Économie du climat : où en est-on depuis Nordhaus ?

Emmanuel Pont
Enquêtes écosophiques
35 min readFeb 24, 2021

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La plupart des gens connaissent l’économie du climat par son représentant le plus célèbre : William Nordhaus, prix Nobel d’économie en 2018. Ses résultats ont pourtant été très critiqués, et il fait souvent figure d’épouvantail dans le monde de l’écologie. Alors, a-t-il vraiment calculé que le “réchauffement climatique optimal” est de 4°C ? Que doit-on retenir aujourd’hui de ses travaux ?

Dans un article précédent j’avais présenté et critiqué le livre grand public d’un des plus célèbres économistes français spécialistes du sujet, Christian Gollier. Pour aller plus loin, nous faisons ici un point sur l’état de la recherche avec Nicolas Taconet, chercheur en économie du climat. Ce texte est accessible à n’importe qui disposant juste de bases sur le réchauffement climatique, aucune compétence préalable en économie n’est requise.

Pourquoi s’intéresser à l’économie du climat ? Pourquoi en parle-t-on autant ? Derrière ce sujet technique se cachent les grands enjeux politiques du réchauffement climatique : à quel point veut-on faire des efforts aujourd’hui pour éviter des effets catastrophiques plus tard ? Que faire en priorité pour réduire les émissions sans trop grever le reste de l’économie ? A quelle vitesse ? Loin d’être uniquement une discipline académique théorique, l’économie du climat aura un rôle de plus en plus important à jouer dans les choix de société sur le climat.

Dans cet article nous allons revenir sur les apports de Nordhaus à la discipline, les nombreuses questions qu’ils posent depuis le début, et la situation de la recherche aujourd’hui. Cette vue n’est évidemment pas exhaustive : Nordhaus n’est qu’un des chercheurs de l’économie de climat, qui n’est qu’une partie de l’économie de l’environnement¹. Même sur le sujet, on peut compter 1700 articles scientifiques publiés en 2020 qui mentionnent le coût social du carbone ! Cet article devrait néanmoins permettre de mieux comprendre les intérêts et les limites des travaux de Nordhaus, et comment la discipline a progressé en y répondant.

Si vous êtes peu intéressé par les résultats détaillés de la discipline mais beaucoup plus par leurs implications politiques, vous pouvez passer directement au chapitre “Alors, pourquoi ces controverses ?”.

DICE et autres modèles

Le principe de l’analyse coûts-bénéfices

Pourquoi entend-on autant parler de Nordhaus, et pourquoi a-t-il reçu le prix Nobel ? C’est le précurseur de l’analyse coûts-bénéfices pour le climat, le premier à avoir appliqué cette méthode à la question du réchauffement climatique alors que le sujet était encore peu populaire dans les années 70.

L’analyse coûts-bénéfices offre un cadre général pour évaluer les effets positifs et négatifs de projets ou de politiques publiques. Il s’agit ici de comparer les coûts causés par le réchauffement climatique et les coûts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. On s’affranchit donc d’une “cible climatique” qui aurait été déterminée par ailleurs (par exemple celle de l’accord de Paris) et on cherche le niveau “optimal” de réduction d’émissions sans a priori.

On peut aussi voir le sujet d’une autre manière : si on souhaite appliquer le principe du “pollueur-payeur”, il faut être en mesure de déterminer les dommages causés par les émissions pour les taxer aujourd’hui au prix correspondant. Comme on veut compter des dommages à venir, cela nécessite une représentation dynamique du système économie-climat et de son évolution future. Ces modèles permettent de calculer notamment une “valeur sociale du carbone”, qui va donner une valeur monétaire aux émissions évitées ou, à l’inverse, engendrées, dont on se sert notamment pour évaluer les projets de lois ou les investissements publics. On l’appelle aussi “valeur tutélaire du carbone” ou “valeur de l’action pour le climat”.

Des modèles intégrés coût-bénéfices

Pour y répondre on regroupe dans le même modèle des effets croisés entre climat et économie :

  • L’économie (production de biens et services, transports, agriculture …) émet des gaz à effet de serre
  • Ces émissions alimentent le réchauffement climatique.
  • Le changement climatique a des impacts économique
  • Les émissions peuvent être réduites au moyen de politiques climatiques qui auront un coût (notamment en mettant un “prix” sur ces émissions).

A partir de ce modèle on peut alors regarder ce qui se passe dans différentes trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre, et réfléchir à la désirabilité de ces scénarios.

Le modèle proposé par Nordhaus s’appelle DICE, disponible en ligne (notamment en version Excel). C’est le premier modèle de ce type, mais il y en eu de nombreuses versions, et de nombreux modèles alternatifs proposés par d’autres économistes. DICE lui-même ne donne qu’un cadre général, et laisse une liberté très importante d’adaptation. Le modèle a été largement mis à jour au fil des années, intégrant une partie des critiques qui lui ont été apportées, et Nordhaus a toujours fait l’effort de le rendre le plus ouvert et accessible possible. Pour plus de détails sur le fonctionnement du modèle vous pouvez visionner la dernière vidéo d’Heu?reka

Qu’est-ce qu’un modèle?

Avant de poursuivre il est utile de préciser ce qu’est et n’est pas un modèle, ce concept étant sujet à de multiples incompréhensions. Un modèle est par construction une vision simplifiée de la réalité. C’est ce qui fait son intérêt : la complexité du monde rend impossible toute représentation exacte, le simplifier permet de dégager des tendances significatives. Plus un modèle est complexe, plus il permettra de prendre en compte des phénomènes différents, mais aussi plus il sera difficile à comprendre et vérifier, et plus il reposera sur un nombre important de choix de ses auteurs. DICE est par construction un modèle simple mais évolutif, et c’est une raison importante de son succès.

Différents modèles font différents choix sur la manière dont leur sujet est représenté et, même avec le même modèle, les hypothèses peuvent fortement varier. On le verra avec DICE tout au long de cet article, de nombreux développements ont permis de mieux prendre en compte certains aspects initialement peu présents (risque, inégalités, technologie, géo-ingénierie …). Un modèle ne produit pas de “prévision”au sens fort : ce ne sont pas tant les résultats en eux-mêmes qui comptent, que comprendre à quel point les variations sur la méthode et les hypothèses changent les résultats, et quelles données ou raisons ont motivé ces choix.

