Le paradoxe du service courrier.

Thomas Tissot
Essentiel
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6 min readFeb 5, 2019

New York. 1910. Un jeune homme de 25 ans regarde avec fierté la salle de cinéma qu’il vient d’acquérir. Sans doute ressent-il à cet instant un peu d’appréhension… et beaucoup d’excitation. Quel chemin parcouru depuis son départ d’Ukraine des années plus tôt. Fini les petits boulots, fini les problèmes d’argent. Ce cinéma représente le début d’une nouvelle vie pour le jeune Louis.

Vingt-sept ans plus tard, Louis B. Mayer déclara au fisc américain un salaire de 1 161 753 dollars (l’équivalent de 2 milliards de dollars aujourd’hui). Le plus haut salaire déclaré aux Etats-Unis cette année-là. En un peu moins de 30 ans, ce jeune immigré a réussi le tour de force de construire un empire dans l’industrie du cinéma américain en devenant notamment l’un des cofondateurs de la Metro-Goldwyn-Mayer qui reste à ce jour l’un des plus grands studios du monde.

Des années plus tard, le récit des aventures de Mayer plantera dans la tête du jeune David Geffen des rêves de grandeur. Fils d’immigrés soviétiques, né et élevé à Brooklyn, fasciné par le milieu de la musique et du cinéma, ce jeune homme ambitieux et dynamique deviendra l’un des hommes d’affaires les mieux payés de l’industrie du divertissement aux Etats-Unis avec, en 1998, une fortune personnelle estimée plus d’un milliard de dollars.

Le plus intéressant dans tout ça ? Il fit ses débuts au service courrier d’une agence nommée William Morris Agency en 1964.

Ce nom vous rappelle-t-il quelque chose ?

Il y a quelque temps, j’ai écrit un article sur Michael Ovitz, légendaire agent hollywoodien qui a également fait ses débuts au service courrier de la même agence.

Tout comme un certain Barry Diller. Même agence, même poste, à quelques années d’écart. Celui qui est aujourd’hui président d’InterActiveCorp, grand ponte dans le milieu des médias américains dont la fortune personnelle est estimée à 3.6 milliards de dollars, raconte en ces termes ses débuts chez WMA :

“Ma grande stratégie a été de demander à occuper ce qui était alors vu comme le pire poste dans l’agence : préposé aux photocopies. Je collectais les fichiers à photocopier ainsi que tout ce que je pouvais emporter de la salle des archives et je m’enfermais dans la salle de photocopie. J’apprenais l’histoire de l’industrie du divertissement grâce aux deals, aux contrats, aux projets de développement… J’ai lu l’intégralité des documents contenus dans les archives à l’époque.”

Même parcours pour Ron Meyer, ancien président et COO d’Universal Studios, actuel vice-président de NBCUniversal qui fit également ses début au service courrier de WMA, avant de monter CAA avec un certain Michael Ovitz.

Peut-être s’agit-il là d’une série de coïncidences.

Mais ce n’est pas ce que semble indiquer une étude menée en 2016 sur 459 000 personnes par LinkedIn. Les résultats de cette enquête d’envergure sont assez surprenants. Une personne avec 15 ans d’expérience aurait 13 % de chance de décrocher un poste de cadre dirigeant si elle n’a occupé qu’une fonction au cours de ses précédentes expériences contre 33 % si elle avait occupé 6 fonctions opérationnelles différentes ou plus dans le même intervalle.

Un curriculum plus varié indiquerait une meilleure connaissance des rouages et des enjeux relatifs à une industrie en particulier.

Revenons donc au “paradoxe du service courrier”. L’idée un peu contre-intuitive derrière les éléments évoqués ci-dessus serait de dire que commencer en bas de l’échelle offrirait l’opportunité aux jeunes professionnels, en grimpant les échelons les uns après les autres, de diversifier leurs expériences, d’améliorer leurs connaissances opérationnelles du milieu dans lequel ils évoluent et donc par la même occasion d’améliorer leurs chances, à terme, d’obtenir des postes de direction.

Autre élément intéressant, l’entreprise Burning Glass, dont la spécialité consiste à rassembler et étudier des données relatives aux millions d’offres d’emploi publiées chaque année dans le but de repérer les évolutions à venir sur le marché du travail, constate depuis quelques années une augmentation de ce qu’ils appellent des emplois hybrides.

