Droit des smart grids en France

Note juridique réalisée pour le cours “Droit de la Ville” de Jean-Bernard Auby, co-écrite avec Jérémy Leugé. Mars 2016

Perrine Gernez
Essais sur la ville intelligente
9 min readDec 16, 2016

--

ABSTRACT

Les smart grids ou réseaux électriques intelligents sont un système décentralisé et distribué d’énergie, dont la production s’adapte à la demande des utilisateurs pour garantir l’équilibre entre la production de l’électricité et son utilisation, de manière à optimiser les réseaux énergétiques. Par leur caractère interopérable, les smart grids présentent des garanties d’efficacité et de sécurité en approvisionnement de l’électricité.

En France et en Europe, les smart grids font leur apparition à partir du début du XXIè siècle, et deviennent de plus en plus prégnants dans les questions du développement urbain. Si le cadre juridique est en cours de légifération, le développement de ces réseaux n’en pose pas moins des enjeux sensibles, relatifs particulièrement à la collecte « en temps réel » de données à caractère personnel.

Le périmètre de cette note est arrêté au territoire métropolitain continental français ; pour des raisons juridiques et logistiques, elle ne prend pas en compte les territoires ultramarins.

Le cadre juridique des smart grids en France

La récente apparition du concept de réseaux électriques intelligents dans le droit français

Le concept de réseaux électriques intelligents apparaît dans le droit français à partir de la loi n° 2010–1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (dite loi NOME), qui prévoit trois principaux dispositifs pour favoriser le développement des smart grids.

En premier lieu, l’article 6 prévoit que « chaque fournisseur d’électricité doit disposer de garanties directes ou indirectes de capacités d’effacement de consommation et de production d’électricité […] notamment lors des périodes où la consommation de l’ensemble des consommateurs est la plus élevée. » Dans une logique incitative et pour fournir des garanties de sécurité d’approvisionnement, l’établissement d’un bilan prévisionnel pluriannuel est rendu obligatoire pour les fournisseurs d’électricité. Ensuite, l’article 13 de la loi NOME dispose que « sous réserve que le produit total des tarifs réglementés de vente d’électricité couvre globalement l’ensemble des coûts mentionnés précédemment, la structure et le niveau de ces tarifs hors taxes peuvent être fixés de façon à inciter les consommateurs à réduire leur consommation pendant les périodes où la consommation d’ensemble est la plus élevée. » Enfin, l’article 18 prévoit que « le consommateur accède gratuitement à ses données de consommation.» Les modalités d’accès du consommateur à ses données ainsi qu’à ses relevés de consommation sont fixées par décret, après avis de la Commission de régulation de l’énergie et du Conseil national de la consommation.

Les réseaux électriques intelligents font une entrée progressive dans le droit français, particulièrement dans la dernière modification du Code de l’Énergie à travers la loi n° 2015–992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Cette loi était très attendue par les professionnels du secteur car elle devait développer un cadre juridique aux smart grids en France : diverses dispositions viennent « assurer des moyens de transport et de stockage de l’énergie adaptés aux besoins », donnant la possibilité aux consommateurs d’accéder aux statistiques moyennes nationales afin de mieux maîtriser leur consommation d’énergie, et créant un registre national des installations de production et de stockage d’électricité. Cette loi ouvre aussi la possibilité de mise en œuvre de smart grids à titre expérimental.

L’article 200, particulièrement, dispose que le Gouvernement peut prendre des ordonnances afin de constituer des smart grids expérimentaux sur une période de quatre ans. Cette expérimentation peut être reconduite dans les conditions prévues par la loi pour une même durée. Son périmètre est délimité par le ministre en charge de l’énergie pour un nombre déterminé de territoires, dont l’environnement industriel permet ce déploiement expérimental. Elle est mise en œuvre par les collectivités territoriales compétentes, en collaboration avec les gestionnaires de réseaux et les réseaux publics de distribution. Dans ce cadre uniquement, les règles relatives aux conditions d’accès et d’utilisation des smart grids sont déterminés par la Commission de régulation de l’énergie.

Un cadre juridique qui reste à construire, en articulation avec le droit européen

Le cadre juridique français relatif aux réseaux intelligents d’électricité participe d’un processus normatif d’harmonisation du marché européen de l’énergie.

Cette préoccupation de la bonne gestion des ressources électriques était prégnante dès 2000 à l’occasion de la publication le 29 novembre 2000, par la Commission, d’un Livre vert portant sur la stratégie européenne de sécurité d’approvisionnement.

