Le coronavirus a tué l’expertise

Bienvenue dans un monde où l’expertise et la connaissance n’ont plus leur place

Fabien Dussaucy
Essentiel
12 min readDec 21, 2020

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La Covid 19 a fêté son premier anniversaire. Triste célébration d’un virus tout à fait commun, qui en l’espace de quelques mois a bousculé nos vies en profondeur, partout sur la planète.

Un million de morts, des milliards de dollars de dettes, des mesures restrictives fortes imposées par nos gouvernements. Pour beaucoup d’entre nous, c’est la première fois que nous traversons une telle crise.

Et malgré les annonces prometteuses d’un vaccin, peu de signes laissent présager un retour rapide au monde “d’avant”: une nouvelle réalité nous a été imposée et elle risque de perdurer.

Nous sommes sous le choc. Nos certitudes se sont écroulées et nous avons dû apprendre à vivre autrement.

Et nous avons besoin de comprendre cette nouvelle réalité:

Pourquoi ce virus? D’où vient-il?
Est-ce que toutes ces restrictions étaient bien nécessaires
?

Comment un simple virus peut-il mettre à genou des sociétés aussi avancées technologiquement?

Pourquoi le gouvernement tient-il des propos contradictoires et parfois faux?

Pourquoi les spécialistes ne sont pas d’accord sur ce qu’il se passe? Pourquoi certains d’entre eux me rassurent tandis que d’autres semblent m’infantiliser? voire me mépriser?

Pourquoi j’ai la sensation que les experts me cachent des choses? me manipulent? que je ne peux plus leur faire confiance?

Le penseur — Rodin

Ces interrogations ne sont pas nouvelles mais la crise du coronavirus les a exacerbées. Qui croire quand les études scientifiques sur l’hydroxy-chloroquine se contredisent, ou que la démonstration formelle de l’utilité du masque se fait attendre?

Ces remises en question généralisées ont créé un fossé profond dans la société. Une grande partie d’entre nous n’allons plus chercher nos réponses auprès des experts, mais de plus en plus auprès de penseurs indépendants et de “lanceurs d’alerte”.

L’expertise qui était depuis longtemps sur la sellette, a été tuée par le coronavirus.

Nous aborderons dans cette article les éléments suivants:

  • Pourquoi le progrès technique nous rend proportionnellement plus idiots que nos ancêtres
  • Nos biais qui empêchent la bonne diffusion de l’expertise
  • Des pistes pour reconstruire une société basée sur la raison

1. Nous sommes proportionnellement plus idiots que nos ancêtres

Il y a près d’un demi-siècle, Richard Hofstadter écrivait que “la complexité de la vie moderne n’a cessé de réduire les fonctions que le citoyen ordinaire peut remplir pour lui-même de manière intelligente et compétente”.

Dans le monde rêvé par les révolutionnaires de 1789, il était indispensable et fondamental que l’homme du peuple soit omnicompétent. On estimait que le citoyen devait pouvoir, sans trop de préparation, s’engager dans une profession ou dans la vie politique.

Aujourd’hui, lorsque nous nous levons, nous commençons souvent par attraper notre smartphone. Très peu d’entre nous peuvent se vanter de savoir construire voire simplement réparer cet appareil ancré dans notre quotidien. Nous parcourons ensuite les actualités, et si nous sommes honnêtes avec nous même, nous n’avons bien souvent pas les connaissances nécessaires pour juger la plupart d’entre elles.

Sommes nous réellement compétents pour juger à la fois de la pertinence de la dernière proposition de loi du gouvernement sur les forces de police, de l’impact de la Covid-19 sur l’économie, de l’efficacité du confinement, de la taxation des GAFA, ou des revendications des associations écologiques?

Evolution de la connaissance de l’humanité

Notre existence dépend d’une multitude d’expertises développées, structurées et raffinées par des spécialistes. Une vie entière ne suffit plus pour devenir compétent sur tous les sujets, nous devons souvent nous résoudre à ne pas savoir.

Ainsi le modèle idéalisé de l’individu omnicompétent n’existe plus, le progrès technique qui a été si bénéfique sur tous les axes de notre vie, nous rend paradoxalement de plus en plus idiots et dépendants de l’expertise d’autrui.

En toute logique, cette croissance exponentielle des connaissances devrait ainsi nous pousser à plus d’humilité, à accorder plus d’importance sur un sujet donné aux experts de ce sujet.

