il suffirait d’un signe… (1/2)

coreygraphe
Entre-espace
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9 min readJun 4, 2022
Goya : “le sommeil de la raison crée des montsres”, un homme endormi est entouré de monstres à l’aspect animal.

Il existe beaucoup de définitions du mot design et encore plus d’histoires sur son origine. Certaines se sont transformées en mythes, d’autres n’ont été créées que pour vendre une religion qui sauverait les décideurs de tout marasme économique.
Dans tous les cas et quelque soit l’histoire, le mot reste un dérivé du verbe latin designare (marquer d’un signe, dessiner, indiquer). On distingue rapidement l’ambivalence de ce signe. Il peut aussi bien servir à mettre en avant la singularité du sujet désigné que servir à signaler une indication conventionnelle d’usage.
Le signe est finalement facilement oublié, dépassé par ce contexte d’usage et d’industrialisation. On voit se multiplier les articles sur les risques de la normalisation par le design system et/ou les conventions d’usages de nos interfaces. Pourtant, il en faudrait peu pour remettre la singularité en avant dans nos designs ; il suffirait d’un signe…

Le signe ou l’organisation de la pensée

Dans son œuvre de philosophie politique Leviathan, Hobbes définit le signe comme le conséquent et/ou l’antécédent à un événement.
C’est l’expérimentation et la répétition de ce signe qui permet de le définir comme naturel : le soleil se lève tous les matins donc le soleil se lèvera demain matin. Ce signe est aussi conventionnel puisqu’il est admis de tous que le soleil se lève tous les matins par le fait de la rotation de la terre. Le signe naturel n’est pas forcément réfléchi, il est considéré comme un travail de l’imagination ; inconscient, il peut être considéré comme une intuition. Le signe conventionnel est du domaine de la raison, scientifique, certain même si faillible ; après tout la terre fut plate. C’est la manière de calculer des conséquences qui déterminera le niveau de certitude dans l’interprétation de la consécution.
On y retrouve le rapport entre habitude et imagination cher à Spinoza, on peut aussi percevoir des sujets tels qu’émotions/sentiments, les biais cognitifs; j’y reviendrais dans une prochaine note.

Un signe, c’est l’événement antécédent à l’événement consécutif ; ou inversement, le consécutif de l’antécédent, si des consécutions semblables ont été observées auparavant ; et le signe est d’autant moins incertain qu’elles ont été observées plus souvent.
Thomas Hobbes

La distinction entre consécution de l’imagination (aspect aléatoire, arbitraire, …) et consécution de la raison (enchaînement d’idées suivant les règles du syllogisme) déterminent la qualité de l’interprétation. Il faut noter que l’imagination est nécessaire à la constitution d’un signe. La chaise, le smartphone, la fourchette : tous ont été d’abord été imaginés. La pensée associe ensuite imagination et raison avant de comparer, additionner et soustraire des concepts. Il est toujours utile de se rappeler ce que nous avons tendance à oublier : nous sommes entourés par des objets nés de l’imagination.

Les Consécutions de la raison

Sémiologie & sémiotique

Ce sont deux types d’études liées à l’interprétation des signes. La sémiologie, créée par Hippocrate, permet d’interpréter les antécédents d’un événement que l’on nommera symptômes pour poser un diagnostic.
La sémiotique est la face philosophique de la sémiologie, elle approfondit l’idée de la structure même des signes dans leur mode de fonctionnement et leur contexte, une sorte de sémantique du fond plutôt que de la forme.

Il existe différentes représentations du signe en sémiotique. Celle de Pierce prend davantage en compte le contexte du signe.
Le signe est pour lui constitué de 3 éléments : l’objet auquel on fait référence, sa forme (le representamen) et le sens véhiculé (interprétant).

Le representamen prend différentes formes de représentation, il peut être :

  • Symbole, représentation intellectuelle et conventionnelle de l’objet
  • Icône, représentation possédant des caractéristiques analogues à celles de l’objet
  • l’Indice, une manifestation directe de cet objet
Triangle sémiotique

L’ambivalence du signe est toujours là :

  • plus on est proche du symbole, plus l’interprétation est précise et technique,
  • plus on s’avère proche de l’indice, plus l’interprétation est “joueuse” et poétique (le mot dit plus que lui-même).

