Quand l’école ferme, que reste-t-il du partage ?

Gentils Benjamin
Faire Ecole Ensemble
9 min readApr 9, 2020

Un article de Marion Carbillet et Hélène Mulot repris de https://ecole-partage.fr/blogposts/quand-lecole-ferme-que-reste-t-il-du-partage

Brusquement, tout s’est arrêté. Les “bonjour” le matin, les regards échangés, les discussions impromptues. L’arrêt fut brutal, le silence assourdissant. Ni les élèves ni, nous-mêmes, enseignants et enseignantes, n’y étions préparés. Mais aurions-nous pu nous tenir prêts à une situation aussi exceptionnelle ?

C’est dans la présence physique que l’enseignement et la relation éducative se construisent. Les élèves donnent sens, par leur présence, au quotidien de leurs enseignants. Par leurs postures, leurs regards, leur calme ou leur agitation, ils disent beaucoup de leur capacité — ou non — à apprendre sur le moment. Ils expriment aussi leur adhésion à l’activité, ou leur perplexité par de nombreux signes y compris non verbaux. Ils sont constamment dans une posture de rétroaction sur l’activité qui guide l’enseignant dans sa façon d’enseigner, et permet les ajustements fondamentaux essentiels à la situation d’apprentissage.

Du côté des élèves, les supports de transmission (documents textes, vidéos, bandes sonores, etc), malgré leur potentielle grande qualité, sont rarement utilisés en autonomie. Il n’y a que l’attitude autodidacte qui utilise le document comme unique source d’apprentissage — et les autodidactes purs sont peu nombreux. Il est tout à fait exceptionnel d’apprendre seul, poussé par sa seule détermination, par une motivation intrinsèque qui ne demande aucune stimulation autre. Les élèves ne savent pas forcément travailler en autonomie, se motiver à apprendre seuls. Cet apprentissage de l’autoformation n’a pas été fait et aujourd’hui il doit se faire “sur le tas”, dans l’urgence. Cette situation privilégie une fois de plus ceux qui sont accompagnés par leurs familles et laisse tous les autres à la marge.

Tout à coup, il faudrait que tous sachent être autonomes dans leur travail, décrypter des énoncés, comprendre des leçons, retrouver des informations pertinentes, etc. Il aurait fallu qu’ils sachent le faire — et pour cela il aurait fallu qu’ils l’aient appris. Mais cet apprentissage exigeant, lent, demande un temps que les programmes scolaires n’accordent pas, un temps que les enseignants ne veulent que rarement accorder dans le cadre de leurs cours. Combien de fois en tant que professeures documentalistes, lors de séances de recherche d’information, nous avons vu des enseignants surpris de voir des élèves incapables d’identifier un site web, ou de relever une information pertinente. Et non, ils ne savent pas faire !

Peut-on dès lors maintenir une continuité scolaire et pédagogique :

  • quand tous nos élèves n’ont pas les conditions matérielles idéales ou ne sont pas équipés de la même façon au niveau informatique ?
  • quand tous ne sont pas accompagnés de la même façon par leurs familles pour se motiver à travailler ?
  • quand en tant que professeurs documentalistes ont connaît très bien les écarts gigantesques de savoirs entre les uns et les autres, non seulement pour manipuler un ordinateur, pour accéder à une information précise, mais plus encore pour lire un document, le comprendre, en extraire des informations et se les approprier ?

L’arrêt brutal du contact physique entre les élèves et leurs enseignants est loin d’être anodin ; il est bouleversant. Bouleversant au point qu’il nous plonge dans une sorte de stupéfaction, d’incrédulité amplifiée par le confinement total et l’inquiétude liée à la crise sanitaire. Qu’est-ce qu’un élève sans l’école ? Qu’est-ce qu’un enseignant sans élèves ? Heureusement la collègue professeure documentaliste du blog Gribouilles de doc nous a, avec beaucoup d’humour, concocté un découpage à mettre sur le bureau pour pallier au manque.

La situation exceptionnelle que nous vivons nous impacte dans nos quotidiens, de façon individuelle et de façon collective. Nous n’avons encore ni les mots ni les gestes appropriés. Pour autant nous n’avons pas voulu renoncer à écrire, partant du principe que la démarche d’écriture nous aiderait à formuler une pensée sur la situation.

Qu’est-il indispensable aujourd’hui de faire perdurer de l’école ? La question nous a hantées durant ces premières semaines de confinement.

Continuer de mettre à disposition des ressources documentaires ?

