Comment travailler pour le plaisir ?

“Construire un château fort, jeu merveilleux ou travail d’esclave. Tout est dans la manière” — Fernand Deligny

Fabien Dussaucy
Essentiel
12 min readMar 22, 2021

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Dans cet article nous verrons:

  • deux expériences de pensée pour mieux cerner notre relation au travail
  • l’effet Tom Sawyer, ou comment transformer le travail en jeu
  • les deux sources de la motivation d’après Dan Pink
  • la différence entre les démarches heuristiques et algorithmiques
  • l’importance de se concentrer sur le but ou “purpose”

Deux expériences de pensée

1. Un univers des possibles

A l’occasion d’une cagnotte EuroMillion, vous décidez de tenter votre chance. Quelques jours plus tard, vous êtes à la tête d’une belle fortune. Si vous le souhaitez, avec cette somme vous pouvez quitter votre emploi , vivre largement jusqu’à la fin de vos jours, et léguer un solide héritage à vos enfants et petits enfants.
Du coté de votre vie professionnelle, comment réagissez-vous?

  • A/ Vous quittez rapidement votre emploi pour d’autres activités
  • B/ Vous restez dans la même entreprise, mais changez de poste et/ou d’activités
  • C/ Vous continuez exactement les mêmes activités

2. Un ennui profond

Les ressources humaines de votre entreprise vous informent que si vous ne prenez pas vos congés tout de suite vous allez les perdre. Vous avez juste le temps de déléguer les sujets urgents à vos collègues, et vous voilà “forcé” de suspendre vos activités professionnelles pendant un mois complet. En pleine crise sanitaire, vous êtes contraint de rester chez vous et commencez à tourner en rond seul dans votre appartement.
Si vous en aviez la possibilité, sachant que “ces heures supplémentaires” ne seraient pas payées, quelle part de vos activités professionnelles reprendriez-vous?

  • A/ aucune
  • B/ en partie, juste les activités les plus intéressantes
  • C/ la totalité

Ces deux expériences de pensée permettent de tester quelle est votre relation avec votre travail actuel :

Comment mon travail serait-il affecté s’il devenait complètement décorrélé de ma rémunération financière?

Continuerais-je à délibérément investir du temps et des efforts dans mon travail, en l’absence de tout gain financier?

Contrairement au monde professionnel, de nombreux secteurs réussissent à mobiliser notre énergie sans promettre la moindre récompense financière : le sport amateur, le jeu, le bénévolat…

Il suffit de s’asseoir quelques minutes dans un parc pour observer les efforts investis par les joggeurs, les enfants, les parents… en courant, sautant, jouant. Nous pouvons ainsi mobiliser notre attention, nos efforts, notre réflexion librement, pendant longtemps sans avoir besoin de la moindre incitation financière. Et paradoxalement, ces efforts parfois intenses sont même sources de joie et de satisfaction.

Comment pourrions-nous débloquer cette même énergie dans notre travail de tous les jours, pour qu’il devienne source de joie et de satisfaction, indépendamment de tout gain financier?

Est-il d’ailleurs possible de débloquer cette source d’énergie interne chez nos collègues?

L’objectif ici n’est pas de créer une armée de salariés serviles, sous rémunérés, corvéables jours et nuits car “ils aiment leur travail”. Mais de trouver des clefs pour rendre leurs activités professionnelles aussi attractives que possible, pour qu’ils puissent s’y investir pleinement ET en tirer une satisfaction profonde.

L’effet Tom Sawyer

Pour mieux comprendre la distinction entre le jeu et le travail, intéressons-nous aux aventures de Tom Sawyer, racontées par Mark Twain.

Après avoir fait l’école buissonnière, s’être battu, avoir déchiré ses vêtements et menti effrontément à sa tante, celle-ci le punit toute la matinée du samedi suivant. Il doit repeindre la barrière de la maison avec de la chaux blanche plutôt que d’aller se baigner avec ses camarades de jeu. Vexé, Tom a une idée de génie lorsque son camarade Ben vient le narguer en pleine corvée.

“Tom se retourna brusquement et dit : « Tiens, c’est toi, Ben !

