Comment le numérique a robotisé notre façon de voyager
Le voyage n’est plus. Il vacille, bégaye, claudique face aux avancées technologiques. À l’ère du tout-numérique, internet, les smartphones et la sacro-sainte wifi avancent sur l’Homme de tous les côtés.
Ces innovations, si utiles soient-elles, ont bouleversé notre façon d’appréhender et de vivre le voyage, et certainement pas pour le meilleur. Tout se planifie, se mesure, se note. Les découvertes et les explorations propres au voyage se réduisent à peau de chagrin. Tels des robots recherchant confort et facilité, nous l’avons rendu policé, fade, inexpressif.
Ces lignes se basent sur mon expérience personnelle de voyageur à l’orée du monde, sur les routes d’un petit pays qu’on appelle la Nouvelle-Zélande. Après presque une année de vagabondage, des milliers de kilomètres parcourus, j’ai pu entrevoir ces tendances, et, étant moi-même tombé dans le paradigme vicié du voyage 2.0, je peux en parler librement.
Cet article ne comportera pas d’envolées lyriques sur la beauté des paysages, les liens tissés au fil des rencontres ou encore la bonté qui émane de ce pays. Je pourrais le mettre sur le piédestal qu’il mérite mais ce serait travestir la réalité, faire passer le voyage pour ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’est plus.
Le souvenir dévore l’expérience
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux — Marcel Proust
Nous ne voyageons plus, nous consommons du voyage. Dans un désir maladif de reconnaissance, nous ne voyageons plus que par procuration, pour satisfaire une norme sociale. Le téléphone, nouvel appendice de la main, nous a rendu compulsifs, égocentriques et aliénés, allant à l’opposé de toutes les valeurs que prônent le voyage depuis des décennies.
Cette abstraction de l’expérience vécue, du moment présent face aux hypothétiques souvenirs enregistrés sous le spectre d’une photographie toujours plus obsessionnelle, c’est juste devenu l’angoisse. Ce que je vois depuis une année ce n’est pas seulement quelques photos prises ça et là pour partager ses découvertes, mais un trouble bien plus profond.
On ne prend plus le temps de regarder, de s’arrêter, de respirer. Face aux majestés naturelles, le premier réflexe — presque du conditionnement pavlovien le bordel — , c’est de sortir son appareil pour en faire profiter son réseau virtuel. Finalement, plus regarder les photos des paysages que les paysages eux-mêmes. On appelle ça la logique humaine ou le surréalisme, au choix. Je suis pas psychiatre sinon je vous parlerais d’aliénation, d’échec du processus d’individuation, d’ego ou encore de grande illusion.
Randonnées, aventures, sommets ne sont plus que des prétextes aux bons spots. L’expérience du moment présent est complètement omise pour se réfugier dans le postériori, l’après, le ci-devant. Sérieusement, qui regarde les deux mille photos de votre dernier voyage au Guatemala ? Même vous, ça vous emmerde. Vétilles qui, en quelques mois, disparaitront aussi vite qu’elles sont arrivées dans les limbes d’une obscure carte-mémoire.
On s’enferme dans un cirque flippant. On se transforme en de vrais automates, des jetons remplaçables et jetables qu’on fout dans la machine bien huilée de la consommation rapide. On consomme son voyage comme on consommerait son dernier fast-food : rapidement et sans saveur.
Il n’y a plus rien d’exceptionnel à prendre de belles photographies, ce qu’il y a d’exceptionnel c’est de ne plus en prendre du tout.
Syndrome TripAdvisor
Avant le développement du tourisme, le voyage était envisagé comme une démarche d’étude : on y enrichissait son esprit et on y formait son jugement — Paul Fussel
Grâce à internet tout dans le voyage se prévoit. Réserver une auberge des semaines avant, planifier au millimètre son itinéraire, prévoir ses activités sur TripAdvisor… C’est bien utile mais quid de la difficulté ? Les nouvelles applications de voyage fonctionnent toutes avec des algorithmes et des systèmes de notation, résultat, on suit le même circuit, on ne sort plus des sentiers battus, se complaisant dans notre petit confort. C’est flagrant en Nouvelle-Zélande. Parfois, je me demande si ce n’est pas une vaste farce à la Truman Show.
Je ne suis pas en train de vous faire un pamphlet contre la technologie, je l’utilise en ce moment pour écrire cet article à l’autre bout du monde. Elle est formidable, utilisée à bon escient. La voir plus comme une boussole nous aiguillant qu’un produit de première nécessité. Ne plus se fier à la dictature impitoyable de la notation et au règne despotique du j’ai-un-problème-une-application-à-la-solution.
Dieu sait que c’est difficile. Parce que notre moi profond recherchera toujours à s’éviter les difficultés en utilisant tous les moyens à sa disposition afin de rendre le voyage agréable. Il faut du courage et du caractère pour réécrire ces paradigmes profondément encodées dans nos esprits.
Il y a du savoureux à se perdre, à ne plus savoir où l’on se trouve, se retrouver dans une auberge miteuse, dormir sur le bord de la route dans sa voiture, priant que le seul policier du pays ne croise pas votre chemin, plutôt que se tourner vers la facilité, les lieux les mieux “notés” sur TripAdvisor. La plus belle chose qui puisse nous arriver dans notre voyage c’est de se retrouver embourbés dans des situations improbables, avec des personnes improbables. Replacer l’humain au centre, se différencier de la masse. On a toujours la possibilité de prendre le chemin de traverse, de dévier de l‘autoroute formatée qu’est devenu le voyage.
L’art de l’inconfort
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage — Joachim Du Bellay
Pour tous les voyageurs, l’épopée d’Ulysse ne passe pas pour la référence ultime en matière de voyage réussi. Ca peut se comprendre. Qui aurait envie de rester captif des années sur une île, sachant sa femme à la merci de voraces prétendants, d’être à deux doigts de se faire bouffer par un cyclope ou encore de faire quelques allers-retours en enfer ?
Personne, de prime abord. Mais il n’y a pas de plus belle expérience dans le voyage que les galères multiples, les soucis aux mille et un visages, l’inconfort en ramifications, en veux-tu en voilà. Ils nous font grandir et forgent notre caractère bien plus puissamment que si tout se déroulait sans accroc.
Voyager c’est apprendre à se sortir de situations cocasses, développer des qualités nouvelles, prendre sur soi en acceptant, parfois, d’être complètement minable et ridicule. Il n’y a pas de meilleure école.
Redonnons au voyage son éclat d’antan, ouvrons les yeux en laissant un peu de côté la technologie pour changer de perspective. Apprenons à faire le premier pas, à s’enliser, parfois, mais à vivre, vraiment. La technologie oui, le tout-technologique non.
Question anachronique pour conclure : L’Odyssée aurait-elle était la même si Ulysse avait une connexion 4G à disposition ? Vous avez quatre heures.