Mais nous constatons exactement le contraire.

2.1 Biais n°1: La gradation floue de l’expertise

Revenons à la question centrale : Qu’est ce qu’un expert? Comment l’identifier?

4 critères peuvent être retenus pour reconnaître un expert: sa formation, son expérience, son talent et la reconnaissance de ses pairs. L’expert est celui qui s’est attelé à se former sur un sujet donné, à le pratiquer, pour dépasser la moyenne de la population. Mais devenir un expert n’est pas binaire, il existe aussi une gradation dans l’expertise: connaître un sujet n’est pas la même chose que le comprendre en profondeur.

Il y a une marge entre le bon chanteur amateur qui souhaite en faire son métier, et le professeur de chant qui forme ses élèves. Ce dernier a atteint un niveau d’expertise beaucoup plus avancé. De même, au sein des “experts” que sont les professeurs de chant, le jeune professeur diplômé n’est pas au même niveau d’expertise que le professeur d’un conservatoire réputé. Et il en va de même pour tous les sujets d’expertise.

Mieux maîtriser un sujet que la moyenne ne signifie pas devenir une source de conseil fiable sur ce sujet. Un journaliste, un politique, un philosophe ou un acteur de cinéma qui ont lu quelques articles scientifiques, n’ont aucune expertise pour déterminer l’efficacité d’un traitement médical.

Et cette confusion est renforcée par l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux.

Evolution des “experts” avec le temps

Sur Internet, tout le monde peut s’exprimer sur un même pied d’égalité. Un lycéen peut répondre à un Prix Nobel de physique et remettre en question son expertise sur le Big Bang. Une “Karen” peut aller à l’encontre des recommandations d’un nutritionniste sur la consommation de lait infantile et vanter les mérites du lait de coco pour les bébés.

2.2 Biais n°2: L’agréable l’emporte face au vrai

Dans un monde où toutes les voix s’expriment largement, le discours le plus écouté est souvent le discours le plus agréable, et non pas le discours le plus empreint de vérité. Et dans cette guerre pour l’attention, les experts perdent systématiquement face à des communicants moins scrupuleux.

Déjà Socrate dans Gorgias reprochait ces manipulations aux sophistes et aux rhéteurs. Par leur art de manier le discours, ils se vantaient de pouvoir orienter la foule dans la direction de leur choix et ainsi acquitter un homme coupable s’ils le souhaitaient. Mais tout au long de ses échanges avec Gorgias et Polos, Socrate va démontrer que le seul discours juste est le discours qui enseigne le vrai, ou pousse la foule à faire le bien.

Il prend ainsi l’exemple du cuisinier qui tout comme le sophiste préparerait des plats sucrés et agréables en bouche à des enfants et récolterait ainsi leur adhésion. De son côté, le philosophe serait comme le médecin, résolu à recommander une alimentation équilibrée en proposant d’incorporer des légumes au menu, mais ne récoltant que du mépris.

D’après Socrate, il en va de la responsabilité de chaque homme de produire un discours de vérité et non pas produire de la nourriture qui satisferait la bouche mais nuirait au corps.

Bien sûr, cette pureté du discours peut sembler bien futile aujourd’hui dans un monde d’Instagram et de Tiktok, surtout lorsque l’on sait que Socrate n’a pas réussi à éviter d’être condamné illégitimement à sa propre mort avec ses discours de vérité…

C’est un trait constant de la nature humaine, nous préférons les discours agréables qui nous rassurent, aux discours qui nous enseignent une vérité au risque de nous bousculer. Ainsi, nous ne verrons jamais un professeur réputé de géopolitique remplir un Zénith ou le Stade de France avec 80 000 spectateurs.

Top 10 des chaines Youtube Francophone, 2019

Ce phénomène s’observe aussi dans le classement des chaînes Youtube les plus populaires. En 2019, parmi les 10 chaînes les plus suivies, on y trouve du gaming, du divertissement, de la musique, du sport, mais aucun contenu explicitement dédié à l’apprentissage, ou à la vulgarisation scientifique.

Les chaînes qui s’efforcent de promouvoir des contenus instructifs, objectifs, sourcés mais aussi ludiques, peinent à dépasser les quelques centaines de milliers d’abonnements.

