Il suffirait d’un signe… (2/2)

coreygraphe
Entre-espace
Published in
8 min readJun 29, 2022
Le deck ouvert sur la carte “Go outside. Shut the door”

Il suffirait d’un signe pour permettre aux designers de débloquer leur créativité, de révéler de nouvelles perspectives et éviter l’ennui amené par trop de normalisation. C’est lorsqu’on ne trouve plus de nouvelles perspectives raisonnables et pertinentes dans un projet que l’on doit faire appel à l’imagination et créer de nouvelles consécutions.*

Après avoir présenté dans la première note de cette série des définitions sur les signes, leurs études et leurs utilisations (les astérisques * feront référence à ces définitions), je vais me concentrer sur ce signe qui vient tout perturber et qui peut relancer la créativité.

Stratégies obliques

Les Stratégies Obliques de Brian Eno est un jeu de cartes, créé en 1975, favorisant la création par l’aléatoire. On dit de Eno qu’il rayonne d’une nostalgie du futur, c’est peut-être ce qui le définit le mieux avec cette autre définition de “musicien non-musicien” (deux définitions à entrer dans un carré sémiotique* -;). En tant que producteur, il a essayé d’amener de la sérendipité dans ses productions.
Chaque carte du jeu est une pensée au-delà de la pensée qui doit permettre à un artiste ou à un musicien de débloquer sa créativité. La légende prétend que la trilogie berlinoise de David Bowie (Low, Heroes and Lodger) a profité de ce deck et que Brian Eno distribuait les cartes aux musiciens pour revitaliser leurs forces créatrices.
Les cartes sont utilisées par tout le groupe (Coldplay) ou par un seul musicien (seul The Edge y trouve de l’intérêt chez U2).

La grande difficulté est de savoir quoi en faire.

Lors d’ateliers créatifs avec des “non pratiquants” (après tout, il faut avoir foi dans la méthode ;- ) on prévient les participants que l’on va osciller entre divergence et convergence. Si on fait varier un groupe de 8 participants entre solos, duos, quatuors et groupe complet, on augmente cet effet pour chaque personne.
Un groupe a souvent besoin de consensus et suivra un lead. Un groupe a aussi besoin d’équilibre, il y aura toujours un ou deux rebelles.
Avec ces deux pôles, une tension peut faire perdre du temps, les cartes peuvent redonner un aspect ludique et collaboratif à la divergence.
Sans ces deux pôles, le groupe n’ira pas loin. Les cartes peuvent alors facilement augmenter la qualité de cette divergence.

Distribuer les cartes pour mieux diverger

Prenons un groupe qui reste bloqué sur une solution basique lors d’un atelier d’idéation ou claim.
Dans ce workshop, le facilitateur peut distribuer aléatoirement une carte par duo (pour donner plus de chance aux obliques) et aider ce groupe de 8 personnes à construire une histoire plus inattendue.
Chaque duo doit garder sa carte secrète pour augmenter les possibilités de dissonance.

1. Distribuer

Pour vous aider à mieux comprendre le jeu, j’ai tiré aléatoirement des cartes pour illustrer mes propos. Imaginons que je distribue une carte à chacun de mes 4 duos de ce fameux atelier créatif.

4 cartes du deck décrites ci-dessous

- Cut a vital connection : coupez une connexion vitale, celle-ci est simple pour n’importe quel système ou écosystème. Le duo peut par exemple imaginer une solution prenant particulièrement bien en compte la déconnections d’un objet connecté et nomade.

- Is it finished ? : est-ce fini ? Question facile a poser lors d’une expérience, l’esprit joueur verra facilement comment répéter en écho cette question dans les discussions de groupe. On peut par exemple challenger le feedback d’action si important pour le critère ergonomique de contrôle utilisateur.

- Listen to the quiet voice : écoutez la voix la plus calme, celle-ci peut facilement paraître ambiguë. Est-ce la voix d’un persona ? D’un membre de l’équipe ? D’un décideur ?

- Once the search is in progress, something will be found : lorsque la recherche sera en cours, quelque chose sera trouvé… Peut-être qu’ici aussi le duo pourrait avoir besoin de précisions sur cette question qui ressemble presque à une phrase dans un biscuit chinois.

2. Préciser

Si les cartes semblent obscures à notre duo, le facilitateur peut les aider à interpréter la carte et/ou il peut décider de la recouvrir une ou plusieurs fois. Le recouvrement est un classique du tarot divinatoire.

Les 2 dernières cartes sont recouvertes par 2 cartes chacune, la description est faite ci-dessous

Je reprends mon exemple :

- Listen to the quiet voice + Simple subtraction + Be less critical more ofter. Les 3 cartes superposées peuvent plus facilement être interprétées, elles ajustent le discours de la première : il faut se soustraire des avis les plus critiques pour oser tranquillement. Le duo devra aller le plus loin possible sans se soucier des avis contraire. Ils peuvent annoncer leur intention pour éviter que l’argumentation tourne au conflit.

  • Once the search is in progress, something will be found + Gardening, not architecture + make a blank valuable by putting it in an exquisite frame. Voici mon interprétation des signes* : nous devons donc obtenir quelque chose d’organique. Cela doit apparaître en attendant le résultat comme apparaissent les conseils ou les petites anecdotes dans un jeu.

