La Charte Epidemium : quand l’éthique a vocation à parfaire le droit

Par Me David Simhon

Epidemium
EPIDEMIUM
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9 min readFeb 9, 2017

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[Livre blanc | Partie III, Retour d’expérience 1]

Qu’est-ce que l’éthique ?

Soyons fous. Ouvrons un dictionnaire à la lettre E. Pas n’importe lequel. LE Dictionnaire, celui de l’Académie. À la lettre E donc, plus exactement au mot éthique, il est noté, entre autres choses : « science de la morale ». À « moral », dans le même dictionnaire, nous retrouvons « doctrine relative aux moeurs, éthique ». J’imagine volontier l’esprit sagace du lecteur me rétorquer : pas logique ! Pourquoi utiliser deux termes, s’ils sont identiques dans la notion qu’ils recouvrent ? L’éthique et la morale, ce serait la même chose ? Répondons tout net, pour moi (et accessoirement, pour quelques philosophes) : non ! Il y a un monde de différence entre les deux termes.

La morale, c’est le bien et le mal. Avec l’éthique, nous sommes dans le bon et le mauvais.

Exprimé autrement, l’éthique est toujours relative à une époque et un cadre géographique donnés. Il y a 80 ans, en France, l’avortement n’était pas éthique. La peine de mort, si. Aujourd’hui encore, dans certaines sociétés coupées du monde « moderne », il est éthique de manger les cadavres de ses aïeux ! Acte absolument terrifiant, impensable pour les occidentaux que nous sommes ; parfaitement éthique chez ces peuplades.

Par opposition, la morale, on le comprend bien, tend vers l’absolu, vers l’universalité. C’est le « Tu ne tueras point. ». Ce commandement moral doit s’appliquer quelle que soit l’époque, les circonstances, la situation géographique.

« Et le droit, là-dedans ? », se questionne le juriste que je suis. La Loi, ce n’est ni de l’éthique, ni de la morale. Des actions immorales ou amorales peuvent être juridiquement autorisées (ne pas honorer ses parents…). À l’inverse, réglementer l’utilisation des pots d’échappement ou la taille des tomates ne relève évidemment pas de la morale. Et surtout, on ne peut pas forcer quelqu’un à être moral, alors qu’on peut le contraindre à respecter la Loi.

À ce petit jeu des définitions, l’éthique se rapproche plus du droit que la morale. Elle peut toutefois, selon les circonstances, dépasser la Loi, être dépassée par elle ou encore lui être complémentaire.

  • Sur l’avortement, l’éthique était probablement un peu en avance sur le droit. Avant même 1975 et la loi Veil, l’interruption de grossesse commençait à être tolérée par la société.
  • Pour l’homosexualité, il en aura fallu du temps pour que l’évolution des mentalités, l’éthique sociétale, se répercutent dans « notre » droit hexagonal : 1982, dépénalisation de l’homosexualité ; 2015, mariage pudiquement appelé « pour tous ».
  • En France, à la fin des années soixante-dix, était-il éthique de décapiter par guillotine un prisonnier ? Probablement. C’était en tout cas légal et très précisément prévu à l’article 12 du Code pénal : « Tout condamné [à mort] aura la tête tranchée ». Le 9 octobre 1981 sonna l’abolition de la peine de mort. Je ne suis pas persuadé que l’éthique de nos concitoyens ait pu être totalement bouleversée entre le 8 et le 10. Ce n’est que quelques années plus tard que l’on considéra, communément, la peine de mort comme une sanction non-éthique. Cette fois-ci, la Loi fut plus rapide que l’éthique.

« L’alliance du big data et des questions médicales est extrêmement puissante mais doit en même temps être rigoureusement encadrée par les principes qui ont prévalu à l’exercice de la médecine depuis longtemps. »
Pr Cédric Villani, membre du Comité d’éthique indépendant

L’éthique a également parfois vocation à parfaire le droit. Avouons-le, dans une approche pratico-pratique, c’est là où elle devient vraiment excitante. L’éthique peut examiner, dans une démarche casuistique, des situations qui ne sont pas forcément ou pas encore envisagées sous l’angle juridique. Là où la règle de droit ne peut pas toujours entrer dans les détails, l’éthique peut la compléter. Ainsi, au nom de l’éthique, vous pouvez vous interdire des actes, l’utilisation de données, pour se refocaliser sur le sujet du challenge, qui seraient autorisées par le droit.

