Moral Compass 🧭

Dark Souls — Tu vas Mourir

Chaque mort ne me rend que plus mortel.

Alexis Rosier
joujou
Published in
5 min readDec 17, 2019

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Dark Souls III (From Software, 2018).

Moral Compass 🧭 est une série de critiques vidéoludiques portant sur la dimension éthique de l’expérience.

”YOU DIED.”

La sentence tombe, humiliante, implacable, comme un couperet. A chaque fois, ces trois mots me mettent à l’épreuve de continuer, c’est-à-dire de ressusciter, puisque l’immortalité de mon avatar me condamne à l’éternel retour. L’effort est inhumain, car il implique en réalité de reconnaître l’inacceptable : accepter ma finitude.

Tel est le pacte inhumain du jeu : pour progresser dans Dark Souls, je dois supporter d’être cerné par la mort, je dois accepter à chaque fois que je meurs, à chaque retour de la mort, que cette seconde chance ne me sera pas accordé lorsque mon tour — mon tour, pas celui de mon avatar — viendra — et il viendra, c’est au fond la seule certitude de la vie.

Au prix de cet aveu terrible, celui de ma mortalité, celui de ma fin, le jeu consent à m’offrir une expérience ludique de l’extrême qui n’a pas son équivalent. C’est une danse avec la mort. C’est une roulette russe à blanc. C’est jubilatoire, mais la rançon est terrible : le rappel constant de ma destination finale, l’humiliation et la frustration pendant dix, vingt, trente heures — cela ne dépend après tout que de moi, de ma résilience, de ma capacité d’adaptation, de ma volonté de puissance.

Concept art pour Dark Souls III. Corvian. (source)

Puis vient le moment du consentement.

C’est une étape décisive dans le parcours initiatique de Dark Souls. Je parle du moment où la peur de mourir encore sous les coups implacables des bourreaux se change en désir de mettre à mort les bourreaux. De proie, je deviens chasseur malgré moi.

J’appelle cela la conversion négative.

A force de racler la souillure, de tailler dans la charogne comme un boucher en rogne, à force de souffrir la conscience de ma fin, l’instinct de prédation prend naturellement l’ascendant sur l’instinct de survie. Je me surprends à renverser la peur. Je m’étonne d’être doué dans la violence. C’est cela de toute façon, ou être condamné à mourir, c’est-à-dire à stagner là, à pourrir.

Concept art Dark Souls III. L’innommable. (source)

Cela change tout quand c’est moi qui tue : dès lors que j’entre dans le jeu violent du jeu, je m’amuse cruellement. L’abomination qui me torturait l’esprit, le géant qui m’inspirait la terreur, les horreurs que je contournais par manque de courage ou par incompétence, maintenant je les traque, je les colle au corps.

C‘est cela qui me terrifie : plus je tue, plus je veux tuer encore.

La chasse est un art du meurtre qui relève du jeu. Par l’enseignement empirique de ce savoir-faire ludique, Dark Souls me fait consentir à la violence, au faire-destructeur de mon avatar. La rançon de cette apprentissage jubilatoire est terrible : le délitement de mes valeurs, l’abandon de mon confort d’existence, la destruction de la vie sous toutes ses formes (le monstre est encore une forme de vie).

Concept art pour Ashes of Araindel. Blessé à l’âme. (source)

Dans cette spirale dégradante vers l’abîme où m’entraîne Dark Souls, quelque chose vacille en moi.

Ce qui vacille est quelque chose comme mon âme. Et à chaque mort que j’inflige et à chaque fois mort que j’éprouve, cette chose ressemble un peu plus à ces âmes dérisoires, ces virgules de lumière qui ne valent rien, qui sont le degré zéro de l’âme.

A force d’enchaîner les poussées d’adrénaline, à force de mourir et de mettre à mort tout ce qui rampe, grouille, glisse, cavale, flotte dans ma descente inexorable vers l’abîme, l’expérience jubilatoire de Dark Souls III devient une torture de pensée : chaque victoire est une destruction, chaque destruction une auto-destruction.

Je passe mes nuits à détruire, à m’auto-détruire, puis j’attends, à l’aube, en buvant mon café, les remous du remords au ventre.

Certes je me vide l’esprit, mais à quel prix ? Le jeu me demande une énergie vitale que je ne parviens plus à régénérer. Dormir ? Je deviens insomniaque. Manger ? Impossible, l‘imaginaire scatophile du jeu me dégoûte et me gave de mort. Sortir ? Les nourritures terrestres n’ont plus de saveurs. Je suis condamné à terminer le jeu.

Concept art pour Dark Souls III. Un étron humaine, chié par les abysses. (source)

En quête d’une antidote à ma mélancolie, je me complais en somme dans une expérience de la crasse, de la merde et de la souillure, à la recherche d’une poignée de merdouilles brillantes. Alors je me force, je tue, je cure les abîmes de ces cités infernales dont Dark Souls à l’art, et qui ramassent dans leurs fosses et leurs chiottes toute la chiure dont l’imagination humaine déborde ad nauseum.

A chaque fois que je veux travailler ma mort au corps, j‘y reviens.

Je m’enferme dans ma carcasse meurtrière, j’enfile une armure à pointes et je me fonds dans les ombres de ma prison mentale. Les semaines passants, Dark Souls me pousse dans mes retranchements. Je fixe l’écran comme si ma vie en dépendait et les visages de l’horreur défilent devant mes yeux pendant toutes les heures de la nuit.

Dark Souls m’étourdit jusqu’au vertige, ce vertige qui donne à l’homme en déséquilibre l’envie de danser au-dessus du vide.

Concept art pour Dark Souls III. (source)

Quand je replonge dans Dark Souls, c’est en somme avec la joie désespérée du suicidaire, perclus d’instincts mauvais et de passions tristes. Je mets entre les mains du jeu mon existence en sursis.

Au prix de cette dégradation, Dark Souls m’offre un exil à la douleur de vivre qui a parfois la saveur d’un salut. Regarder la mort en face provoque, passé le stade de la stupeur médusante, un sursaut. La descente dans l’abime est une étape dans le rite de passage : l’anabase succède à la catabase. Celui qui parvient à ressortir de l’abime en ressort immunisé de la mort — momentanément.

Oui, car à la fin, après les milles et une morts que je viens de vivre, quand je sors de Dark Souls, c’est doué à chaque fois d’une nouvelle détermination à vivre — coûte que coûte, malgré la certitude de ma fin.

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Alexis Rosier
joujou
Editor for

Designer narratif et scénariste interactif freelance basé à Paris.