Fabulator Ludus

Entretien avec Hugo Sahuquet, designer narratif (II)

Des jeux d’aventure au design d’open world, portrait d’un grand aventurier des mondes virtuels.

Alexis Rosier
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12 min readJan 11, 2022

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Dungeon Master’s Guide (1ère édition), Wizard of the Coast (source)

Maîtres du Jeu 🗝️ est une série de dialogues-fleuves avec des designers narratifs français abordant leurs approches de l’écriture interactive et leurs parcours créatifs.

Pour ce deuxième volet de Maîtres du jeu, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Hugo Sahuquet, trente ans, designer narratif français et scénariste de mangas de fantasy et de science-fiction.

Son entretien se compose de deux chapitres, placés sous le signe de l’Aventure — une passion commune.

Dans le premier chapitre, Hugo et moi avons cerné les contours de la game fantasy (un concept central dans son travail) et sommes revenus sur son travail chez Asobo Studio. Ce second chapitre, plus technique, se consacre au design narratif des mondes ouverts. Hugo partage avec nous son expérience du genre chez Ubisoft.

En 2018, après quatre années chez Asobo Studio, Hugo rejoint en effet Ubisoft Bordeaux comme directeur narratif. Un changement d’échelle impressionnant pour lui. “Il m’a fallu un temps d’adaptation pour prendre la mesure de ces nouvelles responsabilités. A Plague Tale s’adressait à des centaines de milliers de joueurs. Mais Assassin’s Creed et Ghost Recon, les licences sur lesquelles j’ai travaillé, touchent des millions de personnes…”. Parmi ces nouvelles responsabilités, Hugo doit désormais diriger une équipe. “J’ai pris conscience que mon travail aurait désormais un impact sur des centaines de personnes au sein d’Ubisoft. Il fallait donc être à la hauteur !”.

Merci à Hugo pour son précieux témoignage.

Structurer le récit du monde

Focus sur les défis narratifs des jeux en monde ouvert

“C’est en brodant entre les événements historiques qu’on tisse l’histoire d’un Assassin’s Creed.”

© Assassin’s Creed Valhalla: Wrath of the Druids (Ubisoft)

En 2020, tu prends la direction narrative de Wrath of the Druids, la première extension d’Assassin’s Creed : Valhalla. Sur un projet d’une telle envergure, quelle est la première étape d’un point de vue narratif ?

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Hugo : On commence par s’intéresser au contexte historique et géographique. L’Histoire impose d’emblée un cadre spatio-temporel et des éléments de world logic qui délimitent le cadre créatif.

En l’occurrence, le contexte de l’extension offrait des tas d’opportunités narratives. Wrath of the Druids se déroule en Irlande au 9e siècle de notre ère sur une période de trois ans. J’ai étudié cette période et sélectionné les personnages, les événements, les factions, et les lieux les plus intéressants à explorer. En un sens, on pourrait qualifier cette approche de reverse engineering historique, puisqu’il s’agit de déduire l’univers et l’histoire du jeu de l’Histoire elle-même. C’est en effet en brodant entre les événements historiques qu’on tisse l’histoire d’un Assassin’s Creed.

Durant la préproduction, la mission du Directeur Narratif consiste à définir une vision créative, puis à communiquer cette vision à son équipe. Comment cela s’est-il déroulé sur Wrath of the Druids ?

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Hugo : J’ai assisté à beaucoup, beaucoup de meetings ! Je crois que le plus difficile, sur un jeu en monde ouvert, est de conserver une vision d’ensemble à long terme.

Chez Ubisoft, communiquer ma vision consistait essentiellement à superviser les squads, les équipes chargées de produire les contenus. Une squad se compose généralement d’un level designer, d’un writer et d’un quest designer. Ces derniers collaborent à développer les thématiques et les arcs définis au préalable par le directeur narratif. Une extension comme Wrath of the Druids fait tourner environ 4 squads à temps plein. Mon travail consiste à briefer ces dernières en décrivant les grandes lignes des missions qui leur sont assignées. Dans l’ensemble, je laisse une vraie liberté créative à mes équipes. Et j’essaie de produire un brief aussi clair que possible. À partir de ce brief, la squad produit un premier jet, puis nous réalisons des itérations sur cette base. Cette organisation permet d’assurer la production d’un contenu narratif homogène.

“Assassin’s Creed touche à des cultures non seulement réelles, mais vivantes. Cela entraîne des responsabilités vis-à-vis des cultures en question.”

Je reviens dans cet article sur le design process des quĂŞtes complexes.

Avez-vous défini des piliers de jeu sur Wrath of the Druids ? C’est plutôt pratique pour harmoniser la production des contenus.

