Je serai heureux le jour où…

Emmanuel Laurent
Essentiel
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8 min readNov 21, 2019

Connaissez-vous Corto Maltese, le personnage imaginé par Hugo Pratt ?

Les pérégrinations de ce marin au long cours comptent parmi les plus célèbres bandes dessinées du vingtième siècle.

Ses aventures furent également adaptées en films d’animation, à l’image de La Cour Secrète des Arcanes, que je ne saurais trop vous recommander :

J’ai fait la connaissance d’un homme qui ressemblait à Corto Maltese.

François Macario — Mac — ressemblait physiquement au héros dessiné et comme lui, il était marin.

Admirateur de l’œuvre, Mac s’amusait de cette similitude — tous les volumes de la bande dessinée étaient rassemblés dans sa bibliothèque et un portrait de l’aventurier décorait son salon.

Lorsque, fraîchement diplômé de l’École Navale, je fus affecté sur le porte-avion Charles de Gaulle, Mac fut l’un des premiers avec qui j’engageais la conversation en arrivant à bord — sa passion notoire pour le parachutisme l’avait précédé.

Il s’est avéré qu’il me devançait dans plusieurs domaines.

Lui avait déjà effectué plus d’un millier de sauts en chute libre ; j’en totalisais une poignée.

Depuis des lustres, son unique véhicule était sa Varadero ; je venais d’obtenir le permis et apprenais à maîtriser ma Speed Triple.

Engagé dans la Marine depuis bientôt deux décennies, Mac avait sillonné le globe à bord de trois générations de porte-avions tandis que je m’apprêtais à connaître mes premiers jours de mer sur le grand Charles.

Quarante-mille tonnes de diplomatie

Et par-dessus le marché, il était mon supérieur hiérarchique au service de préparation des missions, en sorte qu’il ne fallut pas longtemps pour qu’on nous trouve, chaque week-end, filants au guidon de nos brêles vers le club de parachutisme.

Dans quatre ans la retraite, me répétait Mac à chaque fois que nous prenions le temps de nous poser autour d’une tasse.

Dans quatre ans, je toucherai ma retraite d’officier supérieur. Ajoutée aux indemnités de chômage, je serai large.

Et avec les revenus de photographe à Queenstown, je ne te dis pas.

C’était le plan.

Compter les jours qui le séparaient du matin béni où il pourrait enfin tirer un trait sur ses obligations de marin national, vendre sa baraque, sa moto et dans la foulée réserver un aller simple pour la Nouvelle-Zélande où il se mettrait à son compte et passerait ses journées à s’élancer d’un avion pour photographier la chute des corps.

Chaque fois qu’il me narrait par le menu son projet en béton massif, je me réjouissais pour lui.

Pour moi qui découvrais les contraintes de la vie à bord, effectuant mes premiers pas sur cette voie qu’il avait arpentée quasi jusqu’au bout, la ligne d’arrivée demeurait hors de perspective, mais face à son enthousiasme qui gagnait en intensité à mesure que les jours tombaient, je ne pouvais que me réjouir pour lui.

Or ce compte à rebours était son sujet de prédilection.

Plus encore que la pratique du parachutisme qui le ravissait tant et occupait déjà le plus clair de ses loisirs, la perspective de s’en aller sauter au-dessus de La Terre du Long Nuage Blanc en qualité de jeune retraité de la Marine devenu photographe et parachutiste professionnel le rendait extatique, intarissable auprès de ceux qui lui prêtaient une oreille bienveillante.

Ainsi eus-je droit plus souvent qu’à mon tour au décompte des mois, semaines et jours lui restant à subir avant le début de la vie, la vraie.

Homme discret à la parole mesurée, marin aguerri, professionnel estimé par ses pairs, Mac était solitaire.

Un camarade de confiance, ô combien, mais un homme seul.

Sans doute la désirable existence qui l’attendait en terre australe serait-elle propice à une rencontre sentimentale, mais jusqu’à présent, la Marine avait occupé toute la place.

Plus le jour de sa libération approchait, me confiait-il, plus le poids de ce quotidien subi augmentait.

Il en avait assez de cette vie entre parenthèses.

Il avait épuisé trop d’énergie à endurer la suite des jours sans escale, à obéir, à ordonner, à suivre une trajectoire circulaire et vivre en pointillés.

Mais bientôt tout ira bien, concluait-il en voyant loin.

OÙ L’ON DÉCOUVRE POURQUOI LES OISEAUX CHANTENT

À l’œuvre : Nicolas Serra

Malgré les apparences, le parachutisme est une activité plutôt sûre.

Le matériel est fiable à plus de 99 %.

Les dangers sont identifiés : il y a l’hélice de l’avion qui tourne si vite qu’elle est invisible au moment de grimper à bord, il y a le risque de collision avec un autre pratiquant durant la chute et celui de percuter la planète en fin de course.

C’est pourquoi il est obligatoire de passer derrière et non pas devant l’aile lors de la phase d’embarquement, de respecter le délai imposé entre chaque sautant au moment de quitter l’avion et, lorsqu’on chute à plusieurs, d’appliquer la procédure d’éloignement les uns des autres avant d’atteindre l’altitude réglementaire d’ouverture de la voile.

