue, fermée pour l’été, pendant que Shelly dormirait dans l’autre pièce.

Je passai la tête à l’intérieur pour vérifier qu’elle allait bien. Quelques semaines plus tôt, au retour de l’été, j’avais installé notre unique ventilateur dans sa chambre. Il ronronnait devant la fenêtre, gonflait les rideaux comme des fantômes. Elle était allongée sur le ventre, profondément endormie, vêtue d’un de mes vieux tee-shirts d’étudiant, avec autour du cou le collier en emballage de chewing-gum dont elle ne se séparait jamais.

Je fermai délicatement la porte et longeai le couloir jusqu’à la fenêtre ouvrant sur mon refuge aérien.

À presque minuit, les plaques de goudron retenaient encore la chaleur du soleil et l’air était lourd. De l’autre côté de la rue, l’eau de la piscine était immobile. J’étais donc reparti pour un nouvel anniversaire et une nouvelle fournée de cupcakes pathétiques. Une autre semaine de nuits blanches. Je me leurrais en mettant mon malaise sur le compte de la chaleur. Ce n’était pas du tout la température qui était en cause, mais plutôt le fait qu’une année supplémentaire s’était écoulée. Le fait que Shelly ne rentrait plus dans ses baskets ni dans son manteau. Qu’elle n’avait plus besoin de moi pour nouer ses lacets ou se brosser les cheveux : chaque nouveau jalon me rappelait cruellement que la vie suivait son cours. Qu’elle avançait. Shelly grandissait. Et, chaque année, Betsy s’éloignait davantage. L’anniversaire d’un enfant ne devrait jamais correspondre à celui de la mort de sa mère.

Betsy. Avant tout cela, avant que je connaisse la couleur du ciel à 3 heures du matin, le souffle d’un enfant endormi, avant que je ressente cette solitude effrayante et totale au milieu d’un monde en sommeil, il y avait eu Betsy. Au cours de mes nuits blanches, son prénom cheminait jusqu’à mes lèvres, et j’en articulais les syllabes comme la récitation d’un poème ou d’une prière. Elle était là en permanence. Avant tout cela, je ne connaissais pas le monde sans elle.

Je cherchais Betsy en Shelly. Et parfois je la trouvais : dans le clignement paresseux de ses yeux, dans un soupir, dans la rougeur dont ses joues se teintaient parfois. Mais le plus souvent, en cherchant Betsy, je ne trouvais que moi-même. Shelly avait mes grandes jambes encombrantes, mon teint pâle, mes yeux bleus au léger strabisme. Elle avait presque douze ans — l’âge de sa mère lorsque je tombai amoureux d’elle. À dire vrai, même en scrutant au plus près le visage de ma fille, je n’y trouvais pas trace de Betsy.

Douze ans.

Mes rêveries sur le toit me conduisaient immanquablement à Betsy. J’avais beau me concentrer sur autre chose (la maison à vendre sur Finney Ridge, la défaite des Sox contre les Yankees, le roman de John Fowles que j’étais en train de lire), j’arrivais toujours, par des chemins plus ou moins détournés, à elle. Et tandis qu’approchait l’anniversaire de Shelly, la route menant à Betsy se faisait de moins en moins oblique. Je calculais l’emprunt qu’il me faudrait contracter pour acquérir cette propriété à trois chambres, et cela me renvoyait à un souhait dont Betsy m’avait fait part un jour, celui de posséder un jardin avec un oranger. (Je n’avais pas eu le cœur de lui dire que les oranges ne poussaient presque jamais dans le nord-est du Vermont.) Si le baseball occupait mon esprit, c’était encore elle que je voyais, arrachant la vieille casquette des Sox de la tête de Ray pour la mettre sur la sienne. Nous avions ri car elle lui tombait sur les yeux. Et en méditant sur ce roman dans lequel un collectionneur de papillons tombe amoureux d’une inconnue et décide de la capturer pour la garder prisonnière, j’en venais à me demander si Betsy avait déjà eu ce sentiment : celui d’être un papillon en captivité.

Et ce soir, la voilà de nouveau blottie contre moi sur le toit. Attendant avec moi que le soleil se lève sur Depot Street. Je ne la quittai que lorsque Shelly me sembla se réveiller et que le jour tant redouté fut arrivé.

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