Comment ne pas être stupide
Malgré les apparences, la stupidité n’est pas une malédiction qui afflige uniquement les crétins.
En effet, lorsque certaines conditions sont réunies, nous devenons tous stupides.
Que signifie être stupide ?
Cela consiste à ne pas tenir compte d’une information cruciale au moment d’agir.
Comme lorsque vous martyrisez l’interrupteur d’un appareil débranché.
Comme lorsque, les yeux rivés à l’écran, je m’évertue à dévisser avec les dents le bouchon d’une bouteille de Coca qui n’en a pas.
Comme lorsque le célèbre violoncelliste Yoyo Ma abandonne dans le taxi qui le dépose devant l’auditorium où il joue le soir même son instrument estimé à plus d’un million de dollars.
Comme lorsque la navette Challenger se désintègre au décollage, le 28 janvier 1986, coûtant la vie à sept astronautes alors que les dirigeants de la NASA savaient depuis 1977 que la conception du propulseur d’appoint présentait une faille potentiellement catastrophique, mais n’ont pas réglé le problème, pas davantage qu’ils ne tinrent compte des multiples avertissements émis par les ingénieurs sur les dangers de lancer la navette un jour aussi froid.
Ces cas flagrants de stupidité peuvent être évités.
Afin de nous garder de ce mal qui prévient avant de frapper, penchons-nous sur les raisons conduisant tout individu pourtant doué de raison à se fourvoyer sans vergogne.
Mais avant cela, notons que la stupidité est plus facile à détecter chez les autres que chez nous-mêmes, car tant que les conséquences de notre action ne sont pas manifestes, elle demeure furtive.
Sachons aussi que ces raisons sont dépourvues de hiérarchie : il en suffit d’une pour réveiller l’abruti qui sommeille en chacun de nous — dès lors que plusieurs sont réunies, il enclenche le turbo.
Ces raisons sont au nombre de sept.
Les voici.
1. Se trouver en-dehors de son environnement habituel
Après une dizaine d’heures de vol suivies d’un long transit en 4×4 au travers de la forêt tropicale, Sylvain parvint à son hôtel au coucher du soleil.
C’était là son premier séjour en Thaïlande.
Enthousiaste à l’idée d’étrenner son objectif grand-angle, Sylvain se dit qu’avant de passer à table, ce serait sympa de faire le tour de ce pittoresque établissement niché au cœur de la jungle.
Dont acte.
En dépit de la nuit tombée, il s’enfonça dans la végétation vêtue d’un débardeur, d’un bermuda et d’une paire de sandales jusqu’à parvenir au sommet d’une pente abrupte qu’il dévala comme un gros fruit après avoir ripé dans la boue.
Copieusement écorché, Sylvain termina sa dégringolade dans un ruisseau et réalisa en se redressant qu’il ne pourrait pas remonter le talus trop escarpé et que son appareil photo comme ses sandales manquaient désormais à l’appel.
Il décida alors de longer le cours d’eau, peu profond, avec l’espoir de trouver en contrebas une pente plus douce qui lui permettrait de bifurquer et rejoindre l’hôtel.
Ce faisant, il s’éloigna irrémédiablement de son point de chute et passa les heures suivantes à patauger pieds nus dans l’obscurité, la soif au corps, mêlant aux cris étranges qui déchiraient la nuit ses HELP!!! Épouvantés. Combien de temps résisterait-il à la tentation de boire l’eau de la rivière, infestée par Dieu sait quelles saloperies ?
La lueur du matin ne lui apporta qu’un maigre réconfort : il se trouvait bel et bien condamné à descendre ou remonter le cours d’eau que bordaient deux parois quasi verticales, recouvertes d’une végétation si dense qu’elle masquait le ciel.
Malgré la sourde pulsation de ses plaies aggravées par l’humidité ambiante, malgré la soif et la faim, Sylvain parcourut sans relâche ces berges touffues en quête d’une hypothétique issue tandis que ses appels au secours se muaient en râles navrés, douloureux, qui ne portaient plus très loin.
