Bodybuilding et science des organisations

Thomas Tissot
Essentiel
Published in
6 min readFeb 15, 2019
Photo by Meghan Holmes on Unsplash

Les disques de fonte me toisent, tranquillement installés sur la barre, comme s’ils me prenaient de haut. Je prends une grande inspiration avant de m’avancer d’un pas ferme et décidé afin de saisir la charge posée sur le sol.

Les talons bien ancrés au sol, le dos droit, les jambes fléchies, une dernière inspiration et me voilà parti. Dans un effort qui me semble presque surhumain, je parviens à décoller la barre du sol et à me redresser dans un mouvement presque parfait. Toujours en contrôlant la charge, je redescends la barre avant de me redresser une nouvelle fois en poussant un grognement sourd.

Deux répétitions sur les cinq que je suis censé effectuer au cours de cette série. J’arrive à enchaîner la troisième sans trop de difficultés, toujours solidement campé sur mes jambes. C’est alors que je redescends la barre au sol afin d’effectuer la quatrième répétition, le bout du tunnel approche. Au moment où je me redresse, je sens mes jambes devenir de plus en plus lourdes. Tout à coup, à mon grand étonnement, la barre m’échappe avant d’aller s’écraser sur le sol avec un bruit sourd.

Contrairement à ce que j’imaginais ce ne sont pas mes jambes qui m’ont trahi mais mes avant-bras. Ils sont totalement tétanisés. Je suis presque incapable de serrer les poings.

Intrigué par ce qui vient de se passer, je note dans un coin de ma tête ce phénomène déconcertant et pour le moins énervant.

Je n’ai plus que deux minutes de repos avant la prochaine série, que je compte bien mener à son terme cette fois-ci.

Tout ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à la musculation savent que la base de tout programme visant à développer la force repose sur un certain nombre, relativement restreints, d’exercices que l’on qualifie de polyarticulaires. Ils ont le mérite de recruter plusieurs groupes musculaires au cours d’un même mouvement et sont souvent focalisés sur les groupes les plus importants, permettant ainsi d’optimiser la sécrétion d’hormones de croissance et le développement de la masse musculaire globale.

Ils constituent dans le domaine de la musculation les 20 % des exercices qui produisent 80 % des résultats. Etant donné qu’ils sont peu nombreux et relativement simple, il est plutôt tentant de ne se focaliser que sur ces derniers.

Le problème c’est qu’il y a une limite à ce raisonnement. Ces exercices, loin de recruter exclusivement les grands groupes musculaires, sollicitent également un certain nombre de groupes musculaires accessoires. Si ces groupes accessoires ne sont pas suffisamment développés, ils peuvent freiner la progression de n’importe quel pratiquant, même le plus chevronné.

C’est par exemple ce qu’il s’est passé avec mes avant-bras lors de ma séance de soulevé de terre.

Ce constat m’a rappelé que, d’une certaine manière, on ne peut juger la force d’un système ou d’une organisation qu’au regard de la force de ses éléments les plus faibles.

Dans ce cas précis si je ne trouve pas un moyen d’améliorer ma force de préhension (par exemple via des exercices spécifiques aux avant-bras), je risque de me retrouver régulièrement dans une situation similaire à celle décrite au début de cet article. Compromettant grandement mes chances d’atteindre mon objectif.

De même, imaginons qu’une entreprise ait un service commercial très performant mais que son service client et sa comptabilité soient à la traîne. L’expérience client globale sera loin d’être optimale et la viabilité, à terme, de cette activité pourrait s’en trouver compromise.

Cet exemple est un peu simpliste mais on peut imaginer des applications beaucoup plus poussées de ce concept : au sein d’un même service, d’une équipe voire même explorer les conséquences que peuvent avoir certaines pratiques isolées au niveau de l’organisation dans son ensemble.

Ce pourrait par exemple être le cas des réunions managériales. Si le président d’une entreprise mène la vie dure à ses managers, quand bien même il ne s’agirait que d’une réunion en petit comité, combien de temps avant que cela n’affecte les équipes des différents services à tous les niveaux ?

L’entreprise, comme le corps humain, est un système complexe composé de sous-ensemble interdépendants dont les résultats sont conditionnés par la performance de chacun d’entre eux ainsi que par la circulation de l’information.

L’oublier peut parfois conduire certaines entreprises à passer à côté d’opportunité de développement pour le moins intéressantes.

Dans son livre Getting everything out of all you’ve got, Jay Abraham, consultant en stratégie, raconte une anecdote qui illustre assez bien ce propos. Il travaillait alors pour une entreprise fabriquant des matériaux de construction. Au début de sa mission il demanda au président de cette entreprise s’il avait une idée de la lifetime value de ces clients. Celui-ci fût bien incapable de lui répondre.