Les études qualitatives des agences de pubs ou d’UX research (études anthropologiques, audits, analyse de marché, …) sont clairement liées à la sémiologie, une affiche politique par exemple est pensée pour :

  • engager : le slogan doit être appropriable, la personne politique atteignable
  • éclairer : l’affiche doit divulguer le positionnement politique et humain de la personne
  • évoquer : le fond doit faire apparaître le contexte (la France, l’écologie, la ruralité, l’aspect populaire, l’esprit projectif, …).

Chaque signe joue un rôle important et on peut encore être surpris par la créativité possible même sur des supports aussi convenus qu’une affiche électorale.

L’affiche électorale Hope de Obama casse par exemple tous les codes connus jusqu’au point de devenir iconique.

Elle devait s’appeler Progress mais on peut supposer que la facture street art de l’artiste Shepard Fairey et les références à la mémoire collective (on peut voir un rappel de visuels de Che Gevara, John F. Kennedy, A. Lincoln) suffisait à invoquer une certaine modernité et implicitement l’idée de progrès. Elle s’appelle finalement Change pour appuyer le message. Chaque signe de cette affiche est longuement réfléchi pour que le message soit clairement compris et retenu. Les couleurs, le graphisme et le style, l’expression, le verbe, le contexte et les antécédents, chaque signifiant et chaque signe renforce le signal qui deviendra iconique.

Affiche électorale d’Obama, illustration de Shepard Fairey

Chaque signe joue fortement entre indice et symbole. L’affiche électorale
Le tout étant supérieur à la somme des parties, c’est la variation des representamens dans une communication qui peut permettre d’être clair et singulier.

On sait que tout langage de représentation peut être construit soit en insistant sur des éléments discrets et en augmentant leur nombre, quitte à réduire celui des relations, soit au contraire en élargissant l’éventail des relations, autorisant une économie d’éléments.
Italo Calvino

Structuration d’un discours modulaire

Si par une nuit un voyageur

Dans “Comment j’ai écrit un de mes livres”, Italo Calvino explique comment il s’est inspiré d’une méthode mélangeant le cadre OuLiPien et le carré sémiotique de Greimas pour écrire “Si par une nuit un voyageur”.

En proposant une variation du carré aristotélicien, le linguiste Greimas fait passer le nombre de classes analytiques découlant de l’opposition de 2 (homme/femme) à 8 ou 10 :

  • les deux termes opposés (masculin, féminin)
  • la négation de chacun de ces termes (non féminin, non masculin)
  • les métatermes composés à partir de 2 de ces termes (ex : androgyne pour une composition homme / femme)
Carré sémiotique “homme” / “femme”

Ce carré permet donc d’analyser des patterns émergents, la sémiologue Elodie Mielczareck s’en sert par exemple pour trouver des mécaniques communes dans les affaires Cahuzac, Fillon et Benalla.

Lire l’article Carré Sémiotique d’Élodie Mielczareck.

Là où Greimas utilise le carré sémiotique pour analyser, Italo Calvino s’en sert comme d’une contrainte créative.
Voici par exemple le carré du premier chapitre où on voit apparaitre une histoire dans l’histoire, un lecteur se mettant à la place du lecteur.

Carré sémiotique du chapitre 1 de “Si par une nuit un voyageur”

— Le lecteur qui est là (L) lit le livre qui est là (l)
— Le livre qui est là conte l’histoire du lecteur qui est dans le livre (L’)
— Le lecteur qui est dans le livre n’arrive pas à lire le livre qui est dans le livre (l’)
— Le livre qui est dans le livre ne conte pas l’histoire du lecteur qui est là
— Le lecteur qui est dans le livre prétend être le lecteur qui est là
— Le livre qui est là voudrait être le livre qui est dans le livre

En plus de cette mise en abyme, Calvino va ajouter la « boule de neige fondante » de L’OuLiPo dans les contraintes créatives de son texte, ce qui donnera lieu à un dernier chapitre superbe de minimalisme et d’essentiel. C’est un travail narratif qu’Italo Calvino appelle l’effacement, proche du théâtre statique de Fernando Pessoa, cela explique pourquoi deux de mes penseurs préférés me semblent liés.

