Faut-il se résigner aux jobs à la con ?

50 % ! D’après David Graeber (Bullshit Jobs), c’est un job sur deux qui n’ont aucune raison d’être. Alors, est-ce une fatalité ?

Dominique van Deth
Essentiel
5 min readFeb 17, 2019

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Un constat dramatique

Si on ajoute les jobs à la con (35 %) et les jobs qui n’ont de justification que celle de permettre aux jobs à la con d’exister (15 %), c’est un job sur deux qui n’ont aucune raison d’être.

Bien sûr, on peut critiquer l’article “Bullshit Job” que David Graeber a publié en 2013. Mais l’anthropologue sait comment étudier son sujet. Dans son livre récemment paru en Français, il s’appuie sur les nombreux témoignages qu’il a reçus, ce qui nous plonge dans cet univers qui beaucoup connaissent bien sans trop oser en parler. David Graeber propose même une classification :

  • Les larbins qui sont là uniquement pour que le chef paraisse important.
  • Les porte-flingues qui savent que ce qu’ils font est mal, mais c’est leur job (comme vendre des assurances à des personnes qui n’en ont pas besoin).
  • Les rafistoleurs dont le job est de réparer les dégâts liés à l’organisation du travail et qui auraient pu être évités si on avait agi en amont.
  • Les cocheurs de case qui vérifient qu’on respecte des normes sans qu’on sache trop pourquoi elles sont utiles.
  • Les petit chefs qui donnent des tâches à faire uniquement pour justifier leur existence.

Et c’est vrai que David Graeber va loin dans la critique, jusqu’à la caricature. Il est anarchiste et il l’assume. On n’est pas obligé de le croire lorsqu’il dit que les jobs à la con sont créés intentionnellement pour maintenir les gens occupés. Ni d’envisager avec lui de réduire le temps de travail à 15 h par semaine. Il n’empêche qu’il met largement les pieds dans le plat.

Tu te demandes peut-être comment savoir qu’on a un job à la con. C’est facile, imagine que ton job disparaisse du jour au lendemain. Si personne ne voit la différence, ou pire, si la planète s’en porte plutôt mieux, c’est probablement un job à la con. J’espère que tu n’es pas dans ce cas, mais c’est certain que tu en connais des collègues qui en ont, des jobs à la con. Et ils le savent intimement, même s’ils ont parfois du mal à l’admettre.

Une tendance qui s’accentue : la bullshitisation des jobs existants

La vraie mauvaise nouvelle, c’est que les autres jobs ne sont pas épargnés. David Graeber parle de “bullshitisation” de tous les emplois. Une infirmière, par exemple, passe de plus en plus de temps à faire de l’administratif.

Et cette analyse est reprise dans l’excellent livre de Jean-Laurent Cassely : La révolte des premiers de la classe. Journaliste chez Slate, Jean-Laurent Cassely s’est intéressé aux parcours de ceux qui quittaient des jobs extrêmement bien payés après des études sans défaut pour devenir commerçants, artisans ou encore restaurateurs. Et il attribue l’évolution en cours à l’inflation sans précédent des emplois de manipulateurs de symboles.

Cinq tendances renforcent ce phénomène :

  • La mondialisation
  • La bureaucratisation
  • La financiarisation
  • La numérisation
  • La quantification

Tout ça reste finalement cohérent avec les analyses de François Dupuy (“Lost in Management” et “La faillite de la pensée managériale”). Face à la complexité croissante, les managers sentent bien que la réalité leur échappent, et ils réagissent en exigeant encore plus de contrôle. Ils mettent donc en place plus de process, de mesure, de KPI (Key Performance Indicators). Toute cette complexité supplémentaire augmente le besoin en jobs à la cons et contribue largement à la “bullshitisation” de tous les autres jobs.

Pas étonnant qu’on rencontre de plus de plus de collaborateurs (et collaboratrices) qui s’affichent comme voulant changer les choses (Corporate hacking : quelques clés pour changer une entreprise de l’intérieur).

Quelques pistes à explorer

On sent bien que le modèle actuel de l’organisation du travail est à bout de souffle. D’autres modèles existent, comme l’entreprise opale (Frédéric Laloux — Reinventing Organisation), l’entreprise libérée (Alexandre Gérard — Le patron qui ne voulait plus être chef) ou encore l’holacratie mais il faut avouer que les expériences restent limitées.

Surtout, pour mettre en oeuvre ces modèles, il faut une véritable révolution, ce qui peut en décourager beaucoup.

On peut néanmoins envisager des organisations différentes à plus petite échelle, c’est d’ailleurs ce qui arrivera naturellement dans un programme d’intrapreneuriat (3 conseils pour tirer le meilleur d’une expérience d’intrapreneur).

Pour recoller avec le concret et la réalité et surtout pour engager les collaborateurs dans la démarche, certains responsables de l’intrapreneuriat axent leur programme sur le développement durable, c’est notamment le cas du People’s Lab de BNP Paribas qui est devenu le People’s Lab 4 Good. Il faudra tout de même veiller à ce que les projets des collaborateurs restent en cohérence avec la stratégie de l’entreprise, ou alors le programme servira de tremplin pour des futurs créateurs d’entreprises indépendants.

L’effectuation est une autre piste possible qui a également l’immense mérite de recoller au concret, (L’effectuation est aussi efficace dans les grands groupes !). Partir de ce que l’on a, tenir compte des surprises, faire évoluer le projet suivant l’engagement des parties prenantes, tous ces principes prennent à rebours l’attitude du chef d’entreprise qui pense avoir le plan parfait et “un problème d’exécution”.

On ne peut pas se résigner aux jobs à la cons et je suis preneur de tes commentaires pour continuer la réflexion. Tu peux aussi me contacter pour en discuter :

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Addendum 25/3/2019: après la rédaction de cet article, j’ai découvert un sondage Challenges/BVA qui affirme en substance que les job à la con auraient épargné la France. Pas de chance, le sondage est bourré de biais que j’ai analysés ici: Selon Challenges, les jobs à la con auraient épargné la France. Pas si sûr ! Une occasion manquée pour analyser le phénomène des bullshit jobs !

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