Après quelques recherches Abraham se rendit compte que chaque nouveau client achetait en moyenne pour 3 000 $ de marchandises sur une période de 3 ans suivant la première vente effectuée par les équipes commerciales.

C’est alors qu’il fit une recommandation audacieuse au président de l’entreprise. Avant l’arrivée d’Abraham, les équipes commerciales percevaient une commission variable de 20 % sur la première vente effectuée à un nouveau client, en plus de leurs rémunérations fixes. Abraham recommanda au président de leur verser 100 % du montant de la vente initiale pour ne se concentrer que sur les profits découlant des ventes ultérieures puisqu’en moyenne chaque nouveau client le restait pendant au moins trois ans.

Le moins qu’on puisse dire c’est que sa proposition fût accueilli avec froideur.

Quelques mois plus tard, en désespoir de cause, le président se décida à essayer la stratégie proposée par Abraham. Durant l’année qui suivit le chiffre d’affaire de l’entreprise tripla. Les équipes commerciales se démenaient pour trouver de nouveaux clients, poussées par les perspectives offertes en terme de rémunération, et le service client observait de près l’évolution de la lifetime value de chaque client, faisant de son mieux pour l’améliorer ou au moins veiller à ce qu’elle ne diminue pas.

Il est tentant pour les dirigeants de ne se concentrer que sur certains sous-ensembles, qui sont souvent les plus visibles, tels que le service commercial ou le service marketing oubliant que ceux-ci sont loin d’opérer seuls et que conserver un œil sur les informations remontées par d’autres services tels que la comptabilité, le contrôle de gestion voir même le service juridique peut aider à envisager de nouvelles perspectives ou imaginer de nouvelles mécaniques.

On ne peut juger la force d’un système ou d’une organisation qu’au regard de la force de ses éléments les plus faibles.

Dès lors se pose la question de savoir comment diagnostiquer et remédier aux process inefficaces ou encore aux problèmes de circulation de l’information.

D’autant plus qu’il s’agit parfois d’un véritable enjeu pour les entreprises. Le cabinet de conseil IDC estime que nombre d’entre elles passent à côté de 20 à 30 % de revenus supplémentaires à cause de process inefficaces.

L’auteure Gillian Tett explique par exemple dans son livre The Silo Effect à quel point la compartimentation et le manque de communication peuvent être préjudiciable à l’entreprise.

Elle évoque notamment l’exemple de Sony et du département en charge du développement de la Playstation. Souhaitant capitaliser sur le leadership de l’entreprise sur le marché au moment du lancement de cette nouvelle console et ainsi faire profiter les autres filiales des connaissances et des compétences de ce département à la pointe, Howard Stringer tenta en vain d’essayer de briser les silos qui isolaient les différentes activités du groupe.

Ralenti par les clivages internes, Sony passa à côté des opportunités offertes par l’apparition de nouvelles tendances, notamment s’agissant de la popularité grandissante du MP3 comme mode de consommation de la musique. Se faisant coiffer au poteau par… Apple et son désormais célèbre Ipod.

Il existe de nombreux articles prônant la valeur d’une approche systémique lorsqu’il s’agit d’appréhender les différentes dimensions relatives au développement de l’entreprise mais également à “l’enseignement” de l’entrepreneuriat.

Dans un papier publié en 2008 par The Academy of Management, J. Brian Atwater, Vijay R. Kannan et Alan A. Stephens défendent l’idée selon laquelle l’enseignement dans les écoles de commerce devrait intégrer une approche systémique de la direction d’entreprise et du management.

Quatre ans plus tôt dans un article intitulé A systemic approach to entrepreneurial learning, Lorraine Warren expose qu’une étude de l’enseignement de l’entrepreneuriat met en avant une méthodologie fragmentée et parcellaire basée sur une collection de ressources parfois déconnectées les unes des autres.

Essayer de garder une vision d’ensemble et comprendre de quelle manière les différents éléments du système qu’est votre entreprise interagissent me paraît-être primordial afin de s’assurer de conserver le bon cap. Être capable de recruter des talents à même de gérer chacun des sous-ensembles de la manière la plus adéquate, laissant ainsi au dirigeant l’espace nécessaire pour surveiller, fluidifier, améliorer la circulation de l’information et le fonctionnement du système me semble incontournable.

Comme toujours je serais ravi d’en discuter plus amplement avec vous.

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Thomas

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Thomas Tissot
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J’écris chaque semaine sur la stratégie, la performance, la psychologie et les organisations. Retrouvez mes écrits sur : www.thomas-tissot.com