Et si l’enseignement à distance était enfin l’occasion de se demander à quoi sert l’Ecole aujourd’hui?…

Anne Pédron
Faire Ecole Ensemble
4 min readApr 7, 2020

Alors que nous sommes entrés dans la 4e semaine de “continuité pédagogique”, je republie ici mon premier article LinkedIn sur la question, en date du 13 mars. Plus que jamais, ce moment est l’occasion de prendre le temps de parler d’Ecole, de liens, de sens bien plus que d’outils, de notes, d’examens ou de devoirs…

Soyons honnêtes: nous ne sommes pas prêt.e.s. Lundi matin, plus de 870 000 professeurs des écoles, collèges et lycées vont se retrouver à devoir monter, en hâte, des modules d’enseignement à distance.

En sachant très bien que ce n’est pas du tout la même chose de faire classe à 35 élèves assis en face de vous qu’à 35 individus isolés et plus ou moins connectés selon les moments de la journée.

Tou.te.s les enseignant.e.s de France en sont bien conscient.e.s. Et toutes celles et ceux — Ministère, entreprises, administrations, personnalités — qui expliquent dès aujourd’hui combien leurs outils répondent à la situation extraordinaire que nous vivons illustrent un comportement typique et contreproductif en temps de crise: le manque d’humilité. Reconnaître que l’on est vulnérable, que l’on avait peut-être pas vu venir les choses, accepter de lâcher-prise et parfois de naviguer à vue est pourtant essentiel quand on gère les a-côté non vitaux d’une crise sanitaire.

Bien sûr la continuité pédagogique doit être assurée mais remettons cinq minutes l’église au milieu du village: personne ne risque de mourir demain de ne pas avoir fini le programme.

Ce constat posé ne doit pas nous conduire à l’inaction. Au contraire, il ouvre un champ des possibles à condition de poser le problème sans éviter les questions qui fâchent. Elles sont au nombre de trois selon moi:

1. Liberté, responsabilité, confiance: Enseigner à distance impose à chacun.e de se repositionner sur ces trois valeurs. Quelle liberté laisser à mes élèves? À mes enseignants? Aux chefs d’établissement? De quoi suis-je personnellement responsable? En tant que parent, élève, enseignant…Et quelle confiance avons nous les uns dans les autres? L’enseignement à distance demande un maturité de l’ensemble de l’institution sur ces valeurs. La crise est peut-être l’occasion d’une croissance accélérée dans ce domaine.

2. Communauté: Enseigner à distance interroge la communauté que nous formons. Communauté de la classe, communauté enseignante, communauté d’établissement, communauté éducative. Quels sont les liens de confiance, de solidarité que nous avons tissé? L’enseignement à distance ne fonctionne bien qu’avec des communautés solides, qu’il est temps de bâtir en France.

3. Souveraineté: Enseigner à distance pose in fine la question de notre souveraineté. Notre souveraineté personnelle quand il s’agit de décider des modalités de la classe mais aussi notre souveraineté collective sur les outils et les méthodes que nous allons mettre en œuvre. On voit depuis ce matin se multiplier les initiatives de toute part: startups de la EdTech, acteurs de l’éducation populaire, communautés de profs, syndicats… Cette floraison d’actions est réjouissante mais vouée à l’épuisement s’il n’y a pas de clarification de la souveraineté éducative dans ce pays, une souveraineté partagée, articulée à un vrai écosystème éducatif coopératif.

Recteur.e.s, Élu.e.s en charge de l’éducation et directeurs de l’éducation dans toutes les collectivités, chefs d’établissement, enseignants, parents d’élèves…Vous saurez comment faire. Vous allez tâtonner mais vous saurez comment faire. Nous avons des E.N.T, des applis à gogo, des messageries instantanées, des chaînes vidéos avec du contenu, des plateformes de collaboration…Ce ne sont pas les outils ni les contenus qui manquent. Si nous nous enferrons, si nous nous enfermons dans ce tunnel de débats techniques, nous passerons à côté de l’essentiel. Nous traiterons le comment au lieu du pourquoi.

Pourquoi voulons-nous tant assurer la continuité pédagogique? Pourquoi voulons-nous que nos enfants et adolescents continuent d’avoir classe? Et plus prosaïquement, pourquoi avons nous construit notre séquence, notre séance ainsi? Est-ce que tout cela a encore un sens à distance?

Ces questions sont autrement plus chamboulantes. Ce sont celles qui se posent à l’Ecole depuis l’irruption massive du numérique. Des questions auxquelles nous n’avons jusqu’ici pas réellement répondu. Parce que nous n’avons pas formé massivement les enseignants. C’est tout l’enjeu de la “digital literacy “, cette alphabétisation numérique essentielle qui n’a rien à voir avec un bagage technique informatique mais bien avec le développement d’une pensée critique, constructive de ce que le numérique fait à l’Ecole et à l’acte d’apprendre.

Si le numérique nous permet — en partie car ce n’est pas le seul outil — d’assurer dès lundi la continuité pédagogique, il n’est qu’un moyen, pas une fin. Dans la mise en place de ce dispositif sans précédent, ce sont nos valeurs éducatives qui sont interrogées: émancipation, construction de l’esprit critique, des savoirs, égalité des chances ou des positions, autonomie…C’est l’occasion ou jamais d’en parler. Puisque pour une fois nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas le temps. Bien au contraire. Alors parlons-en.

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