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Hugo : Wrath of the Druids repose effectivement sur trois grands piliers : « Épique », « Poétique », et « Otherworldly » (« d’un autre monde »), c’est-à-dire la limite avec le fantastique.

Ces piliers ont orienté la conception des systèmes, des mécaniques, des thèmes et des contenus du jeu. La dimension poétique se traduit dans la tonalité des quêtes et le style des cinématiques. La dimension épique découle naturellement des conflits entre rois et leurs grandes campagnes. Et quant au fantastique, il se manifeste dans les contenus relatifs au folklore druidique, et plus largement à la mythologie celtique.

La licence Assassin’s Creed repose sur un équilibre sensible entre fiction et histoire. Sur une extension comme Wrath of the Druids, comment fictionnaliser le matériel historique sans le travestir ?

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Hugo : C’est difficile, car la licence Assassin’s Creed touche à des cultures non seulement réelles, mais vivantes. Cela entraîne des responsabilités vis-à-vis des cultures en question auxquelles je suis personnellement attaché.

Chez Ubisoft, on utilise quatre outils pour sensibiliser les équipes au contexte historique et plus largement culturel de nos jeux : le wiki, les présentations thématiques, les infolettres, et les conférences de spécialistes. Sur Wrath of the Druids, afin de comprendre comment fonctionnait et pensait la société irlandaise de l’époque, nous avons consulté des linguistes spécialisés dans l’ancien gaélique et des historiens de l’université de Dublin. Après, pour des raisons de production, mais aussi de narration, il arrive que l’Histoire entre en conflit avec l’histoire que nous voulons raconter. Dans ces cas-là, nous prenons généralement quelques libertés, mais en veillant à respecter le matériel d’origine.

“En réduisant l’interdépendance des contenus d’un jeu, on simplifie aussi sa production, mais au détriment de sa réactivité.”

Dans cette vidéo, la chaîne Ludohistory étudie Wrath of the Druid sous un angle historique, en tentant d’évaluer sa véracité.

Assassin’s Creed Valhalla possède une structure épisodique inspirée des séries. Une nouveauté pour la licence. Qu’est-ce qui a motivé ce parti-pris narratif ?

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Hugo : En effet, chaque région de Valhalla équivaut à un chapitre/un épisode du jeu et possède sa propre arche narrative (environ deux à trois heures de jeu).

Cette structure présente des avantages en termes de production, puisqu’elle permet à plusieurs équipes de travailler en parallèle. D’un point de vue narratif, elle permet également de délinéariser l’expérience, en permettant en joueur de choisir l’ordre des régions. Mais le problème de cette structure, en tous cas sur Valhalla, c’est l’absence de continuité forte et de réactivité entre les différentes régions du jeu. En réduisant l’interdépendance des contenus d’un jeu, on simplifie aussi sa production, mais au détriment de sa réactivité.

Comment pourrions-nous interconnecter les davantage régions de de jeu sans compliquer la production ?

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Hugo : C’est une question de planning et de management de production.

La réactivité et l’interdépendance entre les contenus d’un jeu ne sont pas un problème sur un projet qui ambitionne dès le départ, et quoiqu’il arrive en cours de production, de produire quinze régions. Elle devient forcément un problème sur un projet qui part sur quinze régions en acceptant d’en sacrifier cinq en cours de route.

C’est pourquoi sur Wrath of the Druids, j’ai proposé que l’Irlande soit une seule et unique région divisée en trois sous-régions. Comme dans le jeu original, chaque sous-région constitue donc un sous-épisode, mais dans l’extension, ces dernières sont reliées entre elles. Le joueur a besoin de temps pour se familiariser avec les personnages, les lieux, les factions du monde et je crois que cette structure-là permet cette familiarisation.

Encourager l’exploration

Focus sur le world design des mondes ouverts

“Breath of the Wild a démontré qu’il était possible d’offrir une exploration plus « ouverte » , fondée sur la curiosité du joueur.”

© Assassin’s Creed Valhalla: Wrath of the Druids (Ubisoft)

L’exploration est souvent l’un des points forts des mondes ouverts. Sur Wrath of the Druids, avez-vous défini des lignes directrices en ce sens ?

