Thr34d5 : le design et l’open source comme vecteurs d’inclusion
Initialement publié le 20 janvier 2020 sur makery.info par Céliane Svoboda
Résident au sein de Re-store, la plateforme d’expérimentation autour des matériaux et du réemploi de Saint-Denis, le médialab thr34d5.org (threads) travaille le design et l’open source en tant que vecteurs d’inclusion. Et se passionne pour le kombucha. Entretien.
En informatique un « thread » est un fil d’exécution léger où l’utilisateur peut continuer d’interagir avec le programme même lorsque celui-ci est en train d’exécuter une tâche. L’utilisation des threads permet donc de rendre l’utilisation d’une application plus fluide, car il n’y a plus de blocage durant les phases de traitements intenses. Un « thread » c’est aussi bien sûr un fil de discussion dans un forum ou une conversation en ligne, un mot dont l’origine anglaise vient du fil textile. C’est le nom qu’Adrien Rigobello, Nadja Gaudillère, Vivien Roussel, Tim Leeson, Niels Barateig et quelques autres issus du design, de l’art, de l’architecture et de l’éducation, ont choisi pour leur collectif. Plus exactement « thr34d5 », un nom le rendant plus difficile à décrypter, jouant sur un rapport chiffres/lettres à la manière hacker. Le collectif thr34d5 et son laboratoire d’expérimentation à multiples échelles KARP (pour Kombucha Applied Research Program) explorent actuellement les nombreuses propriétés du kombucha. Makery a voulu en savoir plus, ils ont choisi de répondre collectivement.
Makery : Qui êtes-vous, quels sont vos différents parcours ?
Thr34d5 : Nous sommes artistes, architectes, designers, ingénieurs, artisans, citoyens. Nous portons pour la plupart des ancrages militants développés au long de nos parcours, mais nous n’avions pas trouvé jusqu’ici d’espace où mettre en commun nos questionnements. Nous avions un besoin irrépressible d’ouvrir un terrain commun de discussions pour s’exprimer. L’un des points communs des membres de thr34d5, c’est certainement une passion pour la transmission de savoirs, que nous avons chacun développé sous des formes différentes avant d’y œuvrer ensemble. Nous nous interrogeons sur la technique, le social, la formation du savoir, le local, le territoire ou simplement sur la possibilité d’avoir un engagement social — ni simpliste, ni élitiste. Des pratiques complexes telles que le biodesign ou le design computationnel nous permettent d’explorer collectivement le sens philosophique qu’elles portent, et de l’activer sur le terrain pour faire de la recherche-action.
Avec des parcours si différents, comment vous-êtes vous rencontrés ?
Nous sommes rencontrés dans différents endroits : hackerspace, fablabs, biohackerspaces, événements, conférences… En fait, des lieux où chacun s’intéresse à d’autres perspectives. C’est surtout la curiosité du monde et la constante envie de défier les modèles dominants qui nous ont permis de nous trouver.
Nous partageons un mode d’action qui questionne en pratique et en théorie l’inclusion. A l’heure de l’urgence environnementale que l’on connaît, nous avons choisi de nous concentrer sur l’aspect social du design. Modernisme et scientisme ont délié les liens sociaux ; nous nous sommes rassemblés pour tenter de créer des espaces-temps inclusifs, des discours en commun.
Quand et comment avez-vous décidés de travailler ensemble à la création de thr34d5 ?
Thr34d5 est né en janvier 2017 avec une dizaine d’étudiants de la première promotion du Master Design by Data de l’Ecole des Ponts ParisTech. S’ouvrir à ce monde des données et développer un discours critique en tant que designers et artistes nous a permis de réaliser qu’il fallait faire persister cette dynamique, sans vraiment savoir ce qu’allait devenir notre aventure commune.
Thr34d5 a pris un tournant en 2019 en décidant de devenir une ONG, la forme de structure qui nous semble convenir le mieux à ce que nous cherchons à apporter. En réfléchissant aux valeurs que nous voulons promouvoir, nous avons réalisé que nous voulions agir pour reconstruire nos relations au monde, par le design, l’art et l’ingénierie, et pour ceux qui en ont le plus besoin.
Comment vous êtes vous associés au projet Re-Store ?
Après avoir remporté le premier prix Wearable Tech du concours Reshape.io avec un kimono en kombucha, nous avons lancé un programme de recherche appliquée sur ce biomatériau, en open source. Nous avions besoin d’espace, et nous cherchions également une communauté autour du réemploi et de l’artisanat, des pratiques qui résonnent avec l’orientation que nous souhaitions donner à nos recherches. Cet espace nous a particulièrement plu par son ancrage territorial et le positionnement que nous pouvions y développer. Ce ne sont pas les clients aisés du Bon Marché qui ont besoin d’objets de design réfléchis mais les populations précaires qui vivent sur des territoires comme celui de Plaine Commune. Si le design doit avoir un sens, alors nous choisissons de le mettre au service de ceux qui en cherchent.
Vous semblez avoir un certain positionnement concernant l’open-source et sa philosophie, qu’en est-il ?
L’open-source tel qu’il est pratiqué aujourd’hui s’adresse aux avertis. Dès lors que l’on examine cette question sous le prisme de la citoyenneté numérique et des communs, les biais d’interface dans ce domaine et dans les pratiques qui lui sont associées sont flagrants. Les personnes qui ont le plus besoin d’accéder à ces connaissances ouvertes n’en bénéficient donc finalement pas.
