Jean de La Rochebrochard : « Le court terme, c’est pour les imposteurs »
Dans le cadre de la sortie de mon livre mi-décembre 2017, « Comment devenir remarquable à l’ère du numérique », j’ai interviewé Jean de La Rochebrochard.
Jean est à la tête de Kima Ventures, le fonds d’investissement en startups de Xavier Niel. Il vient de lancer Singulier et travaille sur son premier livre, « Human Machine ».
Si on ne devait retenir qu’un seul fil rouge pour caractériser la carrière de Jean, ce serait la volonté de créer des relations humaines avec des entrepreneurs remarquables.
Pour avancer dans sa carrière, il a su saisir sa chance lors de moments clefs, pour finalement décrocher le job de ses rêves. Il a su faire des choix que la majorité des gens auraient jugé risqués.
Dans cette interview, on parle de l’importance de trouver sa voie, d’agir en fonction de ses aspirations profondes, de ne jamais s’endormir sur ce que l’on sait faire et sur la manière dont on devrait se former pour préparer le futur du travail.
Est ce que tu peux te présenter et nous parler de ton parcours ?
J’ai 34 ans, je suis marié et j’ai 3 enfants. On a fait des enfants assez tôt. Ma femme est tombée enceinte quand j’avais 26 ans et notre premier enfant, qui a 7 ans, est née quand j’en avais 27. Pour moi, les enfants ont été structurants. Ils te lèvent le matin et te couchent le soir. Ils te donnent un sens de responsabilité naturel qui n’est pas lié à toi, mais à quelqu’un d’autre. Le meilleur moyen d’avancer, c’est quand même d’avoir des repères. Moi, mes parents ont divorcé jeune, j’étais un cancre à l’école, j’étais timide, j’avais un manque de confiance en moi, je n’étais pas très bon. J’avais la moyenne. J’ai redoublé ma seconde, j’ai eu mon bac scientifique à l’oral, tout juste. Je ne savais pas quoi faire. Je suis allé à l’université 4 ans. J’ai quand même réussi à rater et redoubler ma 3e année. Je suis sorti diplômé à l’âge de 25 ans avec un Master de Management. J’ai commencé à travailler tard.
Avant ça, pendant mes études, comme je n’aimais pas l’école, je me faisais chier et j’essayais de faire des trucs à côté. Et comme je n’avais pas d’argent à dépenser parce que mes parents n’en n’avaient pas, il fallait bien que je fasse quelque chose. À l’âge de 16 ans, mon père m’a demandé de faire son site Internet. C’était hors de question qu’il paie un mec pour le faire. Il m’a dit : “voilà un bouquin, lis le et fais moi mon site”. J’ai commencé à apprendre. J’ai fait son site. Ensuite, j’en ai fait quelques autres. J’ai gagné un peu d’argent comme ça. Un peu plus tard, en 2004, mon père avait un restaurant et Google Adwords venait d’être lancé. Un mec a dit à mon père qu’on devrait essayer. Je m’y suis mis. En 2004, Adwords c’était la folie. J’ai acheté le mot clef “restaurant Paris” à 5 cent du clic.
À l’université, j’ai lancé un petit site associatif pour aider les étudiants dans leurs études. Moi, ça me permettait d’aller chercher des sponsors, de gagner un peu d’argent et surtout de récupérer un PC gratuit de la part d’HP qui cherchait à sponsoriser les associations étudiantes. J’ai aussi fait un petit site qui s’appelait “Travelling world”. Je prenais des apparts en location et je faisais de la sous-location. Je n’en ai pas eu beaucoup, seulement 3 ou 4. Mais c’était bien parce que c’était assez rentable à ce moment et pour moi, c’était du cash. Ensuite, j’ai fait un peu d’optimisation fiscale et financière pour des anciens étudiants de la Sorbonne. Je bossais à la Société Générale le samedi matin, et parfois pour le restaurant de mon père le soir et l’été.
Le point commun de toutes ces expériences, c’est que je ne les ai jamais vraiment menées au bout. La sous-location d’appartement, les sites, les associations étudiantes, l’optimisation fiscale et financière… j’ai toujours fait ça un peu à l’arrache. Le seul truc que je n’ai pas fait à l’arrache, parce que je n’avais pas le luxe pour me le permettre, c’était quand je bossais à la banque. Il fallait arriver le matin et partir le midi, entre les deux, il fallait juste servir les clients. Même pour le restaurant de mon père, ça me gonflait et c’était crevant. Ca rapportait bien, mais ce n’était pas un truc pour lequel je prenais du plaisir.
