Le triomphe des machines ?

25 questions sur le numérique

Laetitia Vitaud
Faut-il avoir peur du numérique ?
6 min readSep 17, 2016

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Par Nicolas Colin et Laetitia Vitaud

(Le texte ci-après est extrait de notre livre Faut-il avoir peur du numérique ? 25 questions pour vous faire votre opinion.)

Le cinéma d’anticipation a contribué à forger notre vision de ce que les technologies numériques nous réservent pour le futur. Dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968), Stanley Kubrick donne à voir un ordinateur prenant le contrôle d’un vaisseau spatial au point d’en neutraliser les occupants humains. Plus récemment, avec Terminator (1984), James Cameron nous invite à imaginer un monde dominé par les machines, dans lequel les humains seraient entrés en résistance. Dans un film moins connu, War Games (1983), John Badham met en scène les errements du système d’information du Pentagone, échappant à ses maîtres humains et à deux doigts de déclencher une attaque thermonucléaire contre l’Union soviétique.

Nous restons marqués par cette vision apocalyptique d’une technologie triomphante, marginalisant l’humanité et prenant le contrôle de nos vies. L’économiste Robert Gordon prédit la disparition des emplois. L’entrepreneur Elon Musk, patron de SpaceX et Tesla Motors, