L’entreprise de demain

Pierre Mortier
Entrepreneurs durables
10 min readAug 10, 2020

L’entreprise de demain sera durable ou ne sera pas.

Le monde est en train de changer radicalement. Notre système révèle clairement ses limites. Il devient très difficile de le nier sans faire preuve de mauvaise foi.

Toutes les composantes de la société devront s’adapter à cette nouvelle donne, de gré ou de force. Les entreprises sont en première ligne. Les plus agiles, responsables et en capacité d’anticiper survivront. Les autres, plus rigides, insouciantes et constamment dans le court terme ne résisteront pas. L’entreprise de demain sera durable ou ne sera pas.

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La découverte du Nouveau Monde

Les bouleversements au niveau de notre écosystème ont largement été démontrés depuis des décennies par les scientifiques des diverses disciplines. La plupart de ce qui était dénoncé hier, est aujourd’hui visible à l’oeil nu par le commun des mortels.

Ces évolutions profondes sont maintenant à notre porte. Ce sont des changements globaux qui ne touchent pas uniquement les pays les plus fragiles. Ils commencent à impacter les pays riches, réputés solides et à l’abri. En vérité, les bouleversements ne vont épargner personne.

Au niveau de notre environnement de vie, la liste des calamités ne cesse de s’allonger. Le climat se dérègle. Chaque année, les catastrophes naturelles sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus violentes, au grand dam des compagnies d’assurances : tempêtes, ouragans, inondations, sécheresses, incendies, etc. Qui ne se souvient pas des images de la Californie, de l’Amazonie ou encore de l’Australie qui brûlent ?

De manière plus insidieuse, car moins spectaculaire, il est possible d’évoquer aussi la fonte des glaces aux pôles, la disparition des glaciers, la montée des eaux et l’avancée irrémédiable de la mer sur les côtes, là où se concentre une partie importante de la population mondiale.

La biodiversité s’effondre. Les scientifiques identifient la 6ème grande extinction d’espèces. La dernière datait d’il y a 65 millions d’années. C’est celle qui a provoqué la disparition des dinosaures. Ce que certains appellent notre Bibliothèque du vivant, dans laquelle nous puisons depuis la nuit des temps, pour nous soigner par exemple, est en train de partir en fumée.

En détruisant la biodiversité et en continuant de développer l’agriculture intensive, nous détruisons également notre barrière de protection contre les épidémies meurtrières pour l’être humain. En guise d’illustrations, on peut citer les épidémies récentes les plus connues comme le Sras — Syndrome respiratoire aigu sévère (2002), la grippe porcine (2009), la grippe aviaire (2013), Ebola (2014) ou encore le Covid-19 (2020).

La légende de l’échiquier de Sissa

Ce nouveau monde est marqué par l’emballement du système dans lequel nous évoluons. Celui-ci peut se représenter mathématiquement sous forme de courbes. Beaucoup de ces courbes sont ce qu’on appelle des courbes exponentielles.

Lorsque l’on prend les chiffres les uns après les autres et que l’on dessine ces courbes, elles commencent à monter très doucement puis soudain, elles décollent vers le ciel.

Pour mieux comprendre ce qu’est une courbe exponentielle, je vais vous raconter une légende ancestrale qui se situe 3 000 ans avant notre ère.

Dans les Indes, un roi dénommé Belkib s’ennuyait profondément. Il promit alors une fabuleuse récompense à qui lui proposerait quelque chose qui réussirait à le distraire. Le sage Sissa, lui présenta alors un échiquier de 64 cases. Il promit au roi une expérience qui allait l’occuper un très long moment et lui faire découvrir quelque chose d’extraordinaire. Sissa proposa au roi de déposer un grain de riz sur la première case, deux grains sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier en doublant la quantité de grain de riz à chaque case. Très intrigué mais satisfait par cette proposition, le roi demanda à Sissa ce qu’il désirait comme récompense. Sissa lui répondit qu’il souhaitait juste la quantité de riz qui serait déposée sur l’ensemble des 64 cases de l’échiquier. Le roi fut très surpris que Sissa ne lui demande pas de trésors. Il accepta amusé, sur sa couronne, la récompense. Au bout de quelques cases, son conseiller compris que le roi venait de précipiter le royaume dans la ruine. 1000 ans de récoltes ne suffirait pas à payer la dette à Sissa.

Au bout de la 2ème ligne, à la 16ème case, on est à 2,6 kg de riz. 4 cases plus loin, on arrive à 42 kg. Encore 4 cases plus loin, à la 24ème case, on atteint 671 kg de riz. A la moitié de l’échiquier, à la 32ème case, on est à 172 tonnes. L’échiquier terminé, la quantité de riz est de 720 000 millions de tonnes de riz.