Je me suis retrouvé à 25 ans à devoir envoyer des CV pour travailler. J’ai envoyé 100 CV à des boites de Corporate Finance, Venture Capital, etc. Sans savoir vraiment ce que je voulais faire. J’ai fait le truc classique par rapport à mes études. La décision stupide et ordinaire. J’étais le 100e mec qui envoie le même CV aux mêmes entreprises. Finalement, je n’ai eu que 2 entretiens. Un à la Société Générale pour faire de l’Equity Research mais j’ai été refusé assez vite. Je venais de l’université et j’avais 25 ans, les gentils HEC, ESSEC, ESCP m’éclataient. Et puis j’ai eu un autre entretien pour une petite boite qui s’appelle Avenir Finance et qui faisait de l’introduction en bourse sur l’Alternext, le marché Small Cap. J’ai eu le stage. Je suis rentré en janvier 2008 et j’ai été embauché en mars. Pas de bol, en septembre 2008, Lehman Brothers est tombée. Avenir Finance n’était déjà pas très bon et le marché Small Cap n’était pas une valeur sûre. C’était vraiment le genre de boite dans laquelle il ne fallait pas être. Sur les 15 personnes qui composaient le pôle Corporate Securities, ils ont viré 11 personnes et je me suis retrouvé tout seul avec 3 Managing directors. Entre nous, ils n’étaient pas très bons. Ca faisait 1 an, je venais de commencer ma carrière et elle était déjà foirée. Début 2009, j’ai demandé une rupture conventionnelle à juin 2009. Ils m’ont dit ok. Je suis parti et j’ai monté ma propre boite de conseil en levée de fonds. Chez Avenir Finance, comme il n’y avait plus d’introduction en bourse, on était passé sur la levée de fonds. C’est ce que je savais faire. J’avais 1 ou 2 clients qui voulaient que je les accompagne. On a monté la boite avec un ancien collègue, ça s’appelait Canny Cap. On a fait ça pendant 2 ans.
En décembre 2010, je suis rentré en contact par hasard avec Pascal Mercier, qui est un loup blanc de la levée de fonds sur la place. On se rencontre, il me demande ce que je veux faire. Je lui réponds : “je veux que le numéro 1 m’embauche”. Il me dit : “attends, il faut que je finisse un gros deal et je t’appelle”. J’ai rencontré le reste de l’équipe et, fin juin, j’ai rejoint l’équipe. J’ai continué à faire de la levée de fonds pendant 2 ans. Mais c’était un peu chiant parce que quand tu veux commencer à aligner tes aspirations long terme avec ce que tu fais au quotidien, tu te poses des questions naturellement. Le fait de lever de l’argent pour des boites dans lesquelles je n’aurais pas investi si j’étais investisseur commençait à devenir problématique pour moi. Mon moteur ce n’est pas l’argent donc ça ne m’intéressait pas. Je connais des mecs sur la place qui gagnent 3–4 millions d’euros par an à faire ce métier. Tant mieux pour eux. Moi demain, je pourrais quitter mon boulot chez Kima, dans lequel je suis déjà très bien payé, pour prendre 5–6 fois plus ailleurs. Mais ça ne m’intéresse pas. Je vendais des boites que je n’aurais pas financé moi-même. Alors, je rends service à l’entrepreneur, c’est mon métier et c’est louable. Mais, est-ce que c’est en adéquation avec mes aspirations perso ? Pas forcément. Je voulais partir. Et puis j’avais accompagné Captain Train depuis 2011 que j’aimais vraiment bien. Je m’étais dit que moi mon truc, c’est le seed, l’amorçage. Les boites jeunes et risquées.
Dans la levée de fonds, ce n’est pas un bon modèle les boites jeunes, parce que tu prends toujours que 5 %, que la boite lève 2 ou 10 M €. Prendre 100 000 €, c’est bien. Prendre 500 000 €, c’est mieux. À ce moment-là, en mars 2013, Jérémie Berrebi qui s’occupait du fonds de Xavier Niel, était en train de recruter 2 juniors. Je m’étais dit que le job de rêve, ça serait d’avoir le poste de Jérémie Berrebi et de m’occuper des investissements en startups de Xavier Niel. C’est marrant parce que c’est le job que j’ai eu 2 ans et demi plus tard.