Parmi les autres modèles d’analyse coûts-bénéfices les plus populaires on peut citer :

  • RICE qui détaille DICE en plusieurs régions, développé par Nordhaus
  • FUND qui descend au niveau des régions, secteurs économiques, types de dégâts climatiques et différents gaz à effet de serre
  • PAGE qui propose une autre décomposition selon les mêmes axes

Le bien-être social comme indicateur cible ?

La démarche de l’analyse coûts-bénéfices cherche à évaluer l’ensemble des effets positifs et négatifs pour la société de différentes actions, afin d’identifier celles qu’il est désirable de mettre en place. Pour pouvoir agréger et comparer des actions aux conséquences diverses, on les ramène à un même indicateur. Le plus souvent, on cherche à évaluer les effets à l’aune du “bien-être” qu’elles apportent aux individus (consommation, santé, …).

Dans le modèle DICE, l’ensemble de ces effets est évalué via la consommation des individus, elle-même dérivée du PIB. Ainsi, à la fois les réductions d’émissions et les dommages du changement climatique se traduisent par des réductions de consommation. Cela ne signifie pas que d’autres aspects du bien-être sont ignorés, mais on leur donne une valeur monétaire. C’est en agrégeant les effets sur la consommation des différents agents (de toutes les générations) qu’on peut déterminer la valeur sociale du carbone et la trajectoire qui permet d’optimiser les coûts et les bénéfices. Nous allons étudier à la suite les nombreuses questions que pose cette représentation.

Le calcul des coûts de réduction des émissions

Le coût de décarbonation commence généralement de manière très concrète, en calculant avec des ingénieurs combien coûterait un changement permettant de baisser les émissions, et quel serait son effet. Ce changement peut porter sur l’efficacité énergétique (faire pareil avec moins d’énergie) ou sur la décarbonation (changement de source d’énergie ou de processus). On en déduit le coût à la tonne de CO2 évitée (marginal abatement cost en anglais), qui est l’indicateur principal du domaine².

La combinaison de ces résultats donne des courbes comme celle bien connue de McKinsey, publiée en 2007³ :

On trouve désormais des études beaucoup plus fines par secteur et pays (par exemple l’agriculture en France) ou l’étude précise des gaz à effet de serre hors CO2. On a aussi une bien meilleure visibilité qu’en 2007 sur les coûts et bénéfices réels de la plupart de ces interventions.

Gillingham & Stock 2018 présente une synthèse de la recherche récente (il compile les résultats de 50 articles), ainsi que des grands enjeux du domaine.

On peut y trouver trois résultats particulièrement intéressants :

  • Pour une même politique de réduction il peut y avoir des variations très importantes de coûts en fonction du contexte, de la maturité, de la méthode pour la mettre en oeuvre (il ne s’agit pas exactement d’incertitude)
  • D’autres facteurs peuvent influencer la décision, au-delà du seul coût. Ils expliquent en partie les “coûts négatifs” qu’on observe ici ou dans la courbe de McKinsey. Ces coûts sont en fait une énigme pour l’économiste : s’il est rentable d’isoler sa maison, pourquoi les gens ne l’ont-ils pas déjà fait d’eux-mêmes ? Parfois certains coûts n’ont pas été prévus, parfois aussi on assiste à des phénomènes complexes comme l’effet rebond (généralement limité selon Gillingham et al.2015 qui propose une synthèse des études sur la question). L’économiste essaye de bien prendre en compte tous les aspects, et la mise en œuvre réelle de ces mesures a permis de réviser nombre de ces coûts négatifs. Cette question, baptisée “energy efficiency paradox”, fait couler beaucoup d’encre et ne semble pas encore entièrement résolue.
  • Les coûts estimés sont très élevés, notamment pour la plupart des interventions ayant un potentiel important ! Les auteurs recommandent de bien faire la différence entre les types de coûts. La majorité des études portent sur les coûts dits “statiques” des investissements aujourd’hui. Le plus important est pourtant le coût “dynamique” à long terme. Quatre grands facteurs peuvent faire une différence très importante entre les deux : progrès technologique, économies d’échelle, effets de réseau, dépendance au chemin. Par exemple, un résultat intéressant de Vogt-Schilb et al. 2018 est le risque d’investir aujourd’hui dans des technologies “de transition” rentables à court terme comme le gaz, mais qui verrouilleront une trajectoire de décarbonation plus chère à long terme. Le calcul dynamique peut aussi faire augmenter les coûts, par exemple pour un système électrique majoritairement renouvelable. La difficulté est que cette perspective fait beaucoup augmenter l’incertitude par rapport aux coûts statiques.

Les modèles intégrés comme DICE estiment alors une trajectoire de coûts croissant de réduction des émissions, calibrée sur des coûts principalement statiques. On peut trouver dans Grubb et al. 2021 une revue des limites de ce calcul et des premières évolutions visant à mieux prendre en compte les aspects dynamiques. Les auteurs y proposent aussi une évolution de DICE prenant en compte la dépendance au chemin, qui change fortement le résultat.

Le calcul des dommages du réchauffement

Pour chiffrer les impacts économiques des émissions de gaz à effet de serre, il faut pouvoir comprendre d’abord la réponse du système climatique aux émissions, puis les impacts du réchauffement sur les économies et la société. On peut trouver une synthèse des enjeux de ce calcul dans Diaz & Moore 2017, chacun assorti de plusieurs références d’études qui les abordent. Nous allons revenir ici sur les principaux et sur les avancées par rapport aux premiers modèles.

Modéliser la réponse du système climatique

Le climat réagit en réponse aux émissions de gaz à effet de serre : les économistes calibrent des modèles simplifiés sur les prévisions des modèles climatiques. La version initiale de DICE négligeait par exemple la dynamique du CO2 dans les océans et surestimait l’inertie climatique. Dietz et al. 2020 présente une synthèse des limites et des avancées sur la question et évalue les effets importants de cette modélisation sur le résultat final.

Traduire les impacts physiques en impacts économiques

Ensuite vient la partie la plus difficile de ce type d’exercice. Certains sont relativement faciles à quantifier, d’autres sont très incertains ou difficilement commensurables.