3. Faciliter

Pour faciliter l’utilisation du deck lors d’une idéation collective, il existe des stratégies obliques qui entrechoquent le champ des possibles…

Le question-réponse : le question-réponse est souvent joué en free-jazz comme un appel : un chanteur appelle et le chœur répond (origine africaine comme le bâton de sagesse ;- ). Le free-jazz est une approche expérimentale d’improvisation qui peut ouvrir un champ des possibles incroyable.
Une des plus grandes des difficultés d’improvisation relevée par ce genre musical et politique (Coleman forever… , on en reparlera un jour) est de se synchroniser avec les autres.
On peut s’en servir avec les cartes distribuées en entrechoquant son propre discours à celui des autres. Il faut cependant qu’un duo lead soit désigné. Chaque duo devant ensuite essayer de trouver progressivement une nouvelle harmonie en intégrant le jeu du lead.

Lorsque le jeu se fait, on peut voir apparaître de nombreux phénomènes intéressant (polyphonie, off-beat, …) qui sont là encore une autre pratique du free jazz …

… Le paroxysme
Il est intéressant ici que le lead essaye de mener le groupe vers le paroxysme de cette divergence. Dans cet exercice, il y a toujours ce qu’on appelle en création l’horizon d’attente.
C’est un lien qui se crée entre le créateur (le déclencheur, le lead) et le(s) récepteur(s). Cette attente rend le récepteur actif; plus elle sera alimentée par le déclencheur, plus elle prendra de l’ampleur.

Tirer les cartes

Voici deux tirages qui peuvent se faire avec les cartes du tarot de Marseille. Il ne se fait normalement qu’avec les arcanes majeur. Vous pouvez de remplacer les cartes qui vous semblent floues (souvent mineures) par d’autres cartes majeures. Je prends ici pour exemple un exemple d’app liée à la mobilité (mon précédent produit).

La prise de décision

premier titrage (je reprends le même tirage qu’au départ)

1. la décision : Cut a vital connection.
Il faut couper une connexion vitale, sur une problématique mobile, on pourrait vouloir faciliter la possibilité de déconnecter l’application par exemple.

2. les atouts : Is it finished ?
La relation entre le mobinaute et son app n’est pas forcément finie, la détection de mouvement est avancée sur iphone, des objets connectés peuvent aussi pallier à cela.

3. Des informations à prendre en compte : Listen to the quiet voice + Simple subtraction + Be less critical more ofter .
Le contrôle de l’utilisateur favorisera l’adoption si la déconnexion est simple

4. le contre : Once the search is in progress, something will be found + Gardening, not architecture + make a blank valuable by putting it in an exquisite frame.
Sur le coup, je sèche… Si vous voyez une interprétation cohérente, n’hésitez pas ;-) Je n’ai pas cherché à aller plus loin, car je voulais montrer les limites de l’exercice.
Ici, pour gagner du temps lors d’un atelier, je choisirai d’exprimer le contre le plus évident en alternative. Le coût énergétique potentiel d’une app en veille pour continuer sur le même produit.

Perturber une relecture

Ajouter un signe dissonant à une consécution conventionnelle* est un classique de la création, il permet d’apporter un plus à une relecture d’un flux et ouvrir des nouvelles divergences.

Le signe de non-temps (uchronie) : imaginons qu’Internet n’existe pas (Cut a vital connection).
Comment aurions-nous pu répondre au challenge ? Est-ce que nous couvrons bien tout ce qui a été imaginé en uchronie ?

Chaque signe possible est défectueux : imaginons que rien ne fonctionne comme prévu (Cut a vital connection à son paroxysme).
Par exemple, quelle expérience digitale pour un mobinaute qui n’a plus de batterie sur son smartphone alors qu’il a loupé un rendez-vous vital et qu’il est dans un pays étranger sans moyen de communiquer, …
Ces expériences extrêmes arrivent, je parie qu’on en a tous vécu au moins une en se disant que peut-être un jour, on finirait par en rire.

Un “crash test” sur le produit que l’on a construit est toujours difficile a effectuer car on met toujours de l’égo et de l’affect dans son travail.
Les cartes posées sur la table peuvent aider les participants du workshop à se détacher de leur “bébé” (si, si, il faut le laisser à la nounou maintenant !).

3 cartes issues du jeu Devil UX : l’Egocentré, LE Sadique, l’Obsessionnel

L’agence Akiani propose avec Devil UX p des cartes qui vont peu à peu dégrader l’expérience utilisateur imaginée dans un sprint.

Poser les cartes à plat

L’onirisme : transformer un press release en conte est une autre façon de jouer avec ces cartes seules. Il faut dans ce cas les lier pour obtenir le début de notre histoire, voici un exemple avec les cartes tirées : il était une fois un XXXX (l’utilisateur) qui avait perdu la voix. Comment pouvait-il faire alors pour se faire entendre. Il chercha pendant longtemps une solution viable, se retrouvant même à communiquer avec par le biais de tarots* dans une taverne, mais rien y fit : il resta silencieux.
Ce silence imposé et cette recherche de la parole lui permirent cependant de réfléchir à ce qu’il avait envie de dire, à cette vérité profonde qui l’animait. Lorsqu’il comprit cela, les mots purent enfin se libérer…
Cela peut vous sembler éloigné de votre challenge puisque je n’en avais pas en liant ces cartes, mais j’imagine ici comment j’aurai pu m’en servir sur deux projets récents ;-)

Exemple de carte que j’ai créé pour un produit spécifique

Conclusion

Il existe tout type de cartes UX, des cartes pour apprendre et mémoriser des notions UX, des cartes pour poser un user flow, des cartes blanches, des cartes pour briser la glace et enfin celles pour créer le la divergence.

Ma préférence ira toujours à la divergence utile et cadrée, il ne faut pas hésiter à créer ses propres cartes car cela permet de faire vivre les personae qui évoluent en même temps que le produit.

Bonne divergence, bon jeu !

ps : La dernière note de cette série se concentrera sur la reflexion d’ajout de singularité dans un design system.

--

--

coreygraphe
Entre-espace

Designer - Loggeur B - play dice with the rakshasas