A la recherche du sens perdu, l’apport du sociologue Alain Ehrenberg

Dominique van Deth
Essentiel
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4 min readMay 31, 2021

Cela fait des années que les DRH et les cabinets de conseil s’inquiètent de la perte du sens au travail. Les salariés sont désorientés. On teste plein de démarches sans qu’il y ait de réel progrès. Même le Sénat se demande quoi faire. Pour tenter d’y voir plus clair, la délégation aux entreprises a ainsi organisé une table ronde passionnante le 28 janvier 2021.

Dernier remède miracle sur lequel tout le monde semble se retrouver : les entreprises à mission. Comme si changer les statuts allaient d’un coup tout révolutionner dans l’entreprise. Bien sûr, réfléchir au rôle des chefs d’entreprises est très intéressant. Il faut écouter Armand Hatchuel lorsqu’il explique dans cette conférence comment Henri Fayol a inventé le concept qui dépasse les figures du patron, de l’administrateur et du gérant.

Mais tout ça reste dans une vision top-down bien loin de ce que vivent les collaborateurs. Ibrahima Fall distingue ainsi dans son article “les croyances qui mènent à l’échec les transformations” le grand sens, c’est-à-dire la stratégie du petit sens : le travail au quotidien. Même si un travail sur la stratégie est sans doute nécessaire, c’est véritablement le quotidien du travail qui pose le plus de problèmes. C’était déjà le sujet de ma tribune de bonne année 2021.

Pendant que l’on cherche en vain à résoudre le problème, j’ai poursuivi mes recherches en m’intéressant à l’oeuvre d’Alain Ehrenberg. Directeur de recherche au CNRS, il a écrit une trilogie sur la montée de l’individualisme dans la société moderne.

Au travers de l’étude du sport, de la consommation, de l’entreprise, il montre que c’est véritablement l’exigence d’autonomie qui progresse (“le culte de la performance”). Mais cette exigence a un revers : chacun est responsable de son accès à l’autonomie, ce qui pose question en cas d’échec (“l’individu incertain”). Pour montrer l’image du succès, on se met en scène (hier la télé-réalité, aujourd’hui les réseaux sociaux) et on agit sur soi (les drogues, les anti-dépresseurs mais aussi le développement personnel). Cette analyse est approfondie dans “la fatigue d’être soi” au travers de l’histoire des maladies psychiques. Les psychanalystes et les psychiatres ont constaté un glissement de la culpabilité (conflit avec les normes) à la responsabilité (capacité à s’assumer soi-même). Le résultat : la montée de la dépression et des addictions.

Les entreprises en profitent, mais surtout résistent au changement

Si on met en regard cette évolution profonde de la société avec le monde du travail, le résultat est saisissant. Dans un premier temps, l’appel à “l’entreprise de soi” semble une bonne affaire pour les entreprises qui peuvent demander plus d’engagement, plus de créativité et en parallèle supprimer les pratiques collectives comme l’avancement à l’ancienneté pour les remplacer par l’individualisation des salaires et des carrières. Mais très vite, l’abandon des normes fait peur au management.

Car l’appel à l’autonomie permet aux salariés les plus efficaces de penser par eux-mêmes, de réfléchir à leur carrière dans un cadre plus large que celui de l’entreprise et donc, au final, de remettre en cause le discours managérial. Quant à ceux qui ont du mal avec le changement permanent, la difficulté du travail au quotidien et les multiples tensions qu’engendrent la déprotection du travail, ils ont tendance, eux-aussi, à se désengager émotionnellement.

C’est ce qu’explique François Dupuy dans Lost in Management (une autre trilogie essentielle). Les entreprises évidemment ne peuvent que réagir et elles ripostent par la coercition et l’explosion des actions de contrôle. On vérifie ce que font les gens et surtout comment ils le font. Tout devient compliqué voire impossible, résultat, on contourne pour faire le job. Et l’ensemble devient proprement incontrôlable.

Le nouveau management n’est pas la solution miracle

La lecture d’Alain Ehrenberg a été une forme de révélation pour moi. Rétrospectivement, je vois comment j’ai pu militer en faveur de l’autonomie dès le plus jeune âge en soutenant une association comme Entreprendre pour Apprendre. L’intrapreneuriat est une autre forme d’appel à l’autonomie dont, passé l’effet de mode, on en comprend aujourd’hui un peu mieux les limites.

Finalement, Alain Ehrenberg met en lumière ce qui manque dans les discours qui font la promotion de nouvelles formes de management comme l’entreprise libérée, le management agile ou encore l’entreprise opale : l’effacement des normes explicites ne supprime pas les injonctions au premier rang desquelles l’injonction à l’autonomie. Intériorisée, cette obligation peut devenir envahissante et mener à l’effondrement psychique : c’est le burn-out. Mais sans aller jusque là, on va peut-être prendre quelque chose (licite ou non) pour tenir.

À l’implosion dépressive répond l’explosion addictive, au manque de sensation du déprimé répond la recherche de sensations du drogué — Alain Ehrenberg

Conclusion : en augmentant le poids de la responsabilité, les nouveaux modes de management peuvent facilement aggraver la difficulté des individus à s’assumer.

Le sens retrouvé ?

Les travaux d’Alain Ehrenberg nous confirment donc l’importance de rechercher le sens du travail au plus près du quotidien. Bien loin du monde des planneurs décrit par Marie-Anne Dujarier (lire les véritables enjeux du télétravail), c’est dans les micro-tâches accomplies tout au long de la journée que chacun va “trouver du sens”. Le travail empêché dont parle Yves Clot, c’est finalement le conflit entre un travailleur qui se vit de manière de plus en plus autonome et un contexte professionnel toujours plus strictement régit par les règles et les normes.

La crise sanitaire que nous venons de vivre et qui, on l’espère, devrait s’achever, a naturellement contribué à interroger le travail. L’enquête menée par Francois Dupuy révèle l’importance qu’a eu le management de proximité pour réussir à s’adapter. Les fonctions support, elles, ont été fortement ébranlées.

Comprendre ce qui se joue dans les débats autour du sens au travail parait donc plus que jamais nécessaire.

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