Par exemple, on peut estimer les pertes de rendement agricole, qui ont des effets sur les revenus des agriculteurs ou les prix de l’alimentation. De même, on peut quantifier la valeur des infrastructures menacées par la montée des eaux.

Pour quantifier ces impacts, il existe différentes méthodes:

  • La méthode énumérative est la plus ancienne et la plus courante : lister tous les impacts puis les monétariser. Parmi les résultats récents, un calcul par région et secteur économique ou une modélisation des rendements agricoles. Néanmoins, elles excluent les potentielles interactions entre différents impacts du changement climatique. Ces modèles ne partent pas forcément de “marchés théoriques parfaits” où les acteurs s’adaptent instantanément et de manière optimale ; généralement plus le modèle porte sur un secteur précis et plus il sera proche de la réalité.
  • Les modèles dits d’“équilibre général” prennent en compte les interactions entre les impacts dans différents secteurs et régions. Ces effets peuvent atténuer les impacts, du fait de potentielles substitutions: par exemple, si tel pays ne peut plus produire un bien donné, un autre peut en partie prendre le relai. D’autres effets d’interaction peuvent au contraire amplifier les impacts: par exemple, les besoins accrus en eau dans le domaine agricole peuvent contraindre les ressources hydrauliques utilisées pour la production électrique, ou une utilisation pour le refroidissement des centrales thermiques. Un modèle récent de ce type conclut à des coûts très élevés au-delà de 2°C.
  • La méthode statistique consiste à extrapoler à partir de données climatiques passées ou de différences de productivité entre pays les pertes de PIB futures, par exemple Burke et al. 2015. Cette approche est très discutée car de nombreux effets du réchauffement ne sont pas visibles aujourd’hui.

Au-delà de ces impacts pour une année ou une température donnée, la croissance à long terme peut également être affectée.

En revanche, il est beaucoup plus difficile de chiffrer les impacts “non-marchands.”Comment chiffrer les conséquences économiques du blanchissement des coraux? Comment prendre en compte les pertes de biodiversité ou de services écosystémiques, sachant qu’ils participent aux économies de multiples façons (production, fonctions récréatives, valeur culturelle, voir par exemple le rapport de l’IPBES). Bastien-Olvera & Moore 2020 propose des pistes pour inclure ces valeurs d’usage dans les modèles climatiques, ainsi que la valeur qu’on peut donner à la nature pour elle-même au-delà de bénéfices identifiés pour l’économie. Un autre exemple d’impact non-marchand important porte sur les impacts sur la santé: la mortalité ou la morbidité, par exemple du fait de vagues de chaleur, ou du déplacement de maladies. Pour prendre en compte ces effets, il est nécessaire de les traduire en termes monétaires, par exemple via une valeur statistique de la vie.

Encore plus incertain, il est très difficile d’estimer les dégâts de second ordre : déplacements, guerres, instabilités … En particulier cette question se heurte à des obstacles fondamentaux :

Aujourd’hui ces effets possibles ne sont donc pas pris en compte dans les calculs de dommages.

Des sondages d’experts permettent de compléter les résultats numériques avec le “sentiment” des spécialistes du sujet pour prendre en compte l’ensemble des dégâts. Howard & Sylvan 2015 est volontairement très accessible aux non-spécialistes et nous utiliserons ses résultats pour illustrer la diversité des opinions parmi les économistes du climat. Les auteurs ont interrogé 1103 scientifiques ayant publié en économie du climat et reçu 365 réponses. Cette étude donne donc une bonne vision indicative des avis de la communauté des économistes du climat, et nous y reviendrons plusieurs fois.

Des méta-analyses permettent de regrouper ces résultats : la référence récente est Howard & Sterner 2017, qui inclut 26 estimations tirées de 20 études différentes.

Valeurs des dommages

Pour toutes les raisons citées il existe une grande incertitude sur les dommages estimés. Voici par exemple la perte équivalente de PIB estimée pour un réchauffement de 3°C :

Certains s’étonnent de la faiblesse de ces valeurs, mais pour un économiste c’est beaucoup : peu d’événements ont un effet aussi important sur l’économie et le bien-être. Par exemple une perte de 3% du PIB c’est le coût national estimé du tsunami et du tremblement de terre de 2011 au Japon (incluant l’accident nucléaire de Fukushima). C’est la catastrophe naturelle la plus chère de l’histoire, alors qu’elle a touché une zone réduite dans un pays riche. En “équivalent dommages du réchauffement” ce serait donc comme si cela arrivait en même proportion dans tous les pays, chaque année, pour l’éternité …

Les résultats de Howard & Sylvan 2015 permettent de mesurer la grande diversité des avis sur la question des dommages (qui inclut l’ensemble des effets et pas seulement les dégâts directs) :

Des fonctions de dommages calibrées sur les évaluations d’impacts

A partir de ces évaluations d’impacts, DICE et les autres modèles de ce type ont recours à ce qu’on appelle une “fonction de dommage” pour pouvoir étudier les impacts dans différents scénarios de réchauffement climatique. Elle synthétise en termes monétaires les coûts du changement climatique en pourcentage du PIB. Attention, ce n’est pas parce qu’elle est calculée en PIB que c’est le seul facteur pris en compte. Cela ne veut pas non plus forcément dire que le PIB diminuerait vraiment de cette valeur, mais plutôt que les dommages seraient équivalents à une perte monétaire de cet ordre de grandeur.

Comme la plupart des études sur les impacts du réchauffement climatique étudient des situations de réchauffement “modéré” (+2–3°C) il faut extrapoler pour estimer les valeurs de réchauffement plus élevés. Elles sont donc particulièrement spéculatives.

Ces éléments conduisent les chercheurs à considérer une diversité de fonctions de dommage, avec des coûts plus ou moins élevés et augmentant de façon plus ou moins rapide avec le réchauffement. Voici par exemples les résultats de trois modèles comparés :

La prise en compte des risques

Les climatologues sont bien familiers de l’incertitude qui porte sur la sensibilité climatique, c’est-à-dire la température à laquelle la Terre va se stabiliser du fait d’un doublement de la concentration en CO2. L’intervalle de confiance du GIEC (66%), s’étale entre 1.5°C et 4.5°C. De même, l’incertitude sur les impacts économiques à 2°C se révèle importante (et c’est encore plus le cas pour des niveaux de réchauffement élevés).