Barbara Govin - CC BY NC ND

Pourquoi penser le réglementaire et l’éthique en amont ?

Sur certains sujets, une fois que vous avez violé la règle de droit ou la norme éthique, vous faites face aux conséquences mais il est déjà trop tard. Les dégâts sont causés, parfois irréversibles.

Si vous deviez récupérer, sans contrôle, ni filtre, les données de santé personnelles et nominatives de l’ensemble de la population française, nous aurions beau dire que cela n’était pas légal, le mal est fait. À l’heure d’Internet et du cloud, les données seront potentiellement accessibles par tout un chacun pendant des années, voire des décennies.

Il est important de déterminer en amont ce qui n’est pas acceptable et de s’efforcer de ne pas franchir cette limite. In fine, d’adopter une démarche d’anticipation du dommage.

« L’éthique n’est pas « un perroquet » de la réglementation. Nous ne pouvions évidemment pas aller à l’encontre de la Loi. Mais nous pouvions nous autoriser à aller au-delà. »

De l’importance de créer un Comité d’éthique pluridisciplinaire

Il est ainsi apparu indispensable de tracer une frontière, avec suffisamment de liberté à l’intérieur de cette borne, pour que les participants puissent travailler et innover. Il fallait une « main bienveillante », celle qui tient mais ne serre pas.

Qui peut se permettre de poser les limites éthiques ? Le chercheur lui-même ? Il serait alors juge et partie, et manquerait immanquablement d’objectivité. Le législateur ou le pouvoir exécutif ? La réponse est forcément négative, car ce n’est alors plus de l’éthique, mais une règle de droit. Le coordinateur du programme ou les partenaires ? Il y aurait là aussi un manque d’objectivité évident. D’où l’idée des organisateurs de faire appel à des personnes qualifiées, des tiers de confiance neutres et indépendants, rassemblées en un comité. Le Comité d’éthique d’Epidemium était né, du moins sur le papier.

Comment le constituer ? Les conventions internationales qui ambitionnent de s’intéresser aux questions bioéthiques insistent sur la nécessité de pluridisciplinarité. Il faut des visions différentes sur un même problème. En France, les comités d’éthique sur la recherche biomédicale, les CPP (Comités de Protection des Personnes), sont structurés en deux collèges (scientifique et non scientifique). À l’intérieur même de ces deux collèges, il y a eu une volonté de rassembler des profils et des formations différentes (voir ci-dessous).

I. Le premier collège est composé de :
1. Quatre personnes ayant une qualification et une expérience approfondie en matière de recherche impliquant la personne humaine, dont au moins deux médecins et une personne qualifiée en raison de sa compétence en matière de biostatistique ou d’épidémiologie ;
2. Un médecin généraliste ;
3. Un pharmacien hospitalier ;
4. Un infirmier.
II. Le deuxième collège est composé de :
1. Une personne qualifiée en raison de sa compétence à l’égard des questions d’éthique ;
2. Un psychologue ;
3. Un travailleur social ;
4. Deux personnes qualifiées en raison de leur compétence en matière juridique ;
5. Deux représentants d’associations agréées des usagers du système de santé.

Le comité d’éthique créé dans le cadre du programme Epidemium n’a peut-être pas voulu, ou pu, s’organiser aussi précisément dans sa composition. Dans une démarche inverse à celle du législateur (mais pouvait-on attendre autre chose de La Paillasse !) les organisateurs d’Epidemium ont d’abord cherché des personnalités, puis défini les catégories de membres, … Mais presque par instinct, ils ont souhaité faire appel à des compétences différentes et finalement synergiques : le mathématicien, le juriste, le représentant des patients, le praticien, le spécialiste du big data et de l’innovation, l’entrepreneur, l’éthicien, …

Ce comité s’est révélé aussi peu structuré dans sa manière de se constituer que dans son fonctionnement : pas de président (par décision unanime des membres), des discussions très libres, peu de réunions mais de nombreux échanges par courrier électronique. Une sorte « d’auberge espagnole éthique ». Un tohu-bohu organisé, finalement bien ancré dans l’ADN de La Paillasse.