Bref, je me suis dit qu’il fallait que je parte et que je cherche un job en fond de Seed. À l’époque ça ne recrutait pas trop dans ce domaine et je n’avais aucun track record, mis à part dans la levée. Mais dans le monde des Venture Capitals, la levée, c’est un peu les canards boiteux. Je n’avais pas beaucoup de crédit. J’en ai parlé à Martin Mignot de chez Index, qui m’a dit : “on a investi un petit ticket chez The Family, tu devrais les rencontrer”. Donc je vais voir The Family, je rencontre Oussama, Alice et Nicolas. Le courant passe bien. Je pose ma démission, j’ai 3 mois de préavis. À ce moment, je sais qu’ils ont pas de quoi me payer.
Mon job, c’est de rejoindre Oussama sur la partie levée de fonds, modèle économique et d’assurer qu’on arrive à lever suffisamment d’argent pour qu’on ait de quoi payer les salaires de tout le monde à The Family. À l’époque, ma femme avait arrêté de travailler depuis fin 2011, elle était enceinte de notre 3e enfant et on n’avait pas d’argent de côté.
Quand t’es un peu optimiste comme moi, j’imaginais le pire scénario et je me disais : “t’es parisien, tes parents ont un appartement, t’iras dormir sur le canapé, tu vendras ton appart, ça va se fritter un peu avec ta femme et puis quand t’auras recollé les morceaux et bien travaillé pour repartir et retrouver un équilibre, ça se passera”. À un moment, il faut prendre des risques. La pire chose qui peut t’arriver quand tu prends un risque professionnel, c’est d’échouer. La deuxième pire chose qui peut t’arriver, c’est de ne pas rebondir. La troisième pire chose, c’est de tomber en dépression. Quand on est à l’étape 1, on a de la marge.
J’ai rejoint The Family pendant 2 ans et en 2014, Jean-Daniel Guyot, le fondateur de Captain Train était en train de lever son tour de financement de 6 M €. Pour une raison que j’ignore, il n’avait pas pris de leveur de fonds pour l’accompagner. Je lui avais conseillé l’inverse. Heureusement qu’il ne l’a pas fait, c’est ce qui fait qu’il m’a rappelé pour me dire qu’il n’arrivait pas à lever d’argent. Je me suis bougé pour essayer de rassembler un syndicat pour investir dans sa boite. Pour ça, j’ai envoyé un email à froid à Xavier Niel. Au même moment, Jérémie était en train de quitter Kima Ventures. Je lui envoie Captain Train, il rencontre le fondateur, il investit et ça se passe bien. Comme Jérémie était en train de partir et que je le savais, les nouveaux deals que j’avais, je les envoyais à Xavier directement.
Suite à ça, Xavier me dit : “quand est-ce que tu passes me voir ?”
Je suis allé le voir, on a discuté pendant 2 heures, il ne m’a pas touché un mot sur Kima, mais 2 semaines après, ils m’ont appelé pour me demander si j’avais envie de rejoindre Kima. C’était en mars 2015. Le temps qu’on discute et que je quitte The Family, j’ai rejoint Kima en septembre 2015.
Donc ton job de rêve ..
JDLR : Mon job de rêve donc, c’était de faire du Seed et de m’occuper de Kima Ventures. Le job de rêve s’est transformé parce que, tout d’un coup, tu prends la mesure de ce que c’est. Ce n’était pas juste de faire de l’amorçage et d’investir dans des startups. C’était bosser avec un mec dont le rapport au risque est inégalé par rapport à n’importe quel autre acteur du marché à la fois en Capital Risque, et à la fois en tant qu’entrepreneur. Qui, en plus, a les moyens des risques qu’il a envie de prendre, qui est toujours assoiffé de nouveauté, de nouvelles idées et qui ne s’arrête jamais. Je suis au milieu de ça et c’est une opportunité incroyable. C’est une opportunité folle d’avancer à 200 à l’heure, au côté d’un mec qui a l’envie, l’ambition et les moyens. C’est un truc de malade. C’est grâce à ça qu’on a fait des boites comme Zenly ou Payfit. Sans sa confiance et ce rapport au risque à se dire que les histoires les plus belles étaient impossibles au démarrage, on n’aurait pas pu saisir ces opportunités.