Dès lors, la question du niveau de réduction des émissions doit considérer non pas seulement le “scénario moyen,” mais également l’étendue des possibles, y compris les scénarios extrêmes. Par exemple, s’il y a une chance sur 100 de se diriger vers une “planète étuve” majoritairement inhabitable par l’Homme et irréversible, on devrait être prêt à réduire drastiquement les émissions, même si les dommages “moyens” sont limités. Weitzman avance même en 2009 que, dans le cas du changement climatique, la distribution des sensibilités climatiques possibles étant très déséquilibrée, les outils traditionnels pourraient se retrouver inopérants. En effet ils pondèrent le coût par la probabilité : si les coûts possibles croissent plus vite que leur probabilité ne diminue, on se retrouve avec des valeurs infinies et le calcul n’a plus aucun sens.

Ces questions d’intégration des risques font l’objet de recherches actives et incluent notamment de potentiels effets de seuil (ou “tipping points”, voir par exemple Lemoine and Traeger 2016) et des impacts catastrophiques (Dietz 2011). Il existe de nombreuses méthodes pour gérer le risque et “compter” les catastrophes (par exemple Millner 2013). Savoir celle qui est la plus adaptée dans le cas du réchauffement climatique reste une question ouverte.

Le sondage de Howard & Sylvan 2015 nous donne sur la question une variété d’avis encore plus grande que pour les dommages moyens :

De nombreux auteurs considèrent qu’on se trouve, dans le cas du changement climatique, face à une situation d’incertitude radicale : c’est-à-dire une incertitude qui n’est pas probabilisable et qui ne risque pas de se dissiper avec le temps. Ceci n’empêche pas de faire des calculs, mais il faut garder cette incertitude à l’esprit pour les interpréter. On trouvera des pistes de réponses avec des méthodes comme le “robust decision-making” qui s’éloignent du cadre de réflexion habituel de l’économie.

L’inégalité entre individus

Enfin, un enjeu essentiel est de prendre en compte les inégalités entre individus et leurs interactions avec le climat de manière explicite. On sait notamment que les impacts du changement climatique portent davantage sur les plus pauvres et le réchauffement climatique pourrait faire basculer des millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté, du fait d’impacts sur l’agriculture, la santé ou à la suite d’événements extrêmes.

Cela a une importance pour l’analyse coûts-bénéfices, car on va donner plus de poids aux effets négatifs lorsqu’ils portent sur les plus pauvres. En philosophie politique on appelle ce cadre utilitariste : une même augmentation du revenu ou de l’état de santé donne lieu à une augmentation du bien-être plus importante chez un individu pauvre que chez un individu riche. Par exemple, avec des valeurs communément utilisées, donner un euro au Bangladais moyen se traduit par une augmentation d’utilité globale environ 35 fois plus grande que donner cet euro à un Français moyen⁴ !

Mais il existe également d’autres approches, comme le prioritarisme, qui donnent un poids encore plus important aux personnes les moins bien loties et vont donc recommander des réductions d’émissions plus importantes.

L’utilitarisme est le cadre le plus utilisé dans les modèles d’économie du climat, mais l’échelle considérée va être cruciale. Le modèle DICE représente l’économie et le climat à l’échelle globale : il ne modélise qu’un agent et se limite donc aux inégalités entre les générations. Nordhaus a néanmoins développé une version régionale de son modèle : RICE, et il existe d’autres modèles considérant une dizaine de régions (FUND, PAGE), qui permettent de préciser les différences de pertes. Plus récemment, quelques études ont cherché à désagréger encore le calcul pour mieux prendre en compte les inégalités au sein des régions : soit à l’échelle des pays, soit en prenant en compte des déciles de revenus à l’intérieur des régions . Dennig et al. 2015 montre ainsi que les hypothèses sur la distribution régressive des dommages peuvent faire passer des trajectoires conduisant à un réchauffement optimal de +3.5°C (calibration de RICE par Nordhaus, qui est utilitariste mais uniquement entre régions) à moins de 2°C. L’effet est donc très important !

Néanmoins, ce mode de calcul ajoute également beaucoup de complexité et de questions: quelles hypothèses faire sur la distribution des coûts de l’atténuation, sur la participation des différentes entités à l’effort de réduction? Comment calibrer de manière satisfaisante des coûts et des impacts à des échelles plus fines, alors qu’on a déjà du mal à trouver des données pour produire des estimations à l’échelle globale? Quelles hypothèses retenir pour l’évolution des inégalités futures au sein des régions? Il s’agit d’un axe de recherche important.

Le taux d’actualisation et l’inégalité entre générations

La recherche de la conciliation entre coûts présents et bénéfices futurs suppose de donner un poids au bien-être des générations futures. Cela peut surprendre, mais c’est en fait une des définitions du développement durable :

“un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs”

En analyse coûts-bénéfices on fait classiquement appel à un “taux d’actualisation” qui permet de ramener des valeurs futures dans le présent. Cet aspect est l’un des plus discutés des modèles intégrés, puisqu’il influe considérablement sur les résultats : de petites différences de taux peuvent avoir un effet gigantesque au bout de plusieurs décennies. Ainsi, si le taux d’actualisation est de 3% par an, une perte de 100€ dans 50 ans est équivalente à une perte de 22€ aujourd’hui. A 4% c’est 13€. Aux Etats-Unis, l’administration Trump a choisi de considérer un taux de 7% pour évaluer les dégâts futurs du réchauffement climatique. On serait à 3€ avec le même calcul ! Plus le taux est fort, moins on donne d’importance aux générations futures.

La controverse autour du taux d’actualisation a été médiatisée par le rapport Stern, dont l’auteur argumente en faveur d’un faible taux d’actualisation, en opposition aux hypothèses de Nordhaus.

Il existe différentes approches pour choisir le taux d’actualisation et, d’une manière générale, le poids à accorder aux générations futures. On peut distinguer l’approche “normative” et la “descriptive”. Nordhaus préconise en effet un taux d’actualisation plus élevé parce qu’il pense qu’il faut se fonder sur les comportements que l’on observe dans la réalité, sans jugement moral sur ces préférences (approche descriptive ou positive). La plupart des individus sont “impatients”: ils préfèrent avoir 1$ aujourd’hui plutôt que demain. A ce titre, les comportements en matière d’épargne traduisent la façon dont les individus valorisent le présent par rapport à l’avenir. Il calibre donc son modèle de manière à pouvoir reproduire les taux d’intérêts sur les marchés, mais il existe d’autres méthodes pour observer les préférences des individus (enquêtes déclaratives, comportements sur d’autres types de marchés faisant appel à des arbitrages au cours du temps…). Un argument théorique en faveur de cette approche tient à ce qu’on appelle le “coût d’opportunité” : le rendement des investissements dans l’atténuation doit être au moins celui du marché, sinon il serait préférable de placer l’argent, et le dépenser avec les intérêts dans l’atténuation à la période suivante.

