La Pieuvre et le Cavalier

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EpisodeMagazine
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6 min readMar 23, 2017
Article initialement paru dans Episode, le magazine web de toutes les séries par ARTE

Diffusée sur trois décennies différentes, La Piovra a marqué plusieurs générations d’Italiens, enfin exporté la fiction italienne au-delà des Alpes, et remis la tentaculaire influence de la Mafia au coeur du débat. Au risque de froisser certains…

Illustration de Matteo Berton

Silvio Berlusconi est encore président du Conseil lorsqu’il visite Florence en novembre 2009, faisant face à de nouvelles accusations de collusion avec la Mafia. « Ces accusations sont infondées et diffamantes, se défend-il alors. Je ne comprends pas. Comment font-ils pour croire des choses pareilles ? » Devant un parterre de jeunes du Peuple de la Liberté, son parti de l’époque, il fait parler son sens de la punchline : « si je trouve ceux qui ont écrit la série La Piovra ou ces livres sur la Mafia qui donnent une mauvaise image de l’Italie dans le monde, je vous jure que je les étrangle ». Si le Cavaliere n’était plus à une outrance près, pourquoi diable s’en prendre à une série télévisée dont la dixième et dernière saison a été diffusée plus de huit ans auparavant ?

C’est que La Piovra tient une place tout à fait à part dans le paysage audiovisuel italien. Par la durée sur laquelle s’est étalée la diffusion de ses 10 saisons, d’abord : près de 17 ans, entre mars 1984 et janvier 2001. Par son format, ensuite, adapté aux canons de l’époque et variant donc selon les années : les 7 premières saisons comprennent entre 5 et 7 épisodes contre deux pour les trois dernières, et la durée desdits épisodes oscille entre une heure et une heure quarante-cinq. Par son casting, qui aura consacré le ténébreux Michele Placido tout en conviant les visages familiers de Marie Laforêt, Pierre Mondy, Alain Cuny, Bruno Cremer ou Jean-Luc Bideau. Par la musique du grand Ennio Morricone, culte, les costumes bien taillés ou un parc automobile délicieusement vintage, aussi. Par son sujet, enfin et surtout : la « pieuvre » du titre renvoie à une métaphore couramment utilisée pour désigner la Mafia et son emprise sur la société italienne.

Télé “réalité”

17 millions d’Italiens sont devant leur poste pour assister au final de la saison 4

À l’origine de ce projet forcément un peu fou, il y a Sergio Silva, producteur et dirigeant de la Rai. Garant de la cohérence de la série, il la confie à plusieurs réalisateurs et scénaristes. Ayant oeuvré à l’écriture des trois dernières saisons, Mimmo Rafele est de ceux-là. Il développe : « Dans l’idée de Silva, La Piovra était une série engagée : en parlant d’une petite ville sicilienne jamais nommée, on devait raconter l’histoire de l’Italie tout entière, mais sur une toute petite échelle. Et s’il y a des fusillades et des dialogues en dialecte sicilien, la Mafia est réduite au rang de personnage. C’est à cette époque-là qu’on a compris qu’elle n’était jamais que le bras armé d’intérêts très haut placés. Le grand méchant de la série, Tano Cariddi, n’est d’ailleurs pas un chef mafieux mais un médiateur entre deux mondes, la Mafia d’un côté, les affaires ou la politique de l’autre… »

La série engagée devient phénomène de société : à chaque diffusion, les dimanches et lundis à 20h30, dix millions d’Italiens en moyenne s’installent devant Rai Uno (seule la 10e et dernière saison sera diffusée sur Rai 2) pour suivre les aventures de Cariddi (Remo Girone) ou du commissaire Corrado Cattani (Placido). Inattendu, le succès permet à la série de durer et même d’établir un record d’audimat pour la fiction qui tient encore : 17 millions d’Italiens sont devant leur poste pour assister au final de la saison 4, l’assassinat filmé au ralenti de leur chouchou, le commissaire Cattani, et sa brosse poivre et sel. « C’est devenu énorme avec la deuxième saison, reprend Rafele, notamment grâce au personnage de Cattani, qui était très populaire. Il incarnait la lutte du bien contre le mal tout en étant humain : il avait des problèmes avec les femmes par exemple. Sa mort dans le final de la quatrième saison, c’était comme une finale de Coupe du Monde : toute l’Italie s’est arrêtée pour le voir mourir ». Fort de ce succès populaire sans précédent, et des entrées de Silva à la télévision publique italienne, la série se permet des allusions plus ou moins directes à Giulio Andreotti (sept fois chef du gouvernement italien entre 1972 et 1992, objet du biopic Il Divo et accusé lui aussi de collusion avec la mafia) ou à un Berlusconi gravissant alors quatre à quatre les marches du pouvoir. Une liberté de ton qui explique les étranglements par contumace. « La série a gêné une partie de l’Italie dont Berlusconi était un petit peu le chef, et qui se voyait comme observée par La Piovra, ajoute Rafele. C’était extraordinaire, parce qu’il était très difficile de parler de politique à la télévision à l’époque ».

Tous les pays ont des problèmes

Le succès de La Piovra a montré que les gens voulaient voir la réalité à la télévision

Une oeuvre extraordinaire par bien des aspects, et qui s’exporte, n’en déplaise à Berlusconi, dans 80 pays étrangers. Assez pour changer la télévision italienne ? Scénariste lui aussi, Leonardo Fasoli a fait ses armes auprès de Stefano Rulli et Sandro Petraglia (scénaristes des saisons 3 à 6) sur d’autres projets de fiction avant de créer la dernière série italienne à faire sensation, Gomorra. « Le succès de La Piovra a montré que les gens voulaient voir la réalité à la télévision, pointe-t-il, et pas seulement y échapper. La Piovra était moderne et différente de toutes les autres séries italiennes dans son rapport à la réalité, et Gomorra s’inspire de ça : on enquête beaucoup avant d’écrire » Rafele, lui, regrette une occasion manquée : « La Piovra était en avance sur son temps, un peu comme les séries scandinaves peuvent l’être aujourd’hui. Sauf qu’il y avait en Italie un rejet de la télévision, considérée comme moins noble que le cinéma. Mes amis cinéastes la méprisaient, mais je leur disais qu’en préférant faire des films que personne n’allait voir, ils laissaient la télévision à la mauvaise mère ! » Rafele et Fasoli se rejoignent évidemment pour écarter les puériles menaces de Berlusconi. « Une bonne série donne une bonne image de l’Italie et de son industrie du divertissement, affirme Fasoli. En cela, La Piovra et Gomorra sont de bonnes publicités pour l’Italie ; tous les pays ont des problèmes, non ? » Après la Sicile de La Piovra et le Naples de Gomorra, Netflix lancera en 2017 la série adaptée du long-métrage Suburra (2015), mettant en scène les mêmes « problèmes » dans la région de Rome. Et il n’est pas encore question d’étrangler les scénaristes. Bien au contraire, à en croire Leonardo Fasoli : « En écrivant Gomorra, on a parlé à beaucoup de juges, de policiers, et ils nous ont répété que la pire des choses que l’on puisse faire, c’était d’ignorer la Mafia. Il faut en parler pour la combattre ».

David Alexander Cassan — Illustration de Matteo Berton pour Episode/ARTE

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