2.3 Biais n°3: Le certitude du néophyte face au doute de l’expert

Un autre biais de la nature humaine détruit petit à petit l’expertise: l’effet Dunning Kruger. Dans une étude parue en 1999, Dunning et Kruger expliquent que les personnes les moins qualifiées dans un domaine ont tendance à surestimer leurs compétences dans ce domaine. Et réciproquement les personnes les plus qualifiées ont tendance à sous-estimer leurs compétences.

Ces études menées sur des activités très variées (compréhension de texte, conduite d’un véhicule, jeu d’échecs, tennis) laissent supposer que c’est un biais généralisable à l’ensemble des domaines d’expertise.

Auto-evaluation de la compétence par Quartile

Ces biais ont plusieurs conséquences:

  • les personnes incompétentes n’arrivent pas à se rendre compte de leur propre niveau d’incompétence
  • les personnes incompétentes ont des difficultés à reconnaître la compétence des personnes qui le sont vraiment
  • une amélioration significative du niveau de compétence est nécessaire pour que ces personnes se rendent compte de leur limitations passées

Plus récemment, une expérience a été menée pour tester ce biais entre expertise et certitude. Lors de l’invasion des forces russes en Ukraine en 2014, 2066 américains ont été interrogés sur la réponse que devait adopter le gouvernement américain.

En plus de cette question, un deuxième test a été ajouté : positionner l’Ukraine sur une carte du monde. Résultat?

  1. seulement 1 américain sur 6 savait situer l’Ukraine sur une carte
  2. plus l’écart avec l’emplacement réel de l’Ukraine était important, plus les personnes interrogées étaient favorable à une intervention armée des Etats Unis

Conclusion? Malgré leur manifeste incompétence sur une question stratégique, les personnes interrogées étaient plus enclines à promouvoir un choix définitif (déclarer la guerre) que les personnes plus compétentes.

Si l’on multiplie cet exemple dans tous les domaines d’expertise et d’actualité, nous pouvons questionner la pertinence de généraliser les référendums populaires sans une solide remise à niveau de l’ensemble de la population.

2.4 Biais n°4: La simplicité l’emporte face à la complexité

Un 4e biais a été renforcé par la crise du coronavirus, et tue petit à petit la reconnaissance que nous accordons aux experts. Perdu dans un monde qui devient de plus en plus complexe, en plus d’être attiré par des réponses agréables, nous préférons les explications simples et définitives.

Par exemple, à une question complexe: “Pourquoi le chômage?” nous préférons souvent des réponses simples:

C’est le capitalisme et sa quête du profit!

Non, ce sont les chômeurs qui profitent du système!

Non, c’est à cause de la rigidité du marché du travail!

Non, c’est un problème de formation et de compétence des demandeurs d’emplois

Alors que la vraie explication est souvent un mélange complexe de toutes ces réponses, mélange qui dépend des circonstances précises d’un pays, d’une communauté. Et c’est justement le travail des experts d’étudier ces phénomènes plus finement et de fournir une réponse spécifique et donc forcément plus nuancée.

Mais face au discours argumenté d’un expert qui souhaite nous faire appréhender la complexité d’un sujet, les discours simples et martelés (“le vaccin c’est mal, c’est Big Pharma”) ont souvent plus d’impact.

Ainsi Alexis de Tocqueville disait déjà au 19e siècle qu’il était plus facile pour le monde d’accepter un mensonge simple qu’une vérité complexe. Aujourd’hui, les hashtags, tweets et autres dépêches, nous enferment dans des réponses courtes, simplistes et donc fausses.

2.5 Biais n°5: Notre insécurité sociale et émotionnelle

5e et dernier biais que nous aborderons ici: nous osons rarement avouer notre ignorance sur un sujet donné.

Ce biais se traduit très concrètement de la manière suivante: dans une conversation, nous donnons souvent en toute conscience notre opinion même sur les sujets que nous ne maîtrisons pas.

En tant qu’animaux sociaux, nous cherchons instinctivement à obtenir l’approbation de notre entourage. Dans cette logique, avouer notre ignorance signifierait afficher notre faiblesse et donc risquer d’être rejeté par le groupe. Nous alimentons ainsi souvent les échanges avec des opinions creuses sans réel fondement, et polluons involontairement le débat pour montrer que nous avons un avis, et que nous valons quelque chose.

Cet effet est d’autant plus pervers que d’après le biais Dunning Kruger cité plus haut, nous aurons tendance à être plus sûrs de nous et donc plus vocaux.