Nos recherches tendent en particulier à articuler sur un même plan l’intelligence réflexive et manuelle comme modes de transmission, transmission faisant au final société, par l’encodage dans des rituels culturels notamment. C’est particulièrement important pour nous de faire sens de ces deux formes d’intelligence ensemble pour être inclusifs. Le web a été décrit très tôt comme un “apparatus cognitif partagé”. Quel est alors son rôle dans notre rapport au monde et à l’autre ?
Nos recherches abordent également un autre enjeu de l’open-source qui nous tient à cœur : celui de son articulation avec le vivant. Préserver le vivant comme un commun nous paraît une nécessité indiscutable. La gestion politique de ces ressources — des bactéries à une faune et à une flore de plus grande taille — est en train de devenir une question cruciale face à la montée en puissance de modèles visant à les contrôler tout en niant leur portée culturelle et sociale. Les biotechnologies ne sont pas des outils comme les autres : elles reposent sur la manipulation de tout ce avec quoi nous vivons, qui nous entoure et qui nous constitue. Définir le vivant ainsi que nos pratiques du vivant est une question complexe, qui doit rester ouverte et accessible. Enfin, toujours dans cet objectif d’inclusivité, nous pensons que pour parvenir à repenser nos modes de vie, nous devons inclure dans nos réflexions l’Autre, le non-humain, pour permettre d’imaginer des relations qui ne soient pas exclusivement consuméristes et/ou fonctionnalistes.
reGROW pour le concours Reshape :
Pourquoi avoir choisi de travailler sur le Kombucha ?
Le kombucha est connu comme boisson fermentée depuis plus de 2000 ans. Les souches de fermentation, composées d’un système complexe de bactéries et de levures (SCOBY), se multiplient lors de la fermentation et se passent de pair en pair. C’est un système initialement synthétique (c’est-à-dire issu de la main de l’homme, ou peut-être le résultat d’une erreur) et qui est devenu un artefact social.
Lorsque la fermentation a lieu, une couche de cellulose se forme à la surface de la solution de thé qui l’héberge. L’utilisation de ce matériau est très peu développée industriellement, et on remarque que beaucoup de hackers et/ou biologistes s’en sont emparés depuis les années 2000. Ce qui est singulier avec ce matériau, c’est son faible ancrage culturel. Il n’y a pas de pratiques ancrées telles que celles liées au bois ou au cuir. Il n’existe pas de pratiques d’artisanat cohérentes pour le kombucha.
Entre son esthétique particulière, ses caractéristiques mécaniques à en faire pâlir les polymères de synthèse et sa soutenabilité, c’est un candidat parfait pour nos recherches sur les modes de transmission !
Kombucha Applied Research Program, par thr34d5 :
Quelles sont vos autres orientations de travail ?
Nous avons commencé par développer le programme de recherche sur le kombucha au vu du potentiel qu’il porte dans les différents domaines qui nous intéressent. Nous développons une communauté de praticiens et de chercheurs qui souhaitent partager les connaissances autour de ce matériau. Nous sommes un laboratoire de science participative ouverte à travers le monde, chacun peut venir participer à nos échanges (en présence ou à distance) afin d’étendre et partager ses expertises et connaissances. Nous avons des membres et des partenaires avec qui nous échangeons un peu partout : France, Belgique, Espagne, Hollande, Canada, Colombie, Afrique du Sud, Égypte, notamment.
Sur un autre plan, les théories et méthodologies de design que nous développons fonctionnent très bien avec l’idée de la Fab City et de son origine dans les fablabs. Nous nous investissons beaucoup dans ce milieu au niveau international pour partager ces nouvelles pratiques, afin qu’elles mêmes puissent mûrir par le collectif et la variété des terrains d’application. Nous avons publié un article de recherche sur ce sujet lors de la conférence FAB15 en 2019.
Nous commençons à appliquer nos recherches en théorie du design dans le domaine de l’architecture computationnelle aussi, dans les pratiques situées entre la conception algorithmique et l’artisanat. Les discours sur l’automatisation dans le secteur de la construction manquent cruellement d’une prise en compte du social, alors nous ouvrons cette discussion.
Quels sont vos projets pour l’année à venir ? Comment envisagez vous la suite de thr34d5 ?
A Paris, notre communauté grossit et nous expérimentons dans plusieurs directions l’usage de la kombucha. Des partenariats se développent avec des fabricants de boissons ou des designers textiles pour les accompagner dans une meilleure compréhension du matériau et des discussions que l’on peut engager avec.
Toujours sur le kombucha, nous développons un projet de recherche collaboratif avec des designers et producteurs de boisson de kombucha situés à Montréal. Nous serons présents à la conférence FAB16 à Montréal, et espérons présenter nos résultats de recherche lors de cette conférence. Le territoire montréalais est particulièrement avancé et demandeur de ces initiatives, nous espérons produire des résultats inspirants et exemplaires dans la conduite de programmes globaux au service de projets situés, afin de pousser l’idée de la Fab City toujours plus avant vers l’atteinte des Objectifs de développement rurable de l’ONU.
D’autres projets sont en cours, sur des stratégies de conception soutenables et inclusives. Une année de test pour le passage à l’échelle ! Nous sommes très humbles devant l’enthousiasme que montrent les acteurs publics et privés pour notre ONG. Nous recherchons d’ailleurs un nouveau lieu pour pouvoir soutenir nos membres actuels et futurs à développer toujours plus loin nos perspectives et avoir plus d’impact !
Initialement publié le 20 janvier 2020 sur makery.info par Céliane Svoboda