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Hugo : Assassin’s Creed Valhalla propose une exploration relativement guidée, comme les précédents opus de la série. La seule différence, c’est qu’on a substitué aux icônes des marqueurs lumineux. Entre nous, cela revient au même…

Dans les deux cas, les marqueurs indiquent non seulement l’emplacement des contenus, mais aussi leurs natures (ressource, quête, etc.). Les level designers avaient pour instruction de placer un contenu dans chaque lieu d’intérêt de l’environnement : s’il y a une grange au loin, cette grange doit contenir quelque chose d’intéressant, tu vois l’idée ! C’est une contrainte logique, mais son revers, c’est que le joueur « sait » forcément que quelque chose l’attend et cela gâche la surprise et nuit vraiment au plaisir de la découverte. Résultat : le jeu consiste à compléter tous les points d’intérêt plutôt qu’à explorer un monde…

Pour guider l’exploration en monde ouvert, de nombreux studios criblent de marqueurs la carte. Que penses-tu de cette approche d’un point de vue narratif ?

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Hugo : Je ne crois pas que ce soit la bonne approche. C’est d’ailleurs l’objet d’un combat permanent entre l’équipe de production et celle chargé de l’accessibilité utilisateur !

Cette dernière part du principe que les marqueurs sont nécessaires pour guider les joueurs vers les contenus et ce n’est pas complètement faux. Ces marqueurs permettent en effet d’attirer l’attention du joueur sur les contenus intéressants. Mais Breath of the Wild a démontré qu’il était possible d’offrir une exploration plus « ouverte », fondée sur la curiosité du joueur et un level design intelligent. Je crois que cette approche est plus satisfaisante pour une raison toute simple : l’inattendu, le fait de découvrir par soi-même un point d’intérêt, un trésor, etc. redouble le plaisir de cette découverte et réenchante l’exploration du monde.

La carte de Breath of the Wild contient peu de marqueurs et encourage le joueur Ă  placer lui-mĂŞme les siens.

Certains jeux “poussent” du contenu au joueur en fonction de ses choix et de son style de jeu. Que penses-tu de cette stratégie ?

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Hugo : J’aime beaucoup les systèmes de quête proactifs. C’est une alternative intéressante aux « buffets de marqueurs ». Le système des lettres dans Valhalla et son extension va d’ailleurs dans ce sens.

Tout du long du jeu, le joueur reçoit en effet des missives qui l’amènent généralement sur des chasses au trésor, ou constituent des conséquences à certaines de ses décisions. Sur Wrath of the Druids, j’aurais souhaité aller plus loin en utilisant ce système pour « pusher » des contenus au joueur (sous la forme de « rumeurs ») en fonction de son style de jeu. De cette façon, on aurait attiré son attention sur les contenus intéressants et pertinents à côté desquels il/elle serait passé.

Dynamiser le monde

Focus sur les systèmes des mondes ouverts

“Nos mondes ouverts gagneraient en profondeur et en crédibilité si nous laissions du temps s’écouler entre les quêtes.”

Wrath of the Druid intègre un système de Commerce qui combine gestion de ressource et réputation. © Assassin’s Creed Valhalla: Wrath of the Druids (Ubisoft)

Les mondes ouverts se caractérisent souvent par des territoires vastes, mais peu profonds et évolutifs. Comment concilier étendue et profondeur, espace et temps dans un monde ouvert ?

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Hugo : Je pense qu’il faudrait aligner l’évolution du monde sur la progression du joueur (son niveau). Nos mondes ouverts gagneraient en profondeur et en crédibilité si nous laissions du temps s’écouler entre les quêtes.

Dans Assassin’s Creed, les quêtes s’enchainent en permanence avec un rythme soutenu et c’est un problème. En sur-sollicitant le joueur, on lui laisse peu de temps et de raison de partir de lui-même explorer le monde. De plus, ce rythme abolit le sentiment que le temps passe dans le monde.

Je vais prendre un exemple pour illustrer mon point : imaginons que le roi informe le joueur qu’il a besoin de temps pour préparer ses troupes. Pendant ce temps, disons trente minutes in-game, le joueur est invité à explorer le monde et réaliser des quêtes secondaires. À l’issue de cette demi-heure, le joueur reçoit une lettre qui relance la quête principale. Ce genre de situation permettrait de donner l’illusion d’un monde vivant, évolutif et profond, habité par des personnages ayant leurs propres emplois du temps.

Tu décris l’approche de CD Projekt dans The Witcher 3 et Cyberpunk 2077. Le passage du temps est sensible dans ces mondes parce que leur contenu narratif est séquencé (“time-sensitive”).

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Hugo : Intéressant ! La philosophie est très différente chez Ubisoft. Le game design considère que le joueur devrait toujours avoir une quête en cours et un objectif précis à l’esprit.

Bien sûr je comprends ce point de vue, mais je pense qu’un objectif ouvert (« Explorer le monde en attendant que le roi vous recontacte ») est suffisant pour inciter le joueur à poursuivre le jeu. Les systèmes de jeu peuvent alors prendre le relai pour raconter l’histoire.