A l’inverse, Stern prône une approche “normative” : on doit évaluer les coûts et les bénéfices en fonction de critères éthiques et moraux, notamment vis-à-vis des générations futures. Il existe un champ d’étude important qui s’intéresse à la façon de traduire les principes de “soutenabilité” en outils utilisables par exemple pour évaluer le bien-être dans différentes trajectoires économiques (voir Fleurbaey 2015).

Dans les deux cas, les individus ont des préférences extrêmement diverses (diversité des comportements, diversité des valeurs morales), donc il est important d’explorer comment différents critères de décisions ou différentes calibrations changent les résultats.

Le sondage de Howard & Sylvan 2015 fait ici aussi ressortir une très grande diversité d’avis sur les taux d’actualisation, qui peuvent être constants ou décroissants, et choisis selon les taux de marché ou par des critères éthiques :

Dans le même sondage, si on choisit un taux constant, la majorité préfère des taux faibles, signifiant un fort poids à donner au bien-être des générations futures :

Dans un article de 2018, Drupp et al. conduisent un sondage sur les taux et étudient les différentes manières d’agréger la variété des réponses. Ils concluent à un taux de 2%, acceptable pour 75% des répondants. C’est beaucoup moins que le 4% utilisé par Nordhaus dans sa dernière version de DICE, ou recommandé par Christian Gollier dans Le climat après la fin du mois.

Une publication récente qui met à jour les résultats de DICE : “Climate economics support for the UN climate targets

Cet article reprend les principales limites de DICE que nous avons évoquées ici, et propose de le mettre à jour avec :

  • Un meilleur modèle climatique, qui réduit le “réchauffement optimal” de 0,5°C
  • La fonction de dommages de Howard & Sterner 2017 (-6,7% de PIB pour 3°C de réchauffement) sans changer sa forme (pas de prise en compte du risque). Ceci réduit l’optimal de 0,8°C
  • Le taux d’actualisation de Drupp et al. 2018, qui réduit encore l’optimal entre 0,5°C et 1,1°C (selon la manière dont les avis différents sont pris en compte)

Ces trois changements combinés permettent d’estimer un “réchauffement optimal” compris entre 1,7°C et 2°C. L’article propose plusieurs autres modifications plus mineures, qui réduisent encore un peu le résultat.

L’article conclut que, contrairement aux résultats de Nordhaus, l’objectif de l’accord de Paris de limiter le réchauffement bien en dessous de 2°C est entièrement compatible avec une analyse coûts-bénéfices fondée sur les résultats les plus récents de l’économie du climat⁵.

Alors, pourquoi ces controverses ?

Si la communauté de l’économie du climat a déjà pris en compte et largement fait évoluer ses modèles, pourquoi toutes ces controverses autour de Nordhaus ?

Nordhaus et le prix Nobel

L’attribution du prix Nobel est un excellent exemple de la frontière délicate entre science et politique sur ce sujet. Dans sa présentation scientifique, le comité Nobel indique clairement que Nordhaus est récompensé pour ses apports méthodologiques à la modélisation économique du réchauffement et pour avoir mis le sujet sur le devant de la scène. Lors de sa présentation au public Nordhaus a choisi de présenter aussi ses propres résultats de calcul et ses préconisations politiques, dont le fameux chiffre “4°C comme niveau de réchauffement optimal”, qu’on retrouve ainsi dans son support :

Comme nous l’avons vu, ce chiffre de 4°C ne représente pas vraiment l’état actuel de la recherche sur le sujet, ni le “consensus” des économistes. Ce consensus n’existe pas, les avis sont très différents, mais dans Howard & Sylvan 2015 la majorité penche pour une valeur sociale du carbone supérieure au résultat de Nordhaus (autour de 37$/tCO2)⁶ :

Revenons à Nordhaus. Lorsqu’on cherche dans le texte de sa présentation, on découvre qu’il insiste surtout sur les incertitudes et limites du modèle, et cite d’autres études plutôt que se contenter de ses propres résultats. A l’oral il indique aussi qu’il y a de nombreux modèles différents, et qu’ils sont des représentations très simplifiées de la réalité. Sur les dommages il insiste sur le risque, mentionne Howard & Sterner 2017 et présente surtout les limites du calcul :

Impacts have been carefully studied in reports of the IPCC as well as by private scholars. The best evidence is that impacts of climate change will be non-linear and cumulative. Early studies (EPA 1989) of the economics of different sectors indicated that the first 1 or 2°C of warming are unlikely to have major disruptive effects on agriculture and most other economic sectors, particularly if warming is gradual and farmers and other participants can adapt their technologies. More recent evidence, for example in the 2018 IPCC report on 1.5°C (IPCC 2014, 2018), suggests that even 2°C warming can be highly disruptive to human and particularly natural systems.
In the DICE model, the concept of damages includes non-market as well as market, and it has a correction for an insurance premium for high-consequence, low-probability events. In the 2016 model, damages are estimated to be 2% of output at a 3°C global warming and 8% of output with 6°C warming. But other summaries are all over the map. A recent meta-analysis by Howard and Sterner (2017) finds high estimates, with their preferred damage estimate being approximately 3½ times the damages underlying the DICE model.
Even the concept of damages is contentious. One line of criticism is that they ignore catastrophic damages, which is wrong. Another line is that they do not include the possibility of “fat tails,” which is more complicated because there is at this point no serious evidence of the presence of fat tails for the damage distribution.
A deeper critique is that damage functions monetize all human and non-human activities, which is correct. People might not object to monetizing the losses of wheat that are replaced by soybeans, or houses damaged by hurricanes. But they have firmer grounds for moral objections when studies put a price on human health impairments or monetize the submergence of entire island cultures. The economists’ response is usually that we attempt to put all costs and benefits in a common metric so that we can balance the losses in one area with losses in others. We should be attentive to imputing appropriate prices, but it is better to include some values on health damages than to omit them from the analysis. As Keynes is reputed to have said, it is better to be vaguely right than precisely wrong.