Comme expliqué plus haut, aborder l’éthique dans le cadre du programme Epidemium avait pour intérêt de poser des limites différentes de celles qui peuvent être prescrites par le droit : l’éthique n’est pas « un perroquet » de la réglementation. Nous ne pouvions évidemment pas aller à l’encontre de la Loi. Mais nous pouvions nous autoriser à aller au-delà.

Là où la loi interdirait ou autoriserait, tel un monolithe, l’éthique permet d’encadrer.

Pour prendre un exemple concret, nous avons ainsi été saisis d’une question sur l’utilisation de données ethniques. La loi Informatique et Libertés autorise, sous certaines conditions, le traitement de ces informations.

Loi informatique et libertés, article 8 : Il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître les origines raciales ou ethniques, sauf si la finalité du traitement l’exige pour certaines catégories de données. Notamment les traitements nécessaires à la recherche dans le domaine de la santé peuvent inclure ces informations.

La règle de droit est connue, ou à tout le moins accessible par qui s’y intéresse. Pour autant, d’un point de vue éthique, doit-on se permettre d’utiliser ces données ? Pas simple. Il est reconnu que sur certaines pathologies, les populations noires sont plus exposées que les populations caucasiennes. Peut-on aborder le traitement des données sous cet angle ?

Nous avons tenté une approche raisonnée et pragmatique : d’accord pour utiliser l’information disponible, mais pas de manière isolée. Nous avons demandé à ce qu’elle soit corrélée à l’environnement et au niveau de vie des populations, afin d’éviter une vision purement biologique, voire eugénique.

Au fur et à mesure des questionnements des uns et des autres, des sollicitations des organisateurs et des participants, le comité a été amené à créer sa propre “jurisprudence”. Un corpus de règles que nous pensions suffisamment important pour être écrit. Une charte éthique. Nous avons considéré ces principes comme fondamentaux en 2015–2016 et dans le cadre d’Epidemium. Mais ce qui est vrai en 2016 en France ne l’est pas forcément ailleurs et sera probablement amené à évoluer dans les prochaines années. C’est bien là le drame, comme la beauté, de l’éthique…

La Charte Epidemium

Les principes éthiques d’Epidemium

2015–2016, Paris, France

L’accès aux données de masse est une source de progrès importants dans la connaissance des maladies et de leurs déterminants épidémiologiques.

Comme toute innovation, cette utilisation des données anonymes de masse doit se faire dans le respect strict de l’éthique, de la confidentialité, de la protection de la vie privée des personnes, des dispositions légales ou réglementaires en vigueur, et ceci lors des différentes phases du travail : collecte des données qu’elles soient publiques ou pas, analyse, utilisation à des fins d’épidémiologie, d’amélioration des soins, etc.

Le comité d’éthique d’Epidemium a pour but de veiller au bon respect de l’éthique tant dans le cadre de la conduite du challenge que des projets qui en seront le fruit. Il énonce ci-devant les grands principes éthiques qui encadreront le déroulement d’Epidemium.

// Les porteurs de projets devront respecter :

  • Les dispositions légales et réglementaires en vigueur.
  • La déclaration des liens d’intérêts.
  • La confidentialité et la personne humaine (que les données proviennent d’une source publique ou privée).
  • Les règles éthiques préexistantes des données utilisées.
  • La sincérité et la transparence dans le recueil, l’analyse et le traitement des données.
  • Les principes de bienfaisance et de non-malfaisance au travers d’une évaluation du rapport bénéfice / risque.
  • Un engagement à partager à la fois une documentation des travaux ainsi que l’ensemble des résultats et des conclusions qui y sont attachés.
  • Le comité sera chargé de s’assurer que les projets soumis respectent ces principes.

// Signataires : Gilles Babinet, Jérôme Béranger, Emmanuel Didier, Muriel Londres, Dr Cécile Monteil, Pr Bernard Nordlinger, Me David Simhon, Dr Jean-François Thébaut, Pr Cédric Villani.

Le comité éthique se réserve la possibilité de faire évoluer cette charte en fonction de l’évolution d’Epidemium.

Auteur :

SIMHON David (Me), Membre du Comité d’éthique indépendant d’Epidemium : Avocat en droit de la santé et Président du Comité de Protection des Personnes Île-de-France III.

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