“Le design narratif et le game design sont deux métiers indissociables et pour une raison très simple : le premier n’est jamais qu’une branche du second.”

Dans Cyberpunk 2077, certaines quêtes ne sont accessibles qu’à des heures précises, et d’autres ne se déclenchent qu’après un nombre de jours prédéfinis © Cyberpunk 2077 (CD PROJEKT)

A ce sujet, comment se déroule la collaboration entre les game designers et les narrative designers chez Ubisoft ?

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Hugo : Ces deux métiers sont généralement opposés et le dernier mot revient généralement aux game, ou au world design.

Cette approche a ses vertus, mais en donnant systématiquement la priorité au gameplay, on motive des partis-pris créatifs parfois nuisibles à l’expérience non seulement narrative, mais globale. Sur Wrath of the Druids par exemple, le directeur des quêtes et moi, nous avions des visions relativement divergentes quant à la direction narrative des contenus. La mission d’embarquement (onboarding process) de l’extension, qui raconte l’arrivée du joueur dans la ville de Dublin, est assez emblématique de ces divergences. Je souhaitais que cette mission prenne la forme d’une visite guidée de la ville, afin d’acclimater le joueur et de créer chez lui un attachement à ce lieu. Mais le directeur des quêtes voulait commencer immédiatement par un combat afin d’éviter d’ennuyer le joueur. Comme tu vois, ce sont vraiment deux manières d’appréhender le quest design et tout l’enjeu est de trouver le bon compromis entre les deux.

Au fond le design narratif et le game design sont deux métiers indissociables et pour une raison très simple : le premier n’est jamais qu’une branche du second. L’histoire amplifie l’impact du gameplay et vice-versa.

Pour revenir aux systèmes de jeu, que penses-tu en ce sens de la narration systémique ? Est-elle un moyen de dynamiser le récit des jeux en mondes ouverts ?

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Hugo : La narration systémique devrait devenir un standard dans l’industrie d’ici quelques années. Et je crois qu’elle est très intéressante quand elle sert et renforce l’immersion dans la fantasy du jeu.

On a travaillé en ce sens sur Ghost Recon Breakpoint : les banters des ennemis sont toujours corrélés à la progression du joueur et à l’état du monde (le climat, etc.). Metal Gear 5 excelle vraiment dans ce domaine, puisque les actions du joueur ont de multiples répercussions sur l’état du monde de jeu. En réalisant certaines quêtes secondaires, le joueur peut modifier les conditions des quêtes principales et leur difficulté. Détruire les stocks de casques réduit par exemple les défenses des ennemis et ainsi de suite. Cela encourage le joueur à penser comme Snake, son avatar, c’est-à-dire comme un agent des forces spéciales.

“Un système ne raconte rien en soi s’il n’a pas été conçu avec des objectifs narratifs à la base.”

Dans cette vidéo, la chaîne GMTK cerne les contours du gameplay systémique et expose ses conséquences sur l’expérience de jeu

La narration systémique est souvent présentée comme un moyen économique de personnaliser à grande échelle le contenu narratif. Quel est ton point de vue à ce sujet ?

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Hugo : Je ne crois pas qu’il soit possible de raconter une histoire intéressante uniquement par des systèmes de jeu et cela pour deux raisons.

Tout d’abord et contrairement à l’idée reçue, la narration systématique n’est pas nécessairement plus économique que la narration scriptée. Ensuite un système ne raconte rien en soi s’il n’a pas été conçu avec des objectifs narratifs à la base. Watch Dogs Legion est un symptomatique de ces problèmes. Au début du projet, le jeu devait se résumer à des quêtes procédurales. Mais on s’est aperçu durant les phases de playtesting que l’expérience devenait très vite répétitive, alors Ubisoft a décidé de revenir à une narration plus classique.

Tout parcours professionnel est jalonné de prises de conscience. Pour conclure cet entretien, aurais-tu un enseignement à nous partager à propos du métier de designer narratif ?

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Hugo : Avec le temps j’ai pris conscience que les références sont importantes dans tout travail créatif.

Il est important de se tenir au courant des dernières innovations, a fortiori dans notre industrie, car les standards évoluent très, très vite. Personnellement, les références me permettent de supporter la validité de mes propositions créatives et d’aligner la vision de mes équipes. Si cela fonctionne dans un autre jeu, alors c’est souvent rassurant pour les équipes. Donc en résumé : jouer à un maximum de jeux possible !

Pour en savoir plus sur Hugo, retrouvez son profil sur LinkedIn.

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Alexis Rosier
joujou
Editor for

Designer narratif et scénariste interactif freelance basé à Paris.