Dès le deuxième soir, la fièvre le gagna et ralentit considérablement sa progression laquelle, jusqu’à présent, ne l’avait mené nulle part.
Au troisième jour de crapahut dans l’eau tiède sans boire ni manger, hébété de fièvre et sans cesse assailli par mille insectes urticants, Sylvain s’abandonna sur un large roc affleurant que baignaient les rayons du soleil à la faveur d’une trouée dans la canopée — dans ce sillon de jungle qu’il avait arpenté d’amont en aval et d’aval en amont, il s’agissait du seul endroit où l’on pourrait l’apercevoir si d’aventure on venait le chercher en hélicoptère, se figura-t-il.
Et deux jours plus tard, c’est exactement ce qui se produisit.
Sylvain avait déjà perdu connaissance depuis longtemps lorsque l’hélicoptère de sauvetage dépêché par le personnel de l’hôtel survola la forêt environnante et que le pilote aperçut un Occidental à demi nu, vautré dans le ruisseau.
Plusieurs jours durant, son pronostic viral demeura engagé.
Puis Sylvain finit par s’en tirer.
Racontez cette histoire au premier Guide de Haute Montagne que vous croiserez, il vous dira les opérations d’envergure qu’il faut déployer chaque année pour secourir les fringants touristes qui, dès les premiers jours du printemps, se lancent à l’assaut des sommets en tenue de pique-nique.
Note pour plus tard
Lorsque je me trouve hors de mon environnement habituel, je continue à faire preuve de bon sens. Mieux : je redouble de vigilance.
2. Se trouver en présence d’un groupe
La preuve du pire, c’est la foule.
Sénèque
Lorsque nous sommes pris dans la dynamique du groupe, vous et moi abandonnons nos propres traits de caractère pour manifester ceux de la foule.
En effet, selon Gustave le Bon, auteur de Psychologie des foules, » la foule est un être provisoire, formé d’éléments hétérogènes qui pour un instant se soudent, comme les cellules qui constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède ».
Ainsi, l’individu pris dans la foule acquiert trois caractères qui ne s’expriment qu’à cette occasion :
L’irresponsabilité.
Protégé par le nombre, l’individu dans la foule éprouve un sentiment de puissance invincible et voit ses inhibitions s’effondrer. Il peut alors accomplir des actions qu’il n’aurait jamais accomplies seul, comme piller un magasin de façon non préméditée.
La contagion.
Une même passion agite tous les membres de la foule avec violence. À l’instar de l’hypnotisé, l’individu dans la foule voit sa conscience s’évanouir : il n’a plus d’opinions ni de passions qui lui soient propres. La première suggestion qui surgit s’impose immédiatement à tous les cerveaux et, comme chez tous les êtres suggestionnés, cette idée tend à se transformer en acte : qu’il s’agisse d’un palais à incendier ou d’un acte de dévouement à accomplir, la foule s’y prête avec la même facilité.
Mais le groupe n’a pas besoin d’être une foule en délire pour avoir un impact sur l’individu.
La pression sociale prend mille formes, comme le montre cette caméra cachée, tournée dans une salle d’attente.
Tous les gens présents sont des acteurs qui se lèvent lorsque retentit un bip, sans raison apparente, afin d’observer la réaction d’une jeune femme ignorant qu’il s’agit d’une mise en scène.
Cette tendance à reproduire le comportement du groupe fait partie intégrante de notre apprentissage social.
En effet, dès l’enfance, notre cerveau nous récompense lorsque nous produisons les gestes de ceux qui nous entourent, de sorte que par la suite il devient extrêmement inconfortable de ne pas faire comme tout le monde.
Et contrairement à ce que suggère l’intuition, l’intelligence moyenne des individus qui constituent un groupe ne change pas grand-chose à ses actions ni ses décisions : c’est la raison pour laquelle les jurys formés d’individus hautement instruits ou bien d’individus très disparates en termes d’éducation rendent des verdicts similaires.
En outre, quels que soient les sentiments — bons ou mauvais — manifestés par une foule, ils présentent ce double caractère d’être à la fois très simples et très exagérés.
La foule ne connaît ni le doute ni l’incertitude.