Pour les taux il conclue que le débat reste ouvert :

I will not reprise the debate on discounting here. It is just as unsettled as it was when first raised three decades ago. Instead, I will present the results of modeling with alternative rates on the social cost of carbon.

Il reconnaît enfin que le résultat final est controversé, et ne mentionne pas à l’oral le 4°C du graphique, se contentant de “plus de 3°C” :

Another finding, much more controversial, is that the cost-benefit optimum rises to over 3°C in 2100 — much higher than the international policy targets. Even with the much more pessimistic alternative damage function, the temperature path rises to 3°C in 2100.

Enfin il insiste aussi sur les incertitudes et l’importance de l’objectif pour le coût social du carbone :

Estimates of the SCC differ across models and vintages (see Nordhaus 2014, 2017). Table 1 shows calculations for the most recent published version of the DICE model, DICE-2016R3. The optimal carbon price is estimated to be $36/ton CO2 in the standard model. However, the SCC varies greatly depending upon the policy target. For both damage functions and less ambitious temperature targets, the SCC is in the $43–$108 per ton range for 2020. For targets of 2°C and below with short averaging periods, the SCC is in the $158–$279 per ton range for 2020.
Studies indicate that the SCC is highly uncertain. The MUP study (Gillingham et al. 2018) and Nordhaus 2018 indicate that the one-sigma uncertainty for the SCC is roughly as large as the median value. The SCC is so uncertain because of the cascading uncertainties from economic growth, emissions intensities, and damage functions.

Nordhaus ne revient plus sur ce concept de “réchauffement optimal” dans la suite de l’exposé, qui est consacrée à l’insuffisance des politiques actuelles et aux propositions de l’auteur pour y remédier.

Alors, Nordhaus a-t-il “mis de l’eau dans son vin” quant à ses idées de réchauffement optimal ? Nous n’avons pas étudié l’ensemble de ses prises de position auprès du grand public depuis le début, mais ses interviews depuis son prix Nobel sont toutes dans la même veine que son discours : elles mettent en avant l’urgence d’agir sans mentionner l’inquiétude de “trop en faire”. On y voit aussi qu’il est très lucide sur les obstacles politiques aux mesures les plus mises en avant comme les taxes carbone.

On assiste peut-être à l’un des pièges de la communication scientifique : lorsque Nordhaus publie des articles scientifiques sur les trajectoires de réchauffement, il s’adresse à des spécialistes qui connaissent le contexte et seront capables de juger de la portée de ce résultat. Il est risqué de reprendre directement le résumé d’une publication dans le débat public sans travail d’appréciation et de contextualisation. On voit ainsi que lorsqu’il s’adresse au grand public, Nordhaus ne fait pas du tout la même interprétation de ses propres travaux que des gens comme Bjorn Lomborg !

Pourquoi Nordhaus n’a-t-il pas plus profondément mis à jour ses résultats ? DICE n’a pas vocation à prendre en compte tous les résultats de toutes les études, d’autant plus vu leur nombre considérable. Ceux qui l’ont été ont néanmoins nettement augmenté les résultats. Nordhaus n’a pas mis à jour ses calculs depuis 2016 (il a désormais 79 ans).

La critique de Steve Keen

L’article le plus fréquemment cité parmi les écologistes est celui de Steve Keen, économiste australien hétérodoxe : The appallingly bad neoclassical economics of climate change

L’auteur y revient rapidement sur l’histoire de l’économie du climat et ses critiques, qu’il estime marginales et ignorées par les auteurs principaux. Son principal reproche porte sur le calcul énumératif ou statistique des fonctions de dommage, leur extrapolation, ou la prise en compte des points de bascule. Cette critique est plutôt juste sur le fond mais, comme nous l’avons vu, elle n’est pas nouvelle et les limites de ce calcul semblent partagées même par Nordhaus. On trouve de nombreuses sources sur ces questions : sur le calcul de la fonction de dommage dans Diaz & Moore 2017, une méta-analyse des résultats dans Howard & Sterner 2017, des sondages d’experts dans Howard & Sylvan 2015 ou Pindyck 2019, et des réflexions sur la méthode dans Oppenheimer et al. 2016. Aucune n’est citée par Keen alors qu’elles ont été largement reprises. Cet article peint un tableau d’économistes malhonnêtes et malveillants qui laisse perplexe, alors qu’il ignore à la fois tous les résultats récents de la discipline et la prudence des stars comme Nordhaus ou Stern lorsqu’ils s’adressent au grand public. Comme preuve de leur influence néfaste, il se contente de citer trois paragraphes du rapport du GIEC de 2014. Cela nous amène à la question qui fâche :

Alors, quelle est l’influence politique de l’économie du climat ?

Quel est le poids politique de ces modèles, et notamment quelle responsabilité dans l’inaction climatique qu’on ne peut que constater ? Faut-il penser, comme Antonin Pottier, que les économistes “réchauffent la planète” ? Difficile d’arrêter une “réponse scientifique” à cette question, mais on peut apporter quelques éléments.

Comment ces résultats sont-ils présentés dans les rapports du GIEC ?

Concernant les dégâts économiques, le résumé aux décideurs du dernier rapport ne donne que des éléments limités, au milieu de la présentation des autres impacts :

L’augmentation de la température provoquera une accélération des pertes économiques (éléments limités, degré de cohérence élevé), mais les incidences économiques mondiales du changement climatique sont actuellement difficiles à estimer. En ce qui concerne la pauvreté, les incidences du changement climatique devraient ralentir la croissance économique, entraver les efforts de lutte contre la pauvreté, continuer d’éroder la sécurité alimentaire, entretenir les pièges existants de la pauvreté et en créer de nouveaux, ce dernier effet étant particulièrement marqué dans les zones urbaines et dans les «points chauds
de la faim» (degré de confiance moyen). Les dimensions internationales telles que le commerce et les relations entre les États sont aussi importantes pour comprendre les risques que le changement climatique pose à l’échelle régionale. {2.3.2}

Le rapport de synthèse ne chiffre que les dommages à 2,5°C (entre 0,2% et 2% du PIB), pour éviter l’effet des extrapolations, et insiste sur les incertitudes. Il faut aller dans la synthèse du groupe 2 pour trouver les citations de Keen, qui sont entourées d’avertissements sur les limites du calcul, et au milieu de centaines de pages sur l’ensemble des conséquences du réchauffement.