On retrouve ce type de courbes exponentielles pour représenter par exemple la concentration de CO2 dans l’atmosphère, la dégradation de la biodiversité terrestre, l’augmentation de la population humaine, l’augmentation de la production mondiale (PIB) ou encore la propagation d’épidémies comme le Covid-19 sans la mise en place de mesures radicales.

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Liberté, égalité, fraternité

L’emballement de notre système met également sous pression la Cohésion sociale et le Vivre ensemble.

Les pressions migratoires, liées directement ou indirectement aux dégradations du climat, commencent maintenant à se faire sentir de plus en plus fort dans les pays riches et font vaciller de grandes institutions comme l’Union européenne.

Les inégalités au sein des pays riches se creusent encore et encore, et avec elles, de nouvelles expressions apparaissent. On parle aujourd’hui de précarité énergétique ou encore d’exclusion numérique. Il devient de plus en plus difficile pour les dirigeants de maintenir le couvercle sur la marmite et de conforter un système qui profite surtout à une petite partie de privilégiés.

En France, la révolte des gilets jaunes, les contestations autour de la réforme des retraites, les cris de détresse répétés d’un Hôpital sous pression, etc., révèlent un malaise profond.

Notre modèle économique n’est finalement pas si miraculeux que ça. Le système financier reste incontrôlable malgré des dérapages qui ont conduit à une politique d’austérité qui semble ne jamais se terminer. Au moindre incident, la France entre en récession.

Enfin, de plus en plus de personnes ne trouvent plus de sens à leur métier et à leur vie, dans lesquels ils se sentent prisonniers. 1/4 des français sont soumis à un hyperstress dangereux pour la santé et beaucoup de salariés ont déjà vécu un burn out, c’est-à-dire une situation d’épuisement professionnel. Et je ne m’étends pas sur les chiffres records en matière de consommation d’antidépresseurs, somnifères, etc.

C’est fini l’époque où l’on pouvait encore parler de signaux faibles. Il ne s’agit plus aujourd’hui de prospective mais bien d’une réalité qui nous saute aux yeux. Le système actuel nous dévoile clairement ses limites et sa logique de fonctionnement est devenue destructrice.

Effondrement ou Grande Transition ?

Au regard de toutes ces sonnettes d’alarme qui se déclenchent les unes après les autres, certains évoquent un probable effondrement du système.

Il ne s’agit pas d’hurluberlus ou de savants fous. Il s’agit d’experts reconnus ou de personnes très haut placées et informées. A titre d’exemple, Édouard Philippe, notre actuel Premier Ministre, a avoué à la presse que son livre de chevet était Effondrement (2005) de Jared Diamond, et qu’il était préoccupé par cette question.

D’autres auteurs, comme Edgard Morin, évoquent eux une Grande Transition de l’humanité en cours, qui serait du même ordre que la dernière qui s’est déroulée il y a plus de 10 000 ans, quand l’être humain est passé d’une vie de nomade chasseur-cueilleur à une vie d’agriculteur sédentaire. Nous serions ainsi entrés dans une phase d’accélération de la transformation d’un monde à un autre très différent, avec son lot de résistances et d’angoisses face aux changements.

En tout cas, quelque soit la théorie évoquée, tout le monde s’accorde sur le fait que le monde est en train de changer en profondeur.

La société de demain sera radicalement différente, et toutes ses composantes devront s’adapter ou disparaître. Pour celles qui résisteront, le processus d’adaptation se fera de manière volontaire et avec enthousiasme, ou de force et dans la douleur.

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Faites entrer l’accusé

Le principal accusé de tous ces déséquilibres est notre modèle capitaliste libéral et mondialisé.

Qui dit capitalisme, dit capital. C’est un système économique dans lequel les acteurs recherchent le profit à la suite d’investissements. Dit autrement, dans ce système, l’argent crée de l’argent qui crée à son tour plus d’argent. Ces créations d’argent s’opèrent généralement via la production et la vente de biens et de services. Et dans ce système, les rois sont bien évidemment les financiers.

Chacun veut sa part du gâteau. Et il est tellement bon, que beaucoup n’hésitent pas à se resservir, et pas qu’une fois. Ce système s’organise donc pour produire toujours plus, afin de créer toujours plus d’argent.

