Culture et futur de l’humanité : The Patterning Instinct, Jeremy Lent

Emmanuel Pont
Enquêtes écosophiques
6 min readSep 15, 2019

Je suis fan du blog de Jeremy Lent, ses articles sont des petits bijoux d’intelligence, par exemple :

George Monbiot, que je tiens en très haute estime pour sa capacité à poser les questions qui fâchent tout en gardant une boussole morale très claire, qualifie son livre The Patterning Instinct de “the most profound and far-reaching book I have ever read”. Que demander de plus ? J’ai donc lu cet ouvrage massif et dense cet été.

The Patterning Instinct est d’abord un livre de “métahistoire”, qui essaye de donner sens à l’ensemble de l’histoire de l’humanité, comme par exemple la philosophie de l’Histoire de Hegel, ou Guns, Germs and Steel de Jared Diamond. Il part donc des origines de l’humanité, du langage (son titre semble d’ailleurs une réponse au Language Instinct de Pinker), des premières sociétés, jusqu’à notre civilisation actuelle, et donne des pistes pour le futur proche. Son angle principal est l’étude des cultures et valeurs, comment elles dirigent inconsciemment la manière dont on comprend et agit sur le monde (le “patterning”, les modèles ou motifs que nous y voyons), comment elles ont influé sur les trajectoires des différentes civilisations, et comment en retour elles ont évolué ou divergé entre différents groupes. L’étude de cette boucle de rétroaction est une avancée notable par rapport à la plupart des livres du genre qui se limitent à scruter un facteur influençant l’histoire.

Cette histoire commence par la transformation de groupes de singes très darwiniens dirigés par un mâle alpha en sociétés de chasseurs-cueilleurs collaborateurs, organisés, et extrêmement égalitaires (avec des histoires mémorables de partage forcé, de moqueries des chasseurs qui chassent trop bien, ou de gaspillage du surplus dans un monde de court terme et d’abondance). On y croise les controverses sur les vagues de migrations des premiers humains, la naissance du langage, de l’art, et des premières religions animistes (qui prolongent l’instinct enfantin de voir des esprits et des raisons d’être dans tout). Cette histoire continue avec l’agriculture, la naissance de sociétés inégalitaires en même temps qu’une hiérarchie polythéiste des dieux (objection d’un ami archéologue : l’inégalité est apparue nettement plus tard que l’agriculture, avec les villes), les divergences des modèles culturels de ces sociétés dans le monde avec les quatre premières grandes culture en Chine, Egypte, Mésopotamie et vallée de l’Indus … et le début de culture indo-européenne. Jeremy Lent étudie aussi, avec à chaque fois des perspectives historiques et des parallèles avec les autres cultures du monde : la philosophie grecque qui distingue l’homme de la nature, l’équivalence entre esprit individuel et réalité du monde en Inde, la culture chinoise de l’harmonie, la naissance du monothéisme, le dualisme chrétien, la domination occidentale de l’homme sur la Nature et l’histoire coloniale qui en découle, la révolution scientifique et rationaliste, la vision systémique, la société d’entreprise et de consommation ... Cette histoire universelle et incroyablement riche se termine avec des perspectives sur notre futur dans un monde inégalitaire et en pleine catastrophe écologique.

L’objectif ridiculement ambitieux de métahistoire de la culture est atteint avec brio, en particulier le livre est très bien sourcé (avec renvois numérotés dans le texte et 80 pages de références) et n’hésite pas à présenter clairement les incertitudes, les controverses scientifiques, et les avancées récentes. La lecture est un régal pour tout amateur d’histoire, malgré des longueurs, quelques raccourcis qui agaceront les spécialistes, et le “patterning instinct” qui revient souvent comme un cheveu sur la soupe. Rien n’est complètement neuf, par exemple pour les lecteurs de Dominique Bourg sur le dualisme Homme / Nature, mais l’ensemble est présenté de manière très cohérente et étayée. J’y ai trouvé un éclairage original et intéressant de la plupart des idées que j’avais déjà croisées. Comme tous les raisonnements de métahistoire il présente un angle particulier (la culture comme déterminant historique) qui ne peut être considéré comme unique ni déterministe, mais The Patterning Instinct évite le récit sans nuance qu’on peut croiser ailleurs¹. Il permet justement de prendre du recul envers la plupart de ces métahistoires qui sont forcées au chausse-pied dans un “axe du progrès” (science, prospérité, liberté, religion, ordre …), qui n’est qu’un choix parmi d’autre de valeur de société. La démonstration de la puissance de la culture sur l’histoire, le destin des peuples, et les relations entres civilisations est très convaincante.