  • Eh… Je vais me baigner. T’as pas envie de venir ? Évidemment, tu aimes mieux travailler.
  • Que veux-tu dire par travailler ?
  • Mais je parle de ce que tu fais en ce moment.
  • Oui, fit Tom en se remettant à badigeonner, on peut appeler ça du travail si l’on veut. En tout cas, je sais que ce truc-là me va tout à fait.
  • Allons, allons, ne viens pas me raconter que tu aimes ça.
  • Je ne vois vraiment pas pourquoi je n’aimerais pas ça. On n’a pas tous les jours l’occasion de passer une palissade au lait de chaux, à notre âge. »

Cette explication présentait la chose sous un jour nouveau. Ben cessa de grignoter sa pomme. Tom, maniant son pinceau avec beaucoup de désinvolture, reculait parfois pour juger de l’effet, ajoutait une touche de blanc par-ci, une autre par-là. Ben, de plus en plus intéressé, suivait tous ses mouvements.

« Dis donc, Tom, fit-il bientôt, laisse-moi badigeonner un peu. » Tom réfléchit, parut accepter, puis se ravisa. « Non, non, Ben, tu ne ferais pas l’affaire. Tu comprends, tante Polly tient beaucoup à ce que sa palissade soit blanchie proprement, surtout de ce côté qui donne sur la rue. Si c’était du côté du jardin, ça aurait moins d’importance. Il faut que ce soit fait très soigneusement. Je suis sûr qu’il n’y a pas un type sur mille, ou même sur deux mille, capable de mener à bien ce travail.

  • Vraiment ? Oh ! voyons, Tom, laisse-moi essayer un tout petit peu. Si c’était moi qui badigeonnait, je ne te refuserais pas ça.
  • Je ne demanderais pas mieux, Ben, foi d’Indien, mais tante Polly… Jim voulait badigeonner mais elle n’a pas voulu. Elle n’a pas permis à Sid non plus de toucher à sa palissade. Maintenant, tu comprends dans quelle situation je me trouve ? Si jamais il arrivait quelque chose…
  • Oh ! sois tranquille. Je ferai attention. Laisse-moi essayer. Dis… je vais te donner la moitié de ma pomme.
  • Allons… Eh bien, non, Ben. Je ne suis pas tranquille…
  • Je te donnerai toute ma pomme ! » Tom, la mine contrite mais le cœur ravi, céda son pinceau à Ben.

Et tandis que Ben peinait et transpirait en plein soleil, l’ex-artiste, juché à l’ombre sur un tonneau, croquait la pomme à belles dents, balançait les jambes et projetait le massacre de nouveaux innocents. Les victimes ne manquaient point. Les garçons arrivaient les uns après les autres. Venus pour se moquer de Tom, ils restaient pour badigeonner. Avant que Ben ne s’arrête, mort de fatigue, Tom avait déjà réservé son tour à Billy Fisher contre un cerf-volant en excellent état. “

Que peut-on en conclure de cet extrait?

  1. un travail est une activité qui nous est imposée contre notre volonté. Comme son origine latine le laissait supposer: tripalium — tourmenter, torturer
  2. un jeu est une activité volontaire, libre, non contrainte
  3. une même activité peut donc être considérée par deux personnes différentes comme un travail imposé ou comme un jeu délibéré
  4. le point déterminant est notre perception de cette activité, et comment celle-ci nous est présentée

Nous voyons donc que dans une certaine mesure, une activité contrainte (travail) peut se transformer en une activité délibérée (jeu) simplement en modifiant la perception qu’on s’en fait.

Les camarades de Tom ont travaillé pour le plaisir, indépendamment de toute récompense. Et si Tom Sawyer était notre manager, il arriverait sûrement à nous convaincre à réaliser gaiement même nos tâches les plus rébarbatives.

La motivation, au cœur de la mise en action

Lorsque nous devons accomplir une tâche, nous comparons instinctivement et sans effort l’énergie demandée à sa finalité.

Concrètement nous savons tous quoi répondre si notre voisin nous demande de bloquer notre samedi après-midi pour monter son armoire IKEA. Et cette réponse est tout à fait personnelle, elle dépend de nos valeurs, de nos préférences, de nos compétences…

Cette comparaison n’est pas le résultat d’un calcul scientifique, mais simplement d’une comparaison entre les “pours” et les “contres”.