La foule va tout de suite aux extrêmes.
Et perdus parmi ces gens qui nous bousculent
Étourdis, désemparés, nous restons là Emportés par la foule qui nous traîne, nous entraîne, écrasés les uns contre les autres nous ne formons qu’un seul corps
Et le flot sans effort nous pousse, enchaînés les uns aux autres
Et nous laisse tous épanouis, enivrés et heureux
Heureux d’avoir régressé au stade d’êtres primitifs.
Note pour plus tard
Lorsque je me trouve du côté de la majorité, je fais une pause et je réfléchis.
3. Se trouver en présence d’un expert
Connaissez-vous Le Jeu de la Mort ?
Présenté aux candidats comme une émission test pour laquelle ils ne seraient pas rémunérés, ce documentaire enregistré en 2010 par France 2 avait pour but de montrer à quel point un individu peut obéir à un ordre contraire à ses valeurs en présence d’une figure d’autorité.
La chaîne de télé a donc recruté 80 cobayes qui pensaient participer au pilote d’une émission présentée par l’animatrice Tania Young — la figure d’autorité — devant un public chargé d’applaudir comme dans un divertissement classique.
La règle du jeu était simple : chacun des 80 cobayes devait poser une série de questions à un candidat qui était en réalité un acteur, attaché sur une chaise électrique dans une pièce voisine.
Lorsque l’acteur donnait une mauvaise réponse, le cobaye qui l’interrogeait devait pousser un levier pour lui envoyer une décharge.
Premier constat éloquent : aucun des 80 participants n’a remis en cause le principe même de l’émission.
Bonjour Daniel, et bienvenue au Jeu de la Mort. Aujourd’hui, vous allez poser des questions à Jean-Louis. En cas de mauvaise réponse, vous l’électrocutez. Ah d’accord.
Lors des premières questions, l’électrocuté reçoit des décharges de 80 Volts qui lui font pousser de légers cris (factice, donc — à aucun moment l’acteur ne reçoit la moindre décharge).
À ce stade, le cobaye se fend d’un rire nerveux pour masquer le fait qu’il est bel et bien en train de torturer son prochain.
Mais à mesure que le jeu progresse, on fait croire au cobaye que l’intensité des décharges augmente jusqu’à atteindre 460 Volts, soit une tension pouvant entraîner la mort.
Au point que l’acteur qui fait semblant d’être électrocuté se met à pousser des cris de plus en plus déchirants, jusqu’à supplier qu’on arrête le jeu.
Mais la présentatrice encourage les cobayes à ne pas tenir compte de ces cris de détresse, et à poursuivre le jeu en augmentant l’intensité des décharges, par paliers de 20 Volts.
Ne vous laissez pas impressionner, Daniel, continuez…
Et Daniel de parler plus fort pour couvrir les cris terrorisés de Jean-Louis, et de lui balancer de nouvelles décharges, chaque fois plus fortes.
Parvenu à 380 Volts, lorsque Jean-Louis cesse de réagir aux chocs électriques comme s’il s’était évanoui, Daniel, à nouveau encouragé par la présentatrice, continue à l’électrocuter.
Et il continue à augmenter le voltage des décharges, comme 81 % des candidats qui ont poussé l’interrogatoire jusqu’à l’intensité maximale.
Parmi les 80 participants, seuls 17 ont fini par se rebeller contre l’autorité de la présentatrice.
Et un seul d’entre eux a tenté de convaincre le public qu’il fallait arrêter l’émission.
Note pour plus tard
Lorsqu’une figure d’autorité m’incite à agir, je me demande quelles seront les conséquences de mon action et si, oui ou non, je peux vivre avec ces conséquences.
4. Être engagé dans une tâche qui requiert une concentration intense
Lorsque nous sommes concentrés sur une tâche qui requiert une concentration intense, nous devenons aveugles et sourds à notre environnement.
À la manière d’une accélération qui réduit notre champ visuel, cet effet tunnel est provoqué par toute tâche qui réclame la totalité de notre attention.
Ainsi que, manifestement, par notre smartphone.