Cela s’est traduit, en 2006, par l’adoption de la directive 2006/32/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2006 relative à l’efficacité énergétique dans les utilisations finales et aux services énergétiques ayant « pour objet de rendre l’utilisation finale de l’énergie plus économique et plus efficace » : visant essentiellement à poser des objectifs chiffrés quant à l’utilisation adéquate des ressources électriques, elle établit que « les factures doivent être autant que possible basées sur la consommation réelle » et que celle-ci doit pouvoir être évaluée à partir de « compteurs individuels […] installés à prix concurrentiel lorsque cela est économiquement et technologiquement viable. »

Plus récemment, le Parlement européen et le Conseil ont adopté en décembre 2008 le paquet « climat-énergie », plus connu par son triple objectif de 20–20–20 à horizon 2020 :

  • atteindre 20% de part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique européen ;
  • diminuer de 20% les émissions de gaz à effets de serre des pays de l’Union européenne ;
  • augmenter de 20% l’efficacité énergétique des pays membres.

Ce paquet climat-énergie a été actualisé en 2014 avec des objectifs plus ambitieux, passant l’objectif de réduction de rejet de CO2 (par rapport aux niveaux enregistrés en 1990) à 40%, et 27% respectivement pour la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique ainsi que dans l’efficacité énergétique. Le paquet climat-énergie prévoit par ailleurs la généralisation de l’utilisation des compteurs intelligents ou communicants à horizon 2020.

Smart Grids et protection de la vie privée

La prise de conscience progressive de la question des données personnelles

Le principe des smart grids repose sur la collecte de données en temps réel concernant la consommation d’énergie par les citoyens. Il pose donc intrinsèquement un problème de protection de la vie privée : les quantités d’informations relevées sont telles qu’elles pourraient permettre de connaître avec précision les modes de vie des usagers, particulièrement leurs horaires et leur utilisation de matériel électroménager.

En France, à défaut de véritable loi ou jurisprudence relative aux smart grids, le cadre juridique de la loi n° 78–17 du 6 janvier 1978 s’est en premier lieu appliqué. Ce texte interdit la collecte de données spécifiquement reliées et identifiées à une personne physique. Or les compteurs intelligents nécessaires aux smart grids relèvent bien des informations directement reliées à une personne physique, créant donc un problème juridique.

Pour y remédier, le 15 novembre 2012 la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a publié la délibération n° 2012–404 qui met en garde sur un relevé des compteurs à intervalles trop régulier. En effet, celui-ci pourrait amener à collecter des indications trop précises sur la vie privée des citoyens. La CNIL souhaite donc que cette fréquence soit réduite à au maximum un relevé toutes les dix minutes, tout en tenant compte de trois objectifs propres aux acteurs de l’énergie : proposer des tarifs reliés aux heures d’utilisation, garantir la maintenance du réseau et les concourir aux intérêts des sociétés tierces productrices de services.

À l’échelle européenne, la Commission Européenne s’est saisie du dossier des smart grids dès 2009 (directives communautaires 2009/72/CE et 2009/73/CE du 13 juillet 2009). Cependant la question de la protection de la vie privée a été soulevée plus tard, en 2012. À travers la directive 2012/27/UE, Bruxelles demande aux Etats de faire preuve de « vigilance » quant à l’installation des compteurs intelligents et à la collecte des données personnelles qu’ils imposent. Sa stratégie est celle de conseiller de mettre en place des périodes d’expérimentation durant lesquelles les gouvernements, en coopération avec les acteurs privés des smart grids, observent et commentent la mise en place de cette collecte généralisée de données (recommandation 2014/724/UE). À l’issue de cette période de test, les institutions concernées doivent émettre un retour à l’UE sur cette expérimentation, permettant d’alimenter la réflexion juridique de la communauté.

Une question toujours en débat juridique

Face à ce manque de textes législatifs précis relatifs à l’utilisation des données collectées, les smart grids sont en cours de déploiement, non sans soulever de nombreuses oppositions. En France, Enedis implante depuis le début de l’année 2016 son compteur intelligent surnommé « Linky » sur tout le territoire, faisant face à de nombreuses contestations citoyennes.

En effet, outre la mobilisation de plusieurs associations, certaines communes françaises s’opposent actuellement à l’implantation de ces compteurs, fondant notamment leur argumentation sur la question de la vie privée.

Cependant la loi ne semble pas donner aux maires autorité en la matière. Étant donné que la compétence de distribution d’électricité a été transférée à des organismes tiers, ceux-ci ont toute autorité pour installer leurs compteurs, d’autant plus que l’article L.341–4 du Code de l’énergie (loi du 17 août 2015) leur en donne l’obligation. Une opposition à l’installation de Linky par EDF, qui fournit le service, pourrait donc poser un problème juridique d’entrave à la loi, qui permettrait à l’entreprise de se retourner contre les élus afin de leur demander des dédommagements.