Un responsable d’équipe a donc à sa disposition deux leviers pour mettre ses équipes en action: diminuer l’effort nécessaire pour accomplir cette action, ou augmenter leur motivation.

Diminuer l’effort nécessaire passe par de meilleurs outils, davantage de formations, et beaucoup d’autres solutions que nous n’aborderons pas ici. Concentrons-nous sur les leviers de la motivation.

Les deux sources de la motivation

Dans son ouvrage “Drive, the surprising truth of what motivates us”, Dan Pink explique qu’il existe deux grandes sources de motivation pour inciter une personne à agir : la motivation extrinsèque et la motivation intrinsèque.

ll parle de motivation extrinsèque lorsqu’un élément extérieur nous pousse à agir. Par crainte d’être privé de portable, un adolescent peut décider d’apprendre sa leçon d’histoire et ainsi avoir une bonne note à son prochain devoir. Sans la pression externe de ses parents, il n’apprendra certainement pas sa leçon par lui-même. La motivation extrinsèque peut aussi porter sur un élément positif : avec la promesse qu’il recevra un nouvel ordinateur s’il a une mention au bac, ce même étudiant peut redoubler d’effort en cours d’année.

La motivation extrinsèque est assimilable au système de la “carotte et du baton” que nous voyons à l’oeuvre tous les jours autour de nous : contraventions, pénalités, cartons jaunes, mais aussi primes, bonus, promotions…

Au contraire, la motivation intrinsèque vient de chacun d’entre nous. Nous réalisons une tâche car elle nous plait, nous la trouvons digne d’intérêt pour nous même, au-delà de toute conséquence positive ou négative.

C’est la technique qu’a utilisé Tom Sawyer. En simulant une motivation excessive, il affiche clairement à ses camarades que les efforts nécessaires pour repeindre la barrière sont inférieurs aux bénéfices qu’il en tire. Et ses camarades tombent dans le panneau: ils augmentent leur propre motivation intrinsèque, au point de souhaiter peindre à sa place.

Le rôle du manager serait donc simple, augmenter les deux sources de motivation des membres de son équipe, jusqu’à ce qu’elles dépassent largement l’effort requis par la tâche.

Cependant le système de la “carotte et du bâton” rencontre de nombreuses limitations dans les faits :

  • Une faible marge de manœuvre — De nombreux outils protègent le salarié dans un système régi par la motivation extrinsèque: les contrats de travail, les syndicats, les lois du travail… Le travail forcé est aujourd’hui aboli en France et les managers n’ont pas de budgets illimités pour accorder des primes et ainsi motiver leurs équipes
  • Des incitations non durables — L’adolescent qui s’est mis à travailler dans l’espoir d’obtenir un ordinateur ne continuera pas son effort une fois le bac passé. Une autre carotte ou un autre bâton devra être trouvé par ses parents pour l’inciter à réussir ses études supérieurs
  • Une phénomène d’habituation — En plus de la dépendance aux incitations externes, l’adolescent risque de s’habituer à ces incitations, et de demander plus pour réussir ses études. D’un ordinateur, il risque d’augmenter son seuil de mise en action à un permis de conduire, un scooter, voire une voiture…

Il existe ainsi un effet de seuil pour les incitations externes : au-delà d’un certain niveau de prime ou de menace, la motivation n’augmente plus ou n’est plus durable dans le temps.

Un manager ne peut donc réellement se reposer que sur la motivation intrinsèque des membres de son équipe pour les inciter à l’action.

Démarche heuristique versus algorithmique

D’après Dan Pink, 3 conditions sont nécessaires pour développer sa motivation intrinsèque: l’autonomie (autonomy), la maîtrise (mastery), et le but (purpose).

Les salariés sont plus motivés lorsqu’ils ont une certaine latitude sur leurs activités. L’objectif et les résultats attendus sont connus, mais les moyens pour y arriver restent à leur initiative.

Un développeur informatique a par exemple une certaine liberté sur la manière de construire la fonctionnalité demandée par son client. Et toute son expertise vient de sa capacité à construire la fonctionnalité en utilisant l’approche la plus simple, la mieux structurée ou la moins coûteuse.

Toutes ces activités où le chemin et/ou la destination ne sont pas prédéfinies font appel à des démarches heuristiques. Pour ce type de tâche, il est relativement facile pour le salarié de développer sa motivation intrinsèque.