Il n’échappe pas à Jeremy Lent que nous sommes aux débuts d’une catastrophe écologique, qui va rapidement devenir le principal déterminant de l’histoire de l’humanité et risque de se terminer par l’effondrement de la civilisation. Il présente un tableau de la situation et des risques qui sera familier à tout écologiste, mais va surtout creuser ses sources : les cultures de la supériorité de l’Homme sur la Nature et de la consommation, qui sont devenus dominantes et ont littéralement colonisé la majorité de l’humanité. Elles ont tellement influencé nos valeurs qu’elles sont devenues invisibles, mais constituent néanmoins les fondement principaux de notre mode de vie actuel : travailler pour consommer toujours plus. Ces modes de pensée expliquent la difficulté à prendre la mesure du problème et choisir des politiques soutenables, pour l’auteur il est indispensable de les remettre en question. La perspective historique qui précède ne rend pas optimiste : des changements de culture aussi importants ont tous été très lents et plutôt le fruit des circonstances que volontaires.

Le “progrès” culturel va aujourd’hui à l’inverse vers l’apothéose de la domination de l’Homme et de son esprit sur la Nature : le transhumanisme et la singularité. Jeremy Lent voit donc venir un apartheid écologique, une bifurcation de l’humanité entre des riches qui ont les moyens de se protéger, s’adapter ou se déplacer face aux risques écologiques et qui iront jusqu’à diverger biologiquement, alors que le niveau de vie de la majorité de l’humanité va se dégrader continuellement au fil de l’épuisement des ressources et des crises économiques et écologiques (même dans les pays riches, comme l’Américain médian le vit actuellement). La “frontière” n’est pas claire, et à titre personnel je ne pense pas qu’elle puisse être par pays car les pays riches dépendent des ressources et du travail des pays pauvres. Il cite notamment les scénarios de Jorgen Randers, l’un des auteurs des limites à la croissance, qui prévoit cette bifurcation plutôt qu’un effondrement global (ce qui n’empêchera pas des effondrements locaux). Ces scénarios sont décrits avec une clairvoyance glaçante, notamment les mécanismes qui nous permettent déjà (dans les civilisations riches et technologiques) d’en détourner les yeux : le shifting baseline, la séparation des tâches, la vie urbaine, la vie par simulation (qui nous éloignera encore plus de la nature réelle et la remplacera par sa version informatique).

Y a-t-il un espoir face à ces sombres perspectives ? Jeremy Lent décrit et espère une nouvelle culture fondée sur la qualité de vie, le partage entre toute l’humanité et la soutenabilité écologique, et une grande transition de la société fondée sur ces valeurs. Ce regard sur la culture comme préalable au changement rejoint et généralise les “histoires profondes” de Naomi Klein ou les récits d’Arthur Keller. La bonne nouvelle est que même si elles sont très loin de régir notre monde de plus en plus d’humains les soutiennent. L’auteur y voit donc la première phase du changement nécessaire de culture, et en présente pour preuve les nombreux sondages sur le sujet (avec des résultats surprenants comme une majorité de répondants souhaitant protéger l’environnement au prix de la croissance et des emplois), l’émergence d’une nouvelle forme de pensée séparée des progressistes et des conservateurs, ou le nombre croissant d’ONG. Il voit aussi en Internet un outil permettant d’atteindre un point de bascule culturel beaucoup plus rapidement que les sociétés passées, point de bascule qui pourrait être aussi bas que 3.5% de la population engagée. Tout ceci est encourageant, et on peut effectivement voir de nombreux signes autour de nous d’une accélération de la prise de conscience. Mais attention, ce n’est pas encore vrai partout ni au niveau de conviction nécessaire. Surtout, le changement de culture n’est qu’une première étape, probablement indispensable, peut-être la plus difficile, mais non suffisante : il faut aussi réorienter l’histoire. Après cette lecture qui fut un plaisir intellectuel du début à la fin, au travail ! The Patterning Instinct est passionnant sur un plan historique et donne de nombreuses pistes mais ce n’est pas le livre qui va finir de briser nos valeurs périmées ni expliquer comment recycler notre société.

Notes

[1] Certains lui reprochent, à tort je trouve, d’installer une dichotomie des cultures entre occident et orient. A l’inverse on peut lui reprocher de ne pas vouloir convaincre assez clairement de sa thèse principale, ce qui est pour moi plutôt une qualité

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