Afin de rassurer les opposants à ce projet, les autorités sont soucieuses de produire un cadre législatif contraignant assurant un arbitrage entre protection des données et efficacité du réseau électrique intelligent. Ainsi la CNIL préconise de mettre en place une demande d’autorisation relative au prélèvement de données personnelles avant la mise en place des compteurs intelligents. Cependant, quelle place peut tenir une telle mesure face à la volonté de développer un smart grid dans l’ensemble du territoire ? Les cadres juridiques restent encore à écrire, et devront venir accompagner la mise en place effective des réseaux électriques intelligents.

Le cadre juridique relatif aux réseaux électriques intelligents en France et en Europe se développe donc en parallèle, voire en accompagnement, de l’expansion de ces technologies. Si les articles promulgués témoignent d’une « bonne volonté » du gouvernement français de développer les smart grids, plusieurs questions juridiques n’ont pas été traitées avec assez de précision. C’est notamment le cas de la question de la protection de la vie privée et de la capacité d’opposition dont peuvent faire preuve les élus et les citoyens face à cette collecte généralisée de données.

Bibliographie

Ressources juridiques

Loi n° 2010–1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité, Articles 6, 13, et 18 [URL : Consulté le 18 mars 2016] : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023174854&fastPos=6&fastReqId=457847953&categorieLien=cid&oldAction=rechTexte

Loi n° 2015–992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, article 200 [URL : Consulté le 18 mars 2016] : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000031044385&fastPos=10&fastReqId=816075660&categorieLien=cid&oldAction=rechTexte

Code de l’énergie, Article L321–9 et L341–4, Créé par Ordonnance n°2011–504 du 9 mai 2011 — art. (V) [URL : Consulté le 18 mars 2016] :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEXT000023983208&dateTexte=20120406

Livre vert sur la sécurité d’approvisionnement de l’énergie [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV:l27037

Directive 2006/32/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2006 relative à l’efficacité énergétique dans les utilisations finales et aux services énergétiques [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Al27057

Directive 2009/28/CE du Parlement Européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables [URL : Consulté le 18 mars 2016] :

http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:32009L0028

Loi n° 78–17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, version consolidée au 18 mars 2016 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000886460

Délibération n° 2012–404 du 15 novembre 2012 portant recommandation relative aux traitements des données de consommation détaillées collectées par les compteurs communicants [URL : Consulté le 18 mars 2016] :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000026952493

Directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:211:0055:0093:fr:PDF

Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel [URL : Consulté le 18 mars 2016] :

http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:211:0094:0136:fr:PDF

Directive 2012/27/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relative à l’efficacité énergétique, modifiant les directives 2009/125/CE et 2010/30/UE et abrogeant les directives 2004/8/CE et 2006/32/CE Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE [URL : Consulté le 18 mars 2016] :

http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32012L0027

Recommandation 2014/724/UE de la Commission du 10 octobre 2014 concernant le modèle d’analyse d’impact sur la protection des données des réseaux intelligents et des systèmes intelligents de mesure [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32014H0724

Ouvrages et rapports

FERRETI, A. « Smart grids » : Les réseaux et compteurs d’électricité « intelligents», Université Paris I, juin 2014

Villes intelligente, ville démocratique ? Actes des rendez-vous annuels de la cité des smart cities, colloque du 13 février 2014, Gerger Levrault, Sciences Po chaire Mutations de l’action publique et du droit public

Webographie

KIS, M., Le droit n’est pas du côté des opposants à Linky, Le courrier des Maires [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://www.courrierdesmaires.fr/59857/le-droit-nest-pas-du-cote-des-opposants-a-linky/

Les Smart Grids ou réseaux électriques intelligents : enjeux et avantages, Energie 3.0 [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://www.efficacite-electrique.fr/2014/03/smart-grids-reseaux-electriques-intelligents-enjeux-avantages/

Smart grids, la filière française dans les starting-blocks, AgoraVox, [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/smart-grids-la-filiere-francaise-167650

Le cadre juridique de la protection et de la sécurité des données issues des Smart grids, SmartGrids CRE, [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://www.smartgrids-cre.fr/index.php?p=gestion-donnees-cadre-juridique-protection-securite

Après la réforme territoriale et la COP21, les territoires s’emparent de la transition énergétique, lagazette.fr, [URL : Consulté le 18 mars 2016] : http://www.lagazettedescommunes.com/427723/apres-la-reforme-territoriale-et-la-cop21-les-territoires-semparent-de-la-transition-energetique/

--

--