Sur le processus de décision le GIEC insiste dans le résumé aux décideurs sur la multiplicité des critères à prendre en compte :

Il est possible de prendre des décisions avisées pour limiter les changements climatiques et leurs effets en appliquant une vaste gamme d’outils d’analyse pour l’évaluation des risques et des avantages probables, qui prennent en compte la gouvernance, les questions d’éthique, l’équité, les jugements de valeur, les évaluations économiques et la diversité des perceptions et des réactions face aux risques et à l’incertitude. {3.1}

Le rapport détaillé ne propose pas non plus de coût social unique du carbone, mais présente un tableau avec les résultats des différentes études sur la question, détaillés par taux d’actualisation. Il est difficile d’accuser le GIEC de donner trop de poids à ces chiffres et d’escamoter leurs importantes limites et incertitudes. Et jusqu’ici on n’a vu personne tirer les citations du GIEC de leur contexte pour promouvoir l’inaction.

Quel effet direct sur les politiques publiques ?

Une application directe de ces résultats consisterait à mettre en place une taxe carbone sur les émissions à la hauteur de la valeur sociale des dommages engendrés par ces émissions. En pratique, aujourd’hui même le prix proposé par Nordhaus, qu’on peut juger trop faible, est nettement au-dessus du prix appliqué dans de nombreux pays (zéro, voire négatif dans tous les pays qui subventionnent les énergies fossiles).

L’autre application directe des résultats de la recherche sur l’analyse coût-bénéfices concerne l’établissement d’une valeur tutélaire du carbone, utilisée lorsqu’on évalue les projets d’investissements publics. Sous l’administration Obama, un groupe d’experts a ainsi produit un rapport s’appuyant sur les résultats des trois principaux modèles (DICE, PAGE, FUND). L’administration Trump a modifié les éléments du calcul (notamment l’actualisation) pour réduire cette valeur tutélaire du carbone. Aujourd’hui c’est John Kerry qui invoque ces résultats pour justifier l’ambition de la nouvelle administration. C’est surtout aux Etats-Unis que ces approches sont utilisées en pratique pour fixer la valeur tutélaire du carbone. En France, par exemple, c’est une autre approche, qui est utilisée. Nous y reviendrons.

Concernant Nordhaus en personne⁷, Aldy & Stavins 2020 proposent une typologie des l’influence qu’il a pu avoir sur les politiques climatiques, sans vraiment la quantifier :

  • Participation personnelle à plusieurs comités entre 1977 et 2013
  • Utilisation des modèles, notamment calcul du coût social du carbone aux US
  • Participation indirecte au débat public, qu’ils considèrent à la fois la plus commune et la plus subtile : définition et mise en avant de l’analyse coûts-bénéfices, influence sur la recherche, mise en avant de la taxe carbone

On peut trouver des chiffres sur Google Trends : on ne parlait pas beaucoup de Nordhaus avant son prix Nobel, et on en parle très peu depuis aussi. Les gens qui cherchent son nom cherchent principalement son manuel d’économie avec Samuelson. Sa popularité est très faible face à des économistes célèbres comme Friedman ou Keynes, ou certains vivants comme Piketty ou Krugman. Le rapport Stern (qui fait un certain nombre de choix très différents) a eu trois fois plus de recherches que le prix Nobel de Nordhaus.

Ces résultats sont-ils instrumentalisés par les climatosceptiques ?

Jusqu’ici le discours du doute a très majoritairement porté sur la réalité du réchauffement climatique et de ses effets, ce qui l’a naturellement opposé aux économistes du climat, dont c’est l’objet d’étude principal. Nordhaus a d’ailleurs répondu publiquement aux climatosceptiques en 2012. On peut néanmoins s’inquiéter que ce discours porte de plus en plus sur la rentabilité de l’action climatique, alors que le réchauffement est de moins en moins contestable. C’est d’autant plus facile ici que, par définition, les modèles d’analyse coûts-bénéfices reposent sur des scénarios futurs et des choix éthiques qui ne seront jamais indiscutables. Ils auront toujours aussi une portée politique, car il ne s’agit de rien de moins que de déterminer le bien-être de l’ensemble de l’humanité sur plusieurs siècles.

Peut-on voir des signes récents de cette instrumentalisation ? Oui, par exemple le Heartland Institute, Wattsupwithat, ou Lomborg dans le Wall Street Journal qui reprennent certains résultats de Nordhaus pour promouvoir l’inaction. Ce discours semble pour l’instant très minoritaire par rapport à la couverture extrêmement large du réchauffement climatique et la richesse du débat public autour de ses enjeux politiques.

Le chercheur peut-il y faire quelque chose ? Oui, et nous avons vu que Nordhaus en est un bon exemple : il fait très attention de contextualiser ses résultats et préciser leur portée quand il s’adresse au grand public. Il ne donne pas non plus trop de place aux débats techniques de l’intérieur de la discipline, pour insister surtout sur les enjeux généraux pour la société autour de deux grands messages : le réchauffement est un vrai danger, il faut agir vite et fort. Nordhaus ne mâche d’ailleurs pas ses mots face à certaines reprises de ses recherches :

The piece completely misrepresented my work. My work has long taken the view that policies to slow global warming would have net economic benefits, in the trillion of dollars of present value. […] I can only assume they [are] either completely ignorant of the economics on the issue or are willfully misstating my findings.

Alors, comment faut-il décider ?

Tout le monde s’accorde à dire que ces méthodes sont imparfaites, à la fois car c’est inhérent à l’exercice, mais aussi parce que les méthodes et évaluations proposées ne sont pas toujours convaincantes. Nous l’avons longuement abordé dans cet article, les premières critiques ont au moins 20 ans, et on trouvera des synthèses récentes de ces limites et de leurs conséquences pour la décision par exemple dans Pezzey 2018, Pindyck 2017 ou le rapport de l’académie nationale des sciences américaine de 2017.