Dan Pink sur la surprenante science de la motivation

Cependant il est naïf de croire que toutes les activités offrent la possibilité de développer sa maîtrise en toute autonomie. Compléter un formulaire, évaluer un niveau de risque, vérifier une transaction sont des actions pré définies, standardisées et souvent répétitives.

Ces activités se caractérisent par une démarche algorithmique: il n’existe qu’une unique manière de procéder, connue à l’avance, pour atteindre l’objectif recherché.

Pour ces activités il est très difficile de donner aux équipes une latitude sur comment l’accomplir (autonomy), et les aider à développer leur expertise pour y arriver (mastery).

Comment sortir de cette issue et maximiser la motivation de ses salariés, même pour les activités répétitives et rébarbatives?

“Find the higher purpose”

Le seul levier que le manager peut réellement utiliser est le but “purpose” de l’activité. Chaque action en entreprise contribue normalement à un tout plus large: identifier ce lien et l’expliciter permet de donner plus de sens, même pour les tâches répétitives. Si ce n’est pas le cas, l’activité peut (et doit) être supprimée, car elle n’apporte rien à l’entreprise.

Une des missions du manager est ainsi de présenter l’activité sous l’angle qui coïncidera le mieux avec les valeurs, les aspirations profondes des membres de son équipe.

Et le potentiel de motivation intrinsèque est quasiment infini. Les managers charismatiques, les gourous, les visionnaires, les Tom Sawyer, les pervers narcissiques peuvent en attester, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont des maîtres pour influencer nos perceptions, nos valeurs, et nous pousser à l’action.

Beaucoup de salariés se plaignent de ne pas trouver du sens dans leur travail, et les bullshits jobs sont toujours d’actualité. Nous n’avons dans les faits, pas tous la chance d’avoir un manager inspirant qui réussit à nous expliquer l’intérêt de ce que nous faisons.

Chaque petite action en entreprise peut se connecter à un ensemble plus grand qui a de la valeur

En revanche, je reste convaincu que nous pouvons influencer dans une large mesure notre propre motivation en faisant l’effort de trouver le sens plus large de nos actions. Cette conviction s’illustre avec la parabole des 3 tailleurs de pierre.

Lorsqu’un voyageur leur demande ce qu’ils font, le premier répond d’un ton amer “Je casse des pierres. J’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai faim. Mais je n’ai trouvé que ce travail pénible et stupide”.

Le deuxième explique: “Je suis casseur de pierre. C’est un travail dur, vous savez, mais il me permet de nourrir ma femme et mes enfants. Et puis allons bon, je suis au grand air, il y a sans doute des situations pires que la mienne “

Le troisième un peu plus loin affiche un franc sourire et abat sa masse avec enthousiasme, sur le tas de pierre. « Que faites-vous ? » demande le voyageur.

« Moi, répond l’homme, je bâtis une cathédrale ! »

Conclusion

La relation entre le travail et le plaisir est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Dans une large mesure, notre motivation peut être influencée par notre manager. En connectant l’activité à un but plus grand qui répond à nos aspirations, il peut débloquer en nous des ressources quasi illimitées. Et dans une certaine mesure, nous pouvons nous même augmenter notre propre motivation intrinsèque et transformer notre travail en plaisir.

On peut se demander si, lorsque le travail humain répond au désir, c’est-à-dire à l’interrogation existentielle par la mise en jeu de l’imaginaire, il peut encore conserver son nom ? Henri Laborit

Les deux expériences de pensée dans l‘introduction permettent ainsi de mesurer l’équilibre entre vos deux sources de motivations:

  • si vous avez répondu “A”, vous êtes principalement motivé par des incitations externes dans le cadre de votre travail. Avez vous pris un pas de recul sur la contribution de votre travail? Êtes vous sûr de votre orientation professionnelle?
  • si vous avez répondu “B”, vous avez trouvé un équilibre entre les incitations externes et vos aspirations profondes, bravo !
  • si vous avez répondu “C”, votre travail est une source de profonde satisfaction et d’accomplissement. Félicitations, mais attention au burnout…

Inspiré? vous pouvez retrouver l’ensemble de mes articles ici:

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Fabien Dussaucy
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