À l’heure du confinement et de l’école à distance, ne pas oublier les enseignements de la sociologie
Depuis un peu moins d’un mois la France est entrée dans une période de confinement qui a toutes les chances de durer jusqu’à la fin mai voire au-delà. Quelques jours avant l’annonce de ce confinement, Emmanuel Macron a, le 12 mars lors de sa première allocution à propos de la crise sanitaire, annoncé que l’ensemble des établissements scolaires (primaires, secondaires et supérieurs) fermerait le 16 mars pour une durée indéterminée afin de lutter contre la propagation de la maladie. Même si Emmanuel Macron a annoncé dans son allocution du 13 avril que les établissements « rouvriront progressivement » à partir du 11 mai, il est plausible que les établissements ne rouvrent pas avant la rentrée prochaine, ce qui veut donc dire que les élèves et étudiants vont potentiellement passer près de six mois loin des établissements.
Dans l’urgence, les professionnels du monde de l’éducation se sont échinés pour permettre la continuité pédagogique et, même si des difficultés peuvent poindre ci et là, il faut leur rendre un hommage appuyé tant leur engagement est massif. Il y a, bien entendu, les problèmes techniques ou les difficultés à faire cours à 25 ou 30 élèves via les applications de visioconférences mais il me semble qu’il faut creuser un peu plus loin pour aborder les vrais problèmes qu’engendrent une si longue période hors de l’école. L’objet ici n’est pas d’incriminer les professionnels de l’éducation, loin de là, mais bien plus de pointer les tendances lourdes qui ont toutes les chances d’induire un fort creusement des inégalités durant cette période.
L’inégalité des conditions d’existence
Dans un billet publié vendredi sur mon blog, j’ai évoqué la question du non-respect du confinement en la mettant en relation avec l’inégalité qui pouvait exister dans la manière de vivre ce confinement. Il est effectivement totalement hypocrite de croire — comme d’aucuns l’affirmaient au début — que nous sommes égaux face à cette pandémie. Au contraire, celle-ci ne fait que souligner (et peut-être, pour certains, rappeler) les fractures de classes qui traversent la société. Ainsi, certains enfants vont disposer d’une superficie bien plus grande pour vivre ce confinement que d’autres et, sans surprise, les superficies les plus basses se retrouvent du côté des classes les plus populaires.
Comment, dès lors, croire à une quelconque égalité dans l’école à distance ? Lorsque l’on vit à cinq, six, sept ou plus dans un HLM (parfois miteux) de banlieue, travailler devient rapidement une gageure. De la même manière l’école à distance suppose d’avoir les outils nécessaires pour suivre les cours, effectuer les devoirs, les envoyer aux professeurs, etc. Il serait utopique de croire qu’au sein des familles — nombreuses ou pas — des classes populaires, chaque enfant a accès à un ordinateur personnel. Dans les cas les plus extrêmes, aucun ordinateur n’est disponible dans le foyer et l’on comprend assez rapidement que suivre un cours ou faire ses devoirs via un smartphone est loin d’être l’idéal — voire même possible.
De l’inégalité de capital
L’on pourrait s’en tenir à ces quelques éléments prosaïques pour aborder les inégalités que recouvrent nécessairement l’école à distance. Cela reviendrait à passer largement à côté du sujet. L’inégalité ne concerne effectivement pas les seules conditions d’existence (taille de l’appartement, outils à disposition de l’enfant, etc.) mais englobe bien plus assurément les inégalités dans les trois capitaux définis par Pierre Bourdieu. Gardons le plus évident, le capital économique, pour la fin. Le capital culturel est peut-être celui qui est le plus décisif dans le creusement des inégalités dans le cas de l’école à distance. Un enfant entouré de parents ayant eux-mêmes suivis de longues études et étant au fait des stratégies d’enseignement sera indéniablement avantagé par rapport à un enfant élevé par des parents ayant stoppé leurs études très tôt et ne parlant parfois pas bien ou pas du tout le français. Cette aide est d’autant plus décisive dans le cas d’examens à distance lors desquels les proches peuvent potentiellement aider les enfants.