On pourrait proposer plusieurs courants parmi les économistes sur cette question:

  • Certains pensent que malgré ces incertitudes on devrait utiliser ce type d’approches pour fixer le coût social du carbone et les taxes carbone avec des paramètres “raisonnables”. C’est le cas par exemple de Nordhaus ou Gollier. Cette approche n’empêche pas certains de vérifier que le résultat est cohérent avec une cible définie par ailleurs.
  • D’autres considèrent que même s’il y a beaucoup d’incertitudes, on peut quand même utiliser ces modèles pour identifier des points de consensus ou non, par exemple Weyant 2017 . Notons que Nordhaus le fait aussi dans sa présentation Nobel :

Here are some of the major findings from virtually all IAMs.
• One major finding of integrated assessment models is that policies to slow emissions should be introduced as soon as possible.
• A second finding is uniformity of price — that the most effective policies are ones that equalize the incremental or marginal costs of reducing emissions. Equivalently, in a market context, that means that the carbon prices should be equalized in every sector and in every country.
• Effective policies should have the highest possible participation; that is, the maximum number of countries and sectors should be on board as soon as possible. Free-riding should be discouraged.
•Finally, an effective policy is one that ramps up over time — both to give people time to adapt to a high-carbon-price world and to tighten the screws increasingly on carbon emissions.

  • Certain jugent que ces outils sont trop simplistes ou imparfaits pour guider les décisions sur l’atténuation mais qu’on peut utiliser d’autres approches économiques pour identifier les trajectoires de réduction des émissions au moindre coût (avec un objectif déterminé par ailleurs, par exemple atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050), par exemple Heal 2017, Kaufman et al. 2020 ou le rapport Stern Stiglitz 2017. Cette approche permet de réduire l’horizon temporel, abandonner les incertitudes sur les dommages et modéliser plus finement l’économie, et donc d’obtenir des résultats plus réalistes que les modèles d’analyse coûts-bénéfices. On peut trouver une bonne présentation de ce type de modèles sur Carbon Brief. C’est la manière dont le prix du carbone est calculé, par exemple, au Royaume-Uni et en France, où le résultat le plus récent est celui du rapport Quinet 2. Notons que les résultats de coût social du carbone de ces modèles sont proches de calculs récents de coûts-bénéfices comme Hansel et al. 2020 !
  • Enfin, comme nous l’avions évoqué, il existe de nombreuses approches en théorie de la décision qui donnent des pistes pour dépasser la simple analyse coûts-bénéfices dans des situations d’incertitude complexes. Certaines études d’économistes proposent des réflexions sur des alternatives pour la question climatique, comme van den Bergh 2004 ou Doukas & Nikas 2020.

Sur l’ensemble des économistes Howard & Sylvan 2015 vérifient néanmoins un fort consensus pour une action envers le climat :

Conclusion

Dans ce long article, nous avons proposé une revue (loin d’être exhaustive) des résultats récents de l’économie du climat. S’il n’y a pas vraiment de consensus, ces résultats ont fortement évolué, et la discipline a su progresser en répondant à ses critiques. Il est temps de laisser de côté les controverses sur les anciens résultats de Nordhaus, qu’on aime beaucoup attaquer dans le monde de l’écologie. D’une part, celui-ci a su présenter au grand public une image nuancée de ses résultats, dont on surestime probablement l’influence. D’autre part, la discipline a largement avancé sans lui : les résultats récents sont à la fois beaucoup plus bas, rejoignant en cela les objectifs de l’accord de Paris, et souvent construits sur une philosophie du coût/efficacité très éloignée.

Il y a aujourd’hui un débat intense autour de la mise à jour du coût social du carbone par l’administration Biden aux Etats-Unis, qui est une excellente illustration de l’importance de ce domaine de recherche : il s’est traduit par de nombreuses prises de positions publiques sur la méthode, les hypothèses, et la philosophie qui se cachent derrière ce chiffre.

Merci pour leur relecture à Bonpote, Greg De Temmerman, Arnaud Perigord et tous nos relecteurs !

[1] Pour illustrer cette diversité, parmi les très nombreuses publications récentes en économie de l’environnement, on peut trouver :

[2] Qui dit indicateur dit réflexions sur son intérêt et ses limites, comme Kesicki 2011, Kesicki & Strachan 2016 ou Huang et al. 2016. Notons aussi que cette approche ne compte généralement pas les mesures de sobriété, qui ne sont pas à proprement parler des coûts.

[3] Ce graphique estime les coûts pour 2030. Dix ans après sa publication les auteurs constatent qu’ils ont largement surestimé les coûts des renouvelables et du gaz, mais aussi sous-estimé ceux du nucléaire ou de la capture du carbone.

[4] élasticité de l’utilité marginale de 1.5, PIB / habitant 10 fois supérieur

[5] D’autres articles récents arrivent à des conclusions similaires avec des raisonnements différents, comme Dietz et Stern 2015 ou Glanemann et al. 2020.

[6] Howard et Sylvan ont aussi réalisé un sondage en 2020 qui donne des résultats beaucoup plus élevés. Pour 2035 le coût social du carbone obtenu est entre 454$ et 1557$, avec une moyenne à 680$. C’est trois fois le résultat de leur étude de 2015 ou des résultats de Hansel et al., qui en sont proches ! Notons aussi que le résultat mis en avant est désormais par plage, ce qui donne une meilleure mesure de l’incertitude. Comment l’interpréter, les économistes ont-ils changé radicalement leurs évaluations en 5 ans ? Prudence : la différence provient non pas des avis sur les dommages ou les taux d’actualisation, qui n’ont que peu évolué, mais principalement de méthodes différentes pour prendre en compte la diversité des réponses et comptabiliser le risque catastrophique

[7] Au-delà de Nordhaus, de nombreux économistes ont participé au débat public sur les politiques climatiques. Nous ne rentrons pas plus en détail ici sur leurs prises de position : à la fois ce sont des actions de nature politique, mais qui peuvent aussi relever de positions complexes nettement plus nuancées que leurs participations au débat public, dont il faudrait analyser les bases scientifiques. Parmi eux Tol (qui a largement critiqué le GIEC et la cible des deux degrés), Gollier (dont Emmanuel a critiqué le livre grand public), ou Stern (qui a dans son rapport fait des choix d’ordre éthique loin de ce que la majorité des économistes auraient recommandé à l’époque).

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