Au royaume des séries télé, la monarchie est reine

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EpisodeMagazine
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5 min readMar 23, 2017
Article initialement paru dans Episode, le magazine web de toutes les séries par ARTE

Pas un pays sans sa série royale : les dynasties royales et les séries font décidément bon ménage. Un mariage arrangé dont les origines ont été exposées dans le dernier succès de Netflix, The Crown.

Illustration par Arthur Kostadinoff

2 juin 1953. Vingt millions d’Anglais sont scotchés à leur écran (ou celui de leur pub préféré) pour ne rien rater d’un événement diffusé pour la première fois en direct à la télévision. Ce n’est ni un match de coupe du monde, ni une déclaration d’indépendance, mais le couronnement d’Elisabeth II. Une décision loin de faire consensus à Buckingham, mais avec cette médiatisation, la Couronne veut se montrer sous un jour plus moderne, en phase avec son époque, l’âge de sa nouvelle reine (23 ans) et, surtout, proche du peuple. L’annonce de cette retransmission a d’ailleurs fait exploser les ventes de téléviseurs — qui peinaient à décoller — au Royaume-Uni comme en France, et peut-être même allumé la mèche de la révolution télévisuelle.

En 2016, la boucle est bouclée, puisque c’est sur Netflix que chacun découvre les coulisses de ce couronnement dans l’excellente série The Crown, qui retracera, sur six saisons, le règne d’Elisabeth II. Si l’entreprise de Reed Hastings ne communique pas ses audiences, les récompenses (deux Golden Globes, deux Screen Actors Guild Awards, un Critics’ Choice Television Award) et surtout le budget alloué à la série — 100 millions de dollars, la plus chère jamais produite à ce jour — sont deux bons indicateurs d’un constat sans appel : la monarchie continue d’inspirer la télévision et fascine encore les foules.

Wolf Hall, Médicis, The Pillars of the Earth, Versailles, The White Queen ou encore Les Tudors… La liste est longue des séries qui nous racontent, des siècles plus tard, les frasques de ces hommes et femmes passé-e-s à la postérité, qui n’ont pas fait le choix d’un destin extraordinaire mais qui sont nés avec. Et même si The Crown s’attache, notamment, à montrer le fardeau du protocole, le poids du nom et des responsabilités pour cette jeune reine, Elisabeth II n’en reste pas moins immortelle aux yeux de l’Histoire. Quoi de plus captivant, en soi, pour des gens comme vous et moi ?

Shakespeare, le premier showrunner

Pourquoi la France ne raconte-t-elle pas davantage ses souverains ?

Une fascination sans frontière, puisque Les Médicis a été créée par l’Américain Franck Spotnitz et Versailles par un compatriote ayant grandi en Écosse et un Anglais. Mais pourquoi existe-t-il ONZE séries sur les Tudors et pourquoi la France, qui a connu plus de 80 rois et deux empereurs en 1300 ans d’histoire, ne raconte-t-elle pas davantage ses souverains ?

D’abord, il y a l’hégémonie culturelle anglo-saxonne (si les Américains avaient eu des rois, on en mangerait à tous les repas — pour preuve, ils s’en sont même inventé avec la série Kings). Ensuite, les Anglais ont toujours été friands de romans et films historiques, nourris grâce à « une centralisation rapide de la Grande-Bretagne, qui fait qu’on dispose aujourd’hui d’énormément d’archives pour le Moyen-Âge », explique Aude Mairey, chercheuse au CNRS et spécialiste d’histoire politique et culturelle de l’Angleterre à cette période. Une documentation riche et l’influence d’un certain… Shakespeare : « Il a mis en légende de nombreux rois et écrit des pièces en plusieurs parties. Un format feuilletonnesque qui, combiné à cet amour des Anglais pour leur histoire, trouve un prolongement naturel dans les séries. »

Et pour faire un bon feuilleton, il faut une solide galerie de portraits, avec, de préférence, des personnages archétypaux faciles à identifier. Shakespeare, ce showrunner avant l’heure, l’avait déjà compris : « Il a remodelé pas mal de caractères, ce qui lui a permis de créer une mythologie politique autour du pouvoir monarchique », analyse Aude Mairey. Qu’il s’agisse de ce dernier, présenté comme un tyran infanticide, de Henry V, le conquérant, Henry VIII le monstre marié six fois, Elisabeth la reine vierge ou de Marie 1ère la sanguinaire (Bloody Mary), la couronne britannique a de quoi rivaliser avec les Kardashian. Ou Dallas. Ou Dynastie.

La recette est, au final, la même : sexe, complots et trahisons. Pas étonnant donc, que Game of Thrones, inspiré de la guerre des Deux-Roses rencontre autant de succès, ou qu’on trépigne en attendant la rupture de Khloé K. autant que la décapitation d’Anne Boleyn. Les Russes l’ont bien compris et une saga sur les Romanov, dernière famille royale exécutée brutalement après 300 ans de règne, est en route : Epokha Raztsveta, que son producteur compare d’ailleurs à GoT.

Un refuge nostalgique rassurant

Car comme le sait tout fan de Secrets d’histoire ou d’Ambition intime, c’est quand le politique devient personnel qu’il est le plus intéressant; la profonde humanité (ou l’inhumanité, c’est selon) de ces personnages nous touche car c’est la seule chose qui nous rapproche de ces êtres au statut quasi divin.

La télé continue de revisiter des histoires familières apprises à l’école

La télé continue donc de revisiter la monarchie sous ce prisme vendeur, à raconter par le petit bout de la lorgnette des histoires familières apprises à l’école, des histoires avec lesquelles nous avons tous et toutes grandi –un peu comme les contes que nos parents nous lisaient, enfants. Un aspect « doudou » qui joue un rôle-clé en cette période politique agitée et pleine de désillusion, où les séries historiques constituent une sorte de refuge nostalgique et rassurant, à haute teneur symbolique. Si nous ignorons de quoi demain sera fait, nous savons comment finissent ces histoires du passé, alors fuyons, l’espace d’une heure ou deux, un présent anxiogène et un futur incertain pour nous vautrer dans la tradition la plus absolue qui soit : la monarchie. Ou, pour citer le duc de Windsor devant le couronnement de sa nièce (The Crown, épisode 5) : « Qui voudrait de la transparence quand on peut avoir de la magie ? »

Nora Bouazzouni — Illustration de Arthur Kostadinoff pour Episode/ARTE

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