« Dis, tu m’écoutes ? Je te parle ! »

Anne-Paule DUBOULET
Essentiel
Published in
5 min readOct 12, 2020
(photo Cottonbro pour Pexels)

Allez, soyons honnêtes, cela nous est forcément arrivé au moins une fois : on s’adresse à notre enfant (ou notre conjoint…), et celui-ci garde les yeux rivés sur son téléphone/la télé/son livre. Et soyons même super honnêtes : est-ce que cela ne nous est pas arrivé, à nous aussi, de garder les yeux sur ce que nous sommes en train de faire alors qu’un membre de notre famille nous interpelle ?

Le fait de se demander pourquoi c’est aussi agaçant conduit à réfléchir à ce qui est en jeu quand nous parlons à quelqu’un. Et nous allons voir que cela peut nous mener très loin !

Que ce soit lorsque nous posons une question, demandons un avis, donnons un ordre… dans tous les cas nous reconnaissons à l’autre une capacité à nous répondre, et avant cela à nous comprendre. Nous lui accordons le statut de « personne », d’être humain au même titre que nous, et lui donnons en cela une grande importance. C’est bien pour cela que nous parlons aux jeunes enfants, voire aux bébés, alors que nous savons qu’ils sont incapables de prononcer une phrase pour nous répondre… et c’est d’ailleurs comme cela qu’ils apprennent à parler : en nous écoutant.

Je me rappelle de disputes dans la cour de récréation de l’école primaire, au cours desquelles l’un. e des protagonistes finissait parfois par dire à l’autre : « Je te parle plus ! ». Cela constituait l’insulte ultime : ne plus parler à quelqu’un, ne plus le considérer comme son égal, ou en tout cas une personne digne de mériter qu’on lui adresse la parole, était d’une grande violence.

On observera ici que dans les cas de harcèlement scolaire, beaucoup d’enfants et d’adolescents racontent que personne ne leur parle dans leur classe, ou dans la cour de récréation. Ils sont comme transparents, et si un élève s’adresse à eux, c’est pour décocher une insulte ou les rabaisser. Nié en tant que personne, l’élève se sent alors rejeté et bien souvent profondément malheureux.

Lorsque quelqu’un ne nous répond pas alors que nous lui parlons, en toute logique nous avons l’impression qu’il ne nous accorde aucun intérêt, et, symboliquement, qu’il ne nous considère pas comme son égal. e. Voilà une bonne raison d’être triste ou en colère, n’est-ce pas ?

Cela étant dit sur la signification de la parole, il y a une situation dans laquelle la non-réponse d’un ado, et donc son silence, ne relèvent pas de la même analyse.

Parfois, un jeune qui ne répond pas est en réalité en train d’avoir une grande activité intérieure. Il m’est ainsi arrivé plus d’une fois, lors d’un exercice concernant son orientation, de voir un jeune tout d’un coup s’agiter un peu moins sur son fauteuil, ne plus rien dire, et, surtout, avoir le regard qui « se tourne vers l’intérieur ». Cette expression décrit un regard qui est fixe, dirigé vers un objet quelconque, mais ne le regarde pas : en réalité, la personne est concentrée sur ce à quoi elle est en train de penser. Dans ces moments-là, je sais que la réflexion de l’ado qui est en face de moi est intense, et que je dois absolument… me taire ! Selon l’exercice que nous étions en train de faire, il peut être en train de se remémorer un souvenir enfoui, de se demander ce qu’il ferait dans telle situation, ou bien pourquoi il agirait d’une certaine façon. Et là, le processus tant attendu de réflexion sur son orientation est en marche !

Évidemment, tout n’est pas si rose, et le silence face à nos questions d’adultes peut aussi s’accompagner d’un air buté déjà bien moins encourageant. Lors de la conférence sur l’orientation que j’ai donnée samedi dernier, plusieurs parents ont ainsi témoigné d’un ado qui les envoie balader dès qu’ils abordent le sujet, se ferme, refuse de faire tout exercice ou d’avoir toute discussion.

Et là, impossible de savoir ce qui peut bien se passer dans leur tête. Pourtant, il faut rester convaincu que ce que nous avons dit va faire son chemin, d’une façon plus ou moins longue et plus ou moins tortueuse. Plusieurs écueils sont à éviter, et je parle d’expérience :

– le feu roulant de questions : mieux vaut en poser une seule et laisser l’idée faire son chemin, en redisant pour la n-ième qu’on est disponible s’il veut en discuter ou qu’on fasse quelques recherches ensemble ;

– le fait d’utiliser le moindre prétexte pour parler d’orientation et questionner nos ados : ils ne sont pas dupes, et ne vont pas manquer de nous dire qu’on les saoule !

– lui faire faire des tests de type QCM quand il est totalement perdu et ne s’est jamais posé la question de savoir ce qu’il aime bien et ce qu’il n’aime pas faire par exemple. Cela peut vite devenir angoissant que de ne pas savoir répondre par « oui » ou par « non » à plusieurs questions qui paraissent pourtant simples.

La réflexion sur l’orientation ne peut avoir lieu que sur le temps long : c’est bien plus efficace (et moins stressant) d’y passer une demi-heure ou une heure de temps en temps, en faisant quelques recherches ou quelques exercices, que de s’y mettre à fond 3 semaines avant une échéance administrative (au hasard : la date limite pour faire ses vœux sur Parcoursup). Il y a nécessairement un temps de mûrissement, avec une réflexion qui se construit progressivement.

Alors comment lancer cette réflexion ? Pour commencer, on peut se remémorer ensemble une situation de réussite ou un motif de fierté, on discute sur le métier que faisait Grand-Père et sur ce qui a changé depuis, on raconte ce qu’on a fait au bureau aujourd’hui et en quoi on a l’impression d’avoir fait quelque chose d’utile (ou au contraire d’inutile… et c’est d’ailleurs peut-être là que la discussion sera la plus intense !). Et on écoute, on pose des questions pour bien comprendre ce que dit notre enfant, en se gardant de trop intervenir même si on meurt d’envie de lui dire quoi faire ou de le conseiller.

Finalement on en revient à ce que symbolise la parole entre deux personnes : deux intelligences qui se rencontrent, sur un pied d’égalité…

--

--