L’importance de l’acceptation sociale — BlackMirror

On peut alors s’interroger pourquoi les sachants ne demandent-ils pas simplement aux moins compétents d’adopter une “posture d’écoute” afin de mieux comprendre un sujet avant de s’exprimer?

Mais l’expert zélé se heurte aux mêmes contraintes sociales que le sot bavard:

Qui souhaiterait échanger avec un expert qui nous répète pourquoi nous avons tort et pourquoi nos idées sont erronées, simplistes, caduques?

Assez rapidement cet expert zélé se retrouverait seul, ou entouré d’autres experts ayant subi le même sort. Nos insécurités sociales et émotionnelles empêchent ainsi aussi bien l’expert d’imposer son opinion éclairée, que le néophyte de l’écouter.

Conclusion

Un monde où l’expertise n’a plus sa place?

Si l’on résume, le coronavirus, en plongeant le monde dans l’incompréhension et l’ignorance, a accéléré la mort de l’expertise dans le débat public pour au moins 5 raisons:

  1. La gradation de l’expertise est de plus en plus floue
  2. La vérité et les faits attirent moins que les discours plaisants
  3. Les néophytes surestiment systématiquement leur compétences
  4. Les raisonnements nuancés séduisent moins que les versions simplistes
  5. Notre insécurité sociale et émotionnelle nous empêche d’avouer notre ignorance

Si l’on continue dans cette direction, à quoi ressemblerait un monde où l’expertise n’a plus sa place dans le discours public?

A quoi ressemblerait un monde où nous mettrions systématiquement en doute les conseils des médecins, des climatologues, des ingénieurs nucléaires, des généticiens, astrophysiciens?

En tant que société, nous risquons de subir les mêmes méfaits que l’empereur nu dans le conte d’Andersen. Trop fiers pour nous remettre en question et accepter la vérité et les faits tels qu’ils sont, nous risquons de nous enfermer dans notre bulle d’ignorance, d’incompétence et de fake news.

Et le petit garçon qui nous dira “mais, vous êtes nu!” prendra certainement la forme d’un soulèvement populaire d’une partie de la société qui ne souhaite pas sortir de sa bulle de “faits alternatifs” ou d’une crise écologique généralisée, conséquence d’un débat interminable sur la réalité du réchauffement climatique et ses solutions et qui nous aurait empêché de prendre les bonnes décisions.

Comment sortir de cette impasse?

Pour sortir de cette impasse, une seule solution, l’éducation des jeunes et des adultes.

Dès l’école, les élèves devraient apprendre à développer leur esprit critique ainsi que l’importance des biais cognitifs. Acquérir une culture générale et un socle scientifique n’est plus suffisant pour devenir un acteur libre dans la société. L’accélération de la connaissance et la complexité des challenges à venir rendent souvent ce socle caduque au bout de quelques années (s’il ne s’est pas évaporé). Retenir des faits, et les régurgiter sans analyse critique n’est plus une option. Apprendre à apprendre, apprendre à juger, apprendre à critiquer sont des compétences que nous devons absolument enseigner à nos enfants.

Mais la formation ne peut pas s’arrêter avec l’école. De très nombreux acteurs continuent cet enseignement sur les réseaux sociaux ou sur Youtube. DirtyBiology, Monsieur Phi, Nota Bene, Stupid Economics, ScienceEtonnante, Heu?reka, sur des domaines aussi larges que la nature, la philosophie, l’histoire, l’économie, la physique, ou la finance sont des relais indispensables pour maintenir un regard affûté et mieux comprendre notre monde. Plus globalement nous devrions nous inspirer des apports de la zététique, “hygiène préventive du jugement” qui nous pousse à prendre un pas de recul sur le sensationnel et privilégier notre raison.

Apprendre, découvrir, tester, innover

Et au-delà de la reconnaissance de l’expertise, c’est la stabilité de notre pays et le bon fonctionnement de la démocratie qui sont en jeu. Notre système politique suppose que chaque citoyen puisse élire ses représentants et décider des grandes orientations politiques indépendamment de toute influence néfaste.

Si nous continuons à voter sans savoir ce qu’est l’Europe, comment fonctionne notre agriculture, ou comment notre énergie est produite, notre pays deviendra comme l’empereur d’Andersen, droit, fier, mais nu.

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Fabien Dussaucy
Essentiel

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