Pour participer à ce buffet exceptionnel, le prix du ticket d’entrée reste élevé. Beaucoup travaillent toute leur vie en espérant pouvoir un jour réussir eux aussi à se l’offrir. Mais la plupart restent sur le carreau.

L’argent crée l’argent qui crée à son tour plus d’argent. Dans cette logique, les inégalités se creusent entre ceux qui ont réussi à acheter le précieux sésame et ceux qui sont restés à la porte.

Libéral, veut dire que ce système repose sur l’idée que le marché s’auto-régule et qu’il doit être libéré de toutes les contraintes qui pourraient lui être imposées par une quelconque institution politique.

Enfin, mondialisé, signifie que ce système a été adopté à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, les interdépendances au niveau du globe sont telles qu’un tsunami en Thaïlande peut provoquer une rupture des chaînes d’approvisionnement et une pénurie chez nous. Ou encore que la faillite d’une banque aux Etats-Unis peut provoquer une crise économique mondiale et durable.

Ce système ne peut survivre qu’en adoptant une croissance de production et de consommation exponentielle.

Vous vous souvenez de la légende de l’échiquier de Sissa ?

Les avocats du Diable

Comme pour le tabac, il n’est plus possible de faire comme si on ne savait pas.

Comme pour le tabac, beaucoup d’acteurs de ce système sont au courant depuis longtemps des risques qui pèsent sur notre Patrimoine commun et sur la Cohésion sociale. Les plus malins sont d’ailleurs déjà très certainement en train de se préparer à la suite.

Et comme pour le tabac, de puissants lobby agissent cyniquement pour faire perdurer le plus longtemps possible ce système qu’ils savent pourtant destructeur. Leur argument favori et implacable est notamment l’emploi. Pas de croissance, pas d’emplois. Et le pire, c’est qu’ils ont raison. Dans ce système capitaliste, pas de croissance, pas d’emplois.

Tant qu’ils peuvent profiter de ce système, libéré de toutes contraintes, pourquoi s’arrêter ?

Seulement, le mur arrive maintenant à toute vitesse.

Il est urgent de réinventer un nouveau système.

Photo by Koushik Chowdavarapu on Unsplash

Construire du neuf avec du vieux ?

Face à l’impasse de notre système capitaliste mondialisé, il est possible d’observer différents comportements.

Il y a ceux qui ont déjà pris le virage, ceux qui vont anticiper assez tôt pour négocier le virage — et c’est maintenant que ça se passe -, et il y a les autres qui fonceront tout droit dans le mur.

Ce virage concerne toutes les composantes de la société, aussi bien les individus que les organisations publiques et privées, comme les associations ou les entreprises. Les transformations à opérer concernent également toutes les échelles du territoire : le niveau international, national jusqu’au niveau local.

Et dans ce nécessaire processus de changement, le monde des entreprises est en première ligne.

D’ailleurs, un certain nombre essaye de s’y mettre, tant bien que mal, en particulier les plus grosses entreprises qui ont bien compris les enjeux.

Aussi, la tâche est extrêmement complexe et beaucoup ne s’attaquent en réalité qu’à la couche de vernis, ce qui se solde pour le moment encore bien souvent, plus par du Green washing ou du Social washing que par de véritables transformations.

Rendez-vous compte, le mal est très profond. Comment transformer complètement un modèle construit à partir des briques du capitalisme, sans tout détruire pour tout reconstruire autrement ?

C’est là une grande question à laquelle ces entreprises devront répondre.

Inventons demain

« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendrés. » — Albert Einstein

Cette citation illustre parfaitement le problème.

De nouvelles manières de faire restent aujourd’hui à inventer, et il est peu probable que les entreprises construites à partir des briques du capitalisme soient en capacité d’y parvenir. Et ce, même avec toutes les meilleures intentions du monde.

Je suis convaincu que c’est aux nouveaux entrepreneurs de réussir ce défi.

Je suis convaincu que ce sont ces anciens salariés, déçus et en souffrance dans leur entreprise, mais assez résilients pour décider de quitter la sécurité de leur emploi afin de se lancer dans l’entrepreneuriat, qui contribueront le plus à construire un monde plus durable.

Je suis convaincu que ce sont ces mêmes personnes, qui ont compris à leur dépens, que l’économie doit rester un moyen au service de la vie et non l’inverse, qui changeront les choses.

Je suis convaincu que ce sont les personnes qui vont construire leur entreprise en intégrant dès le départ les enjeux environnementaux et de solidarité au coeur de leur projet qui réussiront à trouver de réelles solutions prometteuses.

Je suis convaincu que l’entreprise de demain sera durable ou ne sera pas.

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