Pour ceux qui se posent des questions sur l’effacement, l’étude de Margherita Parigini est passionnante et vous pourrez y retrouver une analyse sémiotique poussée.

Représentation des carrés sémiotiques de chaque chapitre de “Si par une nuit un voyageur”

On peut aussi y voir un lien avec la structure de la tragédie classique (exposition, nœud, dénouement) qui sera redécouverte, comme il se doit, par les psychologues pour créer la règle Peak-end : une expérience dépend principalement de son apogée et de sa fin. L’amputation de l’exposition est dommageable, la promesse d’expérience (onboarding) devrait être prise en compte avec le Peak-end ;-)
Mais revenons en à la sémiotique. C’est donc la variation des signes, leurs nombre et la force de leurs relations dans une communication qui peut permettre d’être clair et singulier.

L’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, c’est un groupe de travail qui existe depuis maintenant soixante ans et qui regroupe donc des mathématiciens, des physiciens, des amoureux du langage, des écrivains évidemment aussi, qui tous travaillent sur la littérature sous contrainte. C’est-à-dire qu’on s’intéresse à la manière dont un texte peut naître en appliquant dans son écriture une consigne, une structure, une forme ou ce qu’on appelle aussi, une contrainte. L’idée est toujours de s’imposer des choses pour commencer à écrire.
le plus.
Hervé Le Tellier, lauréat du prix Goncourt pour son roman L’Anomalie

Le chateau des destins croisés

Des voyageurs se retrouvent dans un château (le livre se sépare en deux parties). Ayant subitement perdu la voix, chaque voyageur va, l’un après l’autre, se servir de cartes de tarot pour raconter son histoire. La polysémie de chaque carte va permettre au voyageur suivant de réutiliser une partie des cartes posées pour raconter sa propre histoire et ainsi de suite. Dans la Taverne, deuxième section du livre, un aspect divinatoire sera ajouté aux possibilités combinatoires. Je me suis servi de l’analyse de Gaelle Debeau pour reproduire les différents parcours des voyageurs narrateurs.

Disposition des Tarots dans la première partie de “Le chateau des destins croisés”

Italo Calvino se sert donc de cartes de Tarot pour créer sa première expérience OuLiPienne. Sa matrice d’écriture devient une “machine narrative combinatoire” qu’il utilise d’abord pour son travail d’auteur et donc de créatif. Je fais l’impasse ici sur une autre contrainte OuLiPienne, le bi-carré latin qui ne sert pas mon propos. Pour ceux qui sont curieux, le site oulipo.net recense une grande partie de ces contraintes.

Les UX designers peuvent penser aux flux (user , task, wire, …) en voyant les combinaisons. Ce qui m’intéresse plus ici est la structuration d’un discours cohérent quel que soit le parcours utilisateur par l’architecture de l’information, le marketing et l’UX writing. L’Interview de Gladys Diandoki, sur Plumes with attitudes, est passionnante. Elle y parle de son livre “UX Writing, quand le contenu transforme l’expérience” que je n’ai pas encore lu. Au passage, j’ai découvert cette interview par mon abonnement à la newsletter “UX Content Craftd’Apolline Rouzé. J’ai prévu d’écrire une note sure la modularité et l’origine des boilerplates, j’y reviendrai à ce moment-là !

Ma mission, c’est de structurer des informations pour les partager au bon endroit et au bon moment dans un parcours. Il ne s’agit pas uniquement des mots.
Gladys Diandoki

Conclusion

Si la structuration du discours est aussi un acte de designer, j’aimerais qu’on retienne principalement que :

  • l’acte de designer est issu de l’acte de cherche la vérité (philosophie) et, il sera toujours lié à la création et l’Art
  • les biais cognitifs et les manipulations (black patterns, …) doivent s’étudier dans un entre-espace ou rhétorique et sémiotique ont, entre autres, autant leur place que la psychologie

La deuxième partie de cette note parlera de créativité. Nous rebattrons les cartes en parlant de Tarots divinatoires, des “Stratégies obliques” de Brian Eno, de “L’Homme-dé” de Luke Rhinehart, …

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