Il s’agit d’emplois qui combinent de manière inédite des compétences jusqu’ici envisagées séparément. C’est le cas par exemple de certaines fonctions qui font appel aussi bien au marketing qu’à l’analyse statistique.

Burning Glass a constaté une augmentation de 53 % du nombre d’offre concernant des emplois hybrides sur le marché du travail américain entre 2011 et 2015.

Entre 2008 et 2009 Jennifer Merluzzi de l’Université de Tulane et Damon J. Phillips ont mené une étude conjointe sur l’insertion professionnelle de 400 étudiants dans le secteur de la banque d’investissement à la sortie d’un prestigieux MBA. Les résultats montrent que les étudiants les plus spécialisés recevaient non seulement moins d’offres d’emplois mais également des bonus moins élevés.

Specialization becomes commodified, giving you less bargaining power, because you’re easily substitutable. Plus, when the firm is used to hiring a lot of people like you, it’s easier to calculate your value compared with someone with diverse accomplishments. — Jennifer Merluzzi dans une interview pour la Harvard Business Review

Il semblerait donc que diversifier ses expériences soit un bon moyen d’obtenir, à terme, un poste à responsabilité mais également une bonne idée pour optimiser les débouchés potentiels des jeunes professionnels.

En 2000, un groupe d’universitaires lança, avec le soutien de la commission européenne, une initiative nommée projet Tuning. L’objectif était de travailler en collaboration avec les directions des ressources humaines de partenaires identifiés dans le but de déterminer comment améliorer l’employabilité des étudiants à la sortie des universités.

Il ressort de ces discussions qu’il conviendrait de distinguer deux types de compétences :

  1. Les compétences générales qui constituent pour l’employeur un préalable à maîtriser.
  2. Les compétences spécialisées qui correspondent à une fonction ou un secteur d’activité en particulier et que les employeurs considèrent comme pouvant être acquises a posteriori.

Se pose alors la question de savoir quelles sont les compétences générales si chères aux employeurs et qu’il incomberait donc à l’enseignement supérieur de transmettre ?

Au sein des compétences génériques, les membres du projet Tuning distinguent les capacités dites systémiques (capacité d’analyse et de synthèse, capacité d’organisation et de planification, conception et gestion de projets, créativité, aptitude à gérer l’information…) et les capacités dites relationnelles (travail en équipe, leadership, engagement éthique…).

Autant de compétences qui sont sans doute d’autant plus facilement acquises lorsque l’on multiplie les expériences professionnelles. Chaque nouvelle fonction, chaque nouvelle activité constituerait un défi qui suppose de faire preuve de capacités d’adaptation, de capacités relationnelles.

De là à dire que commencer en bas de l’échelle pourrait presque être le meilleur moyen d’accéder au top, il n’y a qu’un pas… Que je franchirais à une condition.

Revenons à la déclaration de Barry Diller au début de cet article :

“J’apprenais l’histoire de l’industrie du divertissement grâce aux deals, aux contrats, aux projets de développement… J’ai lu l’intégralité des documents contenus dans les archives à l’époque.”

Tout comme Michael Ovitz à quelques années d’intervalle, Diller a mis un point d’honneur à apprendre par tous les moyens les arcanes du métier. Il s’est appliqué à engranger autant d’information que possible. Il a fait preuve d’une attitude engagée, responsable, proactive. La posture adoptée est importante, la mentalité est primordiale.

Le fait de commencer en bas de l’échelle offre une opportunité. Une opportunité pour celui qui a envie d’apprendre. Pour celui qui n’a pas peur de travailler dur et qui cherche à comprendre comment fonctionne l’environnement dans lequel il évolue. Une opportunité, pour celui qui est décidé à s’en donner les moyens, d’accomplir de grandes choses.

Voilà ce que j’essayais d’illustrer lorsque j’évoquais au début de cet article “le paradoxe du service courrier” : ce qui semble a priori constituer un handicap, à savoir commencer en bas de l’échelle, pourrait bien s’avérer être le point de départ de la route la plus sûre vers le sommet pour celui qui est résolu à ne pas se laisser arrêter et suffisamment curieux pour essayer de comprendre le monde qui l’entoure.

En tout cas j’ai trouvé toute une cohorte d’études et de chercheurs qui semblent bien décidés à le prouver.

Vous pourrez retrouver l’ensemble de mes recherches et de mes écrits sur mon site : www.thomas-tissot.com

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Thomas

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Thomas Tissot
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