Les premiers jours de confinement ont été emplis d’informations (de bruit pourrait-on dire quand ces informations pléthoriques nous ont conduit à ne plus en saisir aucune !). Cet amas informationnel est venu combler l’assourdissant silence des échanges avec les élèves.

Les ressources se sont multipliées dans tous les sens presque jusqu’à l’écoeurement, faisant oublier à quel point la médiation était essentielle à l’appropriation. S’installer dans le télétravail, coûte que coûte, sans trop réfléchir à sa signification a sans doute permis de répondre à la stupéfaction des premières heures de confinement. Construire des portails de ressources divers a pu être un moyen de faire perdurer des gestes professionnels en évitant les questions les plus essentielles liées au sens de notre métier, de nos vocations.

Y avait-il un sens à mettre autant de ressources à disposition, avec la conviction assez nette qu’elles seraient peu consultées ?

Au fil des jours la réponse est venue, petit à petit. L’année s’étant arrêtée en cours de route, nous connaissions les élèves, nous savions à qui nous nous adressions. Leur proposer des ressources était une tentative pour essayer de la faire perdurer dans le temps la relation pédagogique que nous avions construite en présence. Nous avons eu besoin de maintenir ce lien. En ce sens, créer un portail de ressources pour les élèves et le leur transmettre via un site ou des mails personnalisés selon les classes, devenait autre chose qu’une activité documentaire : ce pouvait être une façon de leur montrer que l’on pensait à eux, que l’on maintenait le lien éducatif. Et peut-être même, disons-le, un lien affectif. Nous avons utilisé les outils numériques pour tenter de prolonger cette relation dans une premier temps, malgré l’éloignement. Pourraient-ils être utilisés pour l’enrichir, la transformer ? Seule la suite des semaines qui nous le dira.

Faire perdurer la communauté scolaire ?

Pour essayer de raccrocher tout le monde, y compris les élèves les plus isolés et éloignés de l’école, il est essentiel de ne pas fonder l’ensemble de la relation à l’école sur les apprentissages scolaires. Il faut faire perdurer l’école en tant que lieu de partage entre élèves, enseignants, personnels éducatifs et familles. Pour cela nous avons proposé plusieurs dispositifs. En tant que professeures documentalistes nous avons pris part à cet élan fédérateur et collectif.

PROPOSER AUX ÉLÈVES DE PARTAGER LES ACTIVITÉS

Nous avons proposé aux élèves de partager des activités qu’ils mènent chez eux : des lectures, des recettes de cuisine ou des idées de loisirs créatifs. Ce partage est une tentative de prolongation “en ligne” de dispositifs de partage présents au CDI et qui sont familiers aux élèves : les ateliers entre 13h et 14h, les réseaux d’échanges de savoirs, etc. Nous avons pu choisir de proposer un partage de façon large et ouverte : tout ce qu’il semble intéressant aux élèves de partager. Mais aussi donner la possibilité d’entrer dans ce partage par une thématique proposée par mail à tous les élèves : le partage de recettes de cuisine, mais aussi projets Pixel Arts, d’idées de lectures, de films et séries à voir, de construction légos puis de Home Art. Nous avons toujours vécu notre quotidien professionnel dans l’échange, et nous ressentons comme une urgence ce besoin de conserver le lien avec les élèves, avec nos collègues et entre nous pour faire vivre encore le sens du collectif. Grâce à la variété des thèmes nous espérons nous adresser à des élèves différents. Les échanges mails sont l’occasion de prendre des nouvelles des élèves qui répondent et d’entretenir avec eux une relation personnalisée.

ÉCHANGER AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ PÉDAGOGIQUE

Nous avons organisé une salle du personnel à distance pour les échanges professionnels, les réunions en visio, mais aussi des pauses café sur les anciens temps de récréation du matin. Ce dispositif technique a été aussi l’occasion également de recréer une dynamique d’échanger des pratiques numériques, des outils en ligne pour le travail des élèves, le partage de tutoriels etc. Une dynamique locale de ce que le collectif continuité pédagogique met en oeuvre depuis quelques semaines à une toute autre échelle.