5. Être submergé par les informations
Cela se produit à chaque fois que l’on gère plusieurs tâches en même temps — autant dire à chaque fois que l’on conduit une voiture.
C’est la raison pour laquelle, au moment, par exemple, de faire un créneau, on baisse le volume de la radio : ce faisant, on élimine une information perturbante.
Question pour plus tard
Quelles informations perturbantes puis-je éliminer de mon quotidien ?
6. Le stress
Lorsque nous sommes surmenés, lorsque nous sommes en état de privation de sommeil, lorsque les émotions nous submergent, notre coordination motrice et notre vitesse de réaction sont équivalentes à celles d’une personne ayant bu le verre de trop.
Note pour plus tard
Même si j’ai l’impression de gérer, j’évite de prendre une décision cruciale un dimanche soir pluvieux tandis le chien du voisin hurle sa solitude et que je n’ai pas dormi depuis vendredi.
7. La précipitation
Ne me demandez pas d’où me vient ce goût pour les têtes de mort, je n’en sais rien.
Il n’empêche qu’un matin pas si lointain, je me suis mis en tête d’entamer une collection de bagues à leur effigie en commençant par une superbe pièce réalisée par Dead Ringer, en Nouvelle-Zélande.
Le temps que la pièce soit produite à ma mesure puis acheminée depuis le bout du monde, plusieurs semaines se sont écoulées durant lesquelles mon impatience a atteint des paroxysmes que je n’avais pas connus depuis les Noëls de mon enfance.
En sorte que le jour béni où le facteur a sonné à l’interphone pour enfin me remettre mon précieux, j’ai bondi de ma chaise et claqué la porte pour dévaler l’escalier à sa rencontre, accoutré de ma tenue d’intérieur de prédilection, soit une paire de charentaises marine en fin de vie, un pantalon traditionnel rapporté de Dakar et un T-shirt 6XL qui aurait fait un excellent chiffon.
Ce n’est qu’après lui avoir baisé les mains et fait briller au grand jour l’objet du désir que j’ai réalisé que j’étais sorti sans clés ni téléphone et que ma voisine, qui elle en avait un double et travaillait de l’autre côté de la ville, ne prendrait pas sa pause déjeuner avant deux bonnes heures.
Allez.
Je ne m’en sortais pas si mal ; il aurait pu pleuvoir.
Je me suis donc mis en route le cœur en liesse car enfin, oui, enfin, elle était mienne.
Ignorer le regard des passants face à mon accoutrement fut chose aisée, tout absorbé que j’étais dans la contemplation de ce pur objet de fantasme qui irradiait de gloire à mon doigt.
Une fois rendu devant l’établissement bancaire où ma voisine officiait — la Société Générale de l’avenue Jean Médecin, l’équivalent des Champs-Élysées niçois —, j’ai eu encore tout le loisir d’admirer cette merveille pendant un long moment, sur le banc qui faisait face à la porte principale.
Elle ne cacha pas sa surprise de me trouver là, dans cette tenue, et me ramena en voiture jusqu’à notre immeuble en me charriant tandis que je faisais mon possible pour dissimuler ma flamboyante chevalière.
Car force fut de constater que si vous êtes un adulte, mais que vous n’êtes pas Keith Richards, Johnny Hallyday ou Arnold Schwarzenegger, porter au doigt une vanité requiert une forme d’assurance qui, au bout du compte, me fait défaut.
Fin de ma collection.
Mais je me suis noté, pour plus tard, de ne plus sortir sans mes clés, quand bien même le facteur m’apporterait l’Arche d’Alliance.
Étude de cas
Pour conclure, je vous propose de mettre en pratique les points évoqués jusqu’ici.
Veuillez visionner attentivement la vidéo ci-dessous.
Saurez-vous identifier la ou les raisons qui conduisent cet individu à s’illustrer de la sorte ?
Force et Lumière
Emmanuel
Visuel d’ouverture : Linus Scheffel — www.linusscheffel.com
Si cet article a retenu votre attention, je vous invite à le partager.
Originally published at https://laviextra.com on January 28, 2020.