Isabel et Carlos : monarques à tout prix

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4 min readMar 23, 2017
Article initialement paru dans Episode, le magazine web de toutes les séries par ARTE

Au moment où elle traverse une terrible crise économique, l’Espagne se passionne pour deux séries sur la gloire passée de ses illustres souverains : Isabelle la Catholique et l’empereur Charles Quint.

Illustration de Florent Gattery

Été 2010. La chaîne de télévision publique La 1 — appartenant au groupe RTVE — commande une prestigieuse production qui retrace la vie de la reine la plus célèbre de l’histoire espagnole, Isabelle de Castille dite la Catholique. Or l’Espagne traverse à ce moment-là une crise majeure : chômage de masse, crise immobilière et bancaire, déficits publics… le pays est au bord du gouffre. Autant d’augures défavorables pour produire une série aussi ambitieuse qu’onéreuse, qui plus est par la télévision publique presque exsangue ! Cafouillages et rabotages des budgets imposés par l’exécutif ont pour conséquence d’importants retards sur le calendrier. Et au moment de livrer la première saison, La 1 se retrouve en défaut de paiement. La société de production DiagonalTV, lésée et dépitée, décide alors de démonter les décors qu’elle devait conserver pour les saisons suivantes. La situation finit par se débloquer et après avoir dormi quelques mois sur les étagères, Isabel est enfin diffusée en septembre 2012, plus de deux ans après le début de la production.

Un pari gagnant

Passions ibériques et regards de feu garantis, Isabel fait le récit d’une vie épique. La série dresse avec emphase le portrait d’une femme du XVème siècle au tempérament hors norme. Avant de devenir reine de Castille, Isabelle choisit comme une grande son mari, Ferdinand futur roi d’Aragon. Un mariage politique mais aussi d’amour, marqué par des coups de canif, comme on les aime dans les meilleurs soaps. De cette union, celle des couronnes de Castille et d’Aragon, naîtra l’Espagne, grande puissance en passe de devenir incontournable sur l’échiquier européen. Reconnue pour sa piété et son intransigeance, Isabelle marque son règne par de nombreux faits mémorables dont le financement de l’expédition de Christophe Colomb qui a découvert les Indes… en Amérique.

Dès le premier épisode, le succès est immédiat, tant critique que public. À raison de 13 épisodes de 70 minutes, la première saison réunit en moyenne un peu plus de quatre millions de téléspectateurs, avec une part de marché approchant les 20%. Et après quelques tergiversations — toujours dues au contexte économique — Isabel se voit finalement renouvelée. En trois saisons, la série a remporté son pari, collectionnant en prime de nombreux prix et nominations ainsi qu’une reconnaissance internationale. Si les audiences s’effritent un peu les deux années suivantes, elle est restée une valeur sûre. Même Felipe et Letizia — avant de devenir eux-mêmes des têtes couronnées — se sont invités sur le tournage de la dernière saison en 2014, assouvissant ainsi leurs caprices de fans de la première heure.

Nostalgie

Avec un tel succès, une suite se met logiquement en place fin 2015. Après la femme la plus marquante d’Espagne, pourquoi ne pas se pencher cette fois sur son petit-fils Charles Quint qui, devenu empereur, a été pendant près de quarante ans l’homme fort de l’Europe ? Comme sa série-mère, Carlos rey emperador retrace la vie et la mort du monarque chrétien le plus puissant de son temps. La production n’hésite pas à doubler la mise. Une centaine de protagonistes se partagent l’écran, de l’Espagne à la France, en passant par les Amériques. Encore un pari risqué…

Mais d’où vient cet allant pour la fiction historique ? « Ce qui est frappant, c’est qu’avant la crise, la chaîne privée Antena 3 s’adressait avant tout aux jeunes, ceux qui regardent Les Simpson par exemple, ainsi qu’à ceux qui ont 45 ans et plus. A cette époque, les jeunes regardaient la télévision et disposaient d’argent qu’ils dépensaient facilement. Aujourd’hui qu’ils sont sur leurs tablettes et n’intéressent plus les publicitaires, il faut plutôt concevoir des séries pour les 45 ans et plus, qui ont remboursé leur maison et ont, donc, un vrai pouvoir d’achat ; des adultes qui recherchent des séries plus difficiles que les très jeunes. » explique Jaume Banacolocha, PDG de DiagonalTV dans une interview accordée au Monde en août 2015. En effet, entre 2009 et 2012, en plein cœur de la crise, ce sont les séries historiques qui tirent leur épingle du jeu à la télé espagnole. Durant cette période, 11 programmes de ce type se sont hissés dans les meilleures audiences. Au creux des heures sombres, le public espagnol trouve du réconfort dans l’évocation de sa gloire passée pour mieux échapper au présent. Quand le peuple se bat contre des moulins à vent, il se réfugie non pas dans un monde imaginaire, comme Don Quichotte, mais dans sa propre fiction… Qu’y a-t-il de plus picaresque ?

Emilie Semiramoth — Illustration de Florent Gattery pour Episode/ARTE

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