Si l’on voulait caricaturer à l’extrême, le premier enfant a toutes les chances d’être aidé par ses parents dans l’apprentissage de nouvelles notions et de se retrouver devant Arte ou un quelconque autre documentaire tandis que le second risque bien souvent de finir devant des programmes qui n’ont pas de prétention pédagogiques. Le deuxième capital défini par Bourdieu, le social, permet de prendre le relais du capital culturel au cas où les parents du premier enfant se retrouveraient démunis face à telle ou telle matière, en mobilisant des proches spécialistes d’autres domaines. A l’inverse, le second enfant a relativement peu de chances d’avoir, dans son entourage, des personnes en capacité de l’aider. Le dernier capital enfin, l’économique, peut permettre de dépasser les limites des deux premiers types de capital en payant, par exemple des cours particuliers à distance. On voit bien tout le potentiel explosif en termes d’inégalités scolaires porté par ce confinement et ces (probables) six mois loin des établissements.
Enfances de classe ou la crue réalité
Si bien des ouvrages ont participé à documenter et montrer la réalité des inégalités scolaires à la maison, l’un des dernier publié, Enfances de classe, me parait être parfaitement idoine pour illustrer le propos de ce billet. Ouvrage de sociologie dirigé par Bernard Lahire et écrit par dix-sept sociologues, il permet de voir crûment la réalité de ces inégalités. Il y a d’ailleurs quelque chose de profondément orwellien dans cet ouvrage. De Georges Orwell, la doxa ne retient souvent que 1984 et La Ferme des animaux. Aussi l’écrivain et journaliste britannique est-il souvent résumé à sa lutte contre les totalitarismes — certains résument même son œuvre à la critique de l’URSS pour mieux faire oublier qu’Orwell était viscéralement de gauche. Pourtant, Orwell était également journaliste et a publié d’autres œuvres que les deux livres cités plus haut, des livres au cours desquels il a raconté la tragique réalité des ouvriers anglais comme Le Quai de Wigan par exemple.
Dans cette optique, Enfances de classe, s’échine à montrer la réalité crue et parfois dérangeante des inégalités de classes qui ont des effets sur les parcours scolaires. Les dix-huit portraits d’enfants allant des classes les plus précaires aux classes les plus dotées en capital au sens de Bourdieu (certains sont dotés en capital économique, d’autres en capital social, d’autres en capital culturel, d’autres encore combinent l’ensemble de ces capitaux) permettent de saisir à quel point les différences de classes ont un effet prégnant sur les résultats scolaires mais aussi de voir l’engagement social de bien des professeurs — pour une revue plus complète de cet ouvrage voir le billet que lui consacre café pédagogique. En conclusion de l’ouvrage, Bernard Lahire résume, je crois, très bien la situation des pouvoirs publics face à ce constat : « À chaque recul de l’Etat dans tous les domaines concernant la famille (emploi, logement, scolarité, santé, aides sociales, transports etc.) ce sont des inégalités qui se creusent entre les classes sociales et des horizons qui se ferment ».
Aller à l’idéal en comprenant le réel
Un tel constat nous engage, d’autant plus dans la période actuelle. Le recul de l’Etat et de l’école est forcé dans la situation que nous vivons. Des millions d’élèves se retrouvent confinés chez eux à devoir suivre des cours à distance. Dans cette période, les inégalités scolaires ne peuvent qu’exploser malgré l’engagement acharné d’une grande partie du corps professoral et il revient finalement à chacun d’agir pour essayer de limiter autant que possible ce creusement des inégalités en soutenant les professionnels de l’éducation d’une manière ou d’une autre.
Cela n’est certainement pas suffisant pour combattre les inégalités mais me parait hautement nécessaire et si, selon la si belle phrase de Jean Jaurès, le courage consiste à aller à l’idéal tout en comprenant le réel, voilà une occasion magnifique qui nous est donnée de tisser des liens de solidarité, de soutenir les plus précaires de la société et d’imaginer un horizon commun qui changerait la donne du système éducatif afin de le transformer en véritable fabrique de l’égalité. Il s’agira en somme de remettre au centre la République, la Res Publica, la chose commune et de ressusciter l’adage de Victor Hugo selon lequel chaque école qui s’ouvre aboutit à la fermeture d’une prison.
Crédits photo: La Croix
Licence CC-by-sa