FÉDÉRER

Dans le prolongement des ateliers de la pause méridienne et du partage des savoirs (chapitre 4), ce sont les talents quotidiens des adultes qui ont été offerts aux élèves et à leur famille. Chaque adulte qui le souhaitait a pu réaliser une petite vidéo de chez lui. L’utilisation d’une boulette de papier a été le fil conducteur et toutes les petites séquences mises les unes à la suite des autres donnent l’illusion d’une continuité. Cette vidéo est venue clôturer ces trois premières semaines de confinement et de travail à distance. Un symbole pour signifier aux élèves qu’ils restent la source motivation de nos actions professionnelles. Beaucoup d’émotion de se voir les uns les autres pour les adultes, de continuer à créer une dynamique collective malgré la distance : éloignés mais toujours proches, une manière d’incarner chacun le confinement Pour les familles, un signal fort pour leur signifier que les équipes sont mobilisés au delà du seul travail scolaire. Cette vidéo est venue répondre au besoin de lien de la part des élèves et de parents. Cette maman qui nous a écrit “L’émotion dans les yeux de L., son sourire de tous vous retrouver… C’est exactement de cela qu’ont besoin les enfants en ce moment.” Ou encore des deux élèves, un frère et une soeur, qui nous écrivent pour nous dire “Eh en vrai on voudrait bien une vidéo de vous souvent, ça pourrait être vos devoirs ! On aurait bien été mangé chez Madame S. pour les croissants au jambon et aller prendre le dessert avec les crêpes chez Madame V. et puis pour finir la soirée, chez Madame C. pour une veillée :-) :-) :-)”

CONTINUER À PRENDRE SOIN ?

Au-delà, des apprentissages scolaires, nous nous proposons aujourd’hui en de prendre soin de la santé et du bien être des élèves. Pour certains d’entre eux, l’école c’est bien plus qu’un lieu d’apprentissages scolaires. L’école est aussi un lieu de sociabilité, de rencontres, d’ouverture. C’est un lieu de protection quand l’environnement familial est délétère. C’est un de partage de savoirs mais aussi d’émotions, de parcours de vie — d’autant plus en collège où nous accompagnons des enfants en transformation dans l’adolescence.

L’école est un lieu fondamental pour qui s’éloigne de son cocon familial pour se construire en tant qu’individu. C’est un lieu d’expériences. Comme l’exprime cette élève qui nous écrit : “J’aime trop le collège, je vais redoubler pour y rester plus. Le collège c’est les années de TA vie !”

Nous avons donc proposé des activités de continuité pédagogique, puisque c’est le terme, qui s’ancrent dans cette continuité de lien.

ACCOMPAGNER LES FAMILLES

En tant que professeures documentalistes, nous avons un rapport parfois souvent indirect avec les familles. pourtant pendant ce temps de confinement, nous avons eu l’occasion de proposer des outils aidant pour elles. C’est en pensant aux élèves le plus fragiles , à ceux qui ont parfois des difficultés pour à se situer dans le temps et dans l’espace que nous avons élaborés des petites fiches de synthèses pour organiser la journée des enfants, en nous appuyant notamment sur les séances pédagogiques que nous menons autour de l’attention et de la concentration. .

  • Une fiche de suivi quotidienne (sur le modèle d’@isafil)
  • Des activités sur l’attention et la concentration avec les classes avec lesquelles nous travaillons ces questions (déconnecter pour mieux se recentrer dans le chapitre 5). On peut proposer aux élèves leur météo du jour. (Je me sens….. parce que/Je ressens dans mon corps…../J’ai besoin de…..) ou encore des petites activités de relaxations et respirations.

Comment faire vivre l’école du partage ?

Nous ne sommes pas aujourd’hui sorties de la stupéfaction initiale, et l’incertitude du retour à la normale nous accompagne au quotidien. Quelle doit être notre posture professionnelle ? Quels nouveaux rites d’interactions pouvons nous mettre en place ? Que reste-t-il de “l’école du partage” quand les portes se ferment ? Pour un enseignant qu’est-il essentiel de conserver de l’école malgré l’éloignement avec les élèves ? Pour les élèves qu’auront-ils appris durant cette période où les interactions restent limités par les outils technologiques ? Comment lier, comme nous avons l’habitude de le faire, ce que l’on apprend dans le cadre scolaire à une participation au monde et à la société ? Peut-on en maintenir autre chose qu’un “mode dégradé” de la relation pédagogique ? Nous avons toujours vécu notre quotidien professionnel dans l’échange, et nous ressentons comme une urgence ce besoin de conserver le lien avec les élèves, avec nos collègues et entre nous pour faire vivre encore le sens

Par ces échanges, nous espérons être capables de répondre un jour, au moins en partie, à la question : quand le lieu où se constitue le collectif n’est plus là, comment le maintient-on ?

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