L’altitude réglementaire d’ouverture de la voile a été fixée afin qu’on puisse, en cas de problème, larguer le parachute principal, reprendre la chute puis ouvrir la voile de secours avec suffisamment de marge pour atteindre le sol en douceur.

Et si l’on a perdu connaissance, on peut compter sur le capteur barométrique intégré dans le sac pour déclencher l’ouverture du secours à bonne distance du sol.

De sorte que l’écrasante majorité des accidents graves sont le fait d’erreurs humaines, souvent commises par des pratiquants confirmés qui ont pris certaines libertés avec les procédures de sécurité connues de tous les parachutistes.

Crédit photo : Nicola Serra

Peu avant le premier jour de sa vie rêvée, Mac trouva la mort lors d’un saut préparatoire à la qualification d’instructeur parachutiste.

Toute la matinée, les rafales avaient cloué l’avion au sol et imposé aux parachutistes d’attendre l’après-midi pour sauter. Le programme de Mac s’en trouva bousculé : il ne lui restait qu’une poignée de sauts pour peaufiner sa maîtrise de la chute sur le dos avant d’être évalué.

Lorsqu’enfin Mac a pu sauter, sans doute a-t-il cherché à grappiller quelques précieuses secondes de pratique, dos au sol, sans réaliser qu’il était passé sous l’altitude d’ouverture réglementaire.

Pour que l’alti-son logé dans son casque puisse émettre la puissante sonnerie qui signale que le moment est venu d’ouvrir la voile, il eut fallu que les piles fonctionnent.

A-t-il, comme c’est la consigne, régulièrement consulté l’altitude sur son instrument de poignet ou bien s’en est-il remis à l’instinct que tous les pratiquants développent après quelques centaines de sauts ?

Toujours est-il que lorsqu’il a fait face au sol et réalisé l’urgence, il aurait dû actionner directement le parachute de secours qui s’ouvre plus vite grâce à son ressort extracteur, mais Mac a tiré sur la poignée du principal, lequel n’a pas eu le temps de se déployer.

Pour tous ceux qui connaissaient Mac, le choc fut terrible.

Et pour moi qui comptais les jours avec lui, la leçon, mémorable.

SI TU VEUX FAIRE RIGOLER DIEU, PARLE-LUI DE TES PROJETS

Par quelque étrange mécanisme psychologique, nous éprouvons tous le sentiment diffus que nous sommes immortels — chacun de nous sait qu’il va mourir, mais notre expérience de chaque jour est celle d’être vivant, en sorte qu’il nous est impossible d’imaginer autre chose que la vie.

Par quelque formidable illusion, nous considérons que nous avons le temps.

Persuadés que nous disposons d’un crédit confortable, nous attendons que certaines conditions soient réunies pour apprécier l’instant présent.

Mais aussi, comment ne pas désirer la santé ?

Des proches aimants ?

Certaines sécurités ?

Un projet stimulant ?

Toujours est-il que tant que les cases ne sont pas cochées, ça ne va pas.

« J’aimerais que chacun devienne riche et célèbre pour réaliser que ce n’est pas la réponse »

Peu importent les avertissements de ceux qui ont déjà raflé la mise.

Sans la vue mer, le bureau du patron, le coupé sport, un corps de folie, la belle rencontre ou un minimum de stabilité, on n’est pas bien sûr le vélo.

Certaines philosophies orientales suggèrent que se détacher du désir lui-même serait la solution à tous nos problèmes.

Admettons.

Mais comment se défaire de l’ultime désir, celui de ne plus désirer ?

Et à l’inverse, la Bible nous dit qu’apprécier les plaisirs de ce monde plaît au créateur :

« Va, mange avec joie ton pain, et bois gaiement ton vin ; car dès longtemps Dieu prend plaisir à ce que tu fais.

Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu t’a donnés sous le soleil, car c’est ta part dans la vie, au milieu de ton travail que tu fais sous le soleil. »

L’Eccliésiaste

Bien que j’aie pris certaines distances avec la religion, aujourd’hui je préfère l’idée de jouir de ce qui nous est donné ici-bas plutôt que faire une croix sur tout.

D’autant que j’ai essayé.

En effet, après avoir momentanément cessé de boire, de fumer et de dilapider mon énergie sexuelle, je me suis rangé du côté de ceux qui comptent bien extraire de cette existence toute sa substance.

Quitte à y laisser des plumes.

Quitte à ne pas connaître les hauts états vibratoires induits par l’ascèse — mais Bouddha lui-même n’a-t-il pas trouvé la paix après avoir renoncé à se retirer du monde ?

Je doute qu’on puisse venir à bout du désir.

Je doute que ce soit seulement souhaitable.

Et je constate qu’il est exclu de vivre sans souffrir.

Alors, plutôt qu’attendre ce jour hypothétique où tous mes désirs seront réalisés et la souffrance devenue un souvenir, je me souviens de Mac et m’efforce de garder à l’esprit la chance inouïe qui est la nôtre de pouvoir faire chaque jour un nouveau tour de manège.

Je n’attends plus que telles ou telles conditions soient réunies pour apprécier l’instant, aussi bancal soit-il.

Je me souviens des rêves de Mac.

J’inspire.

J’expire.

Ici et maintenant.

Force et Lumière

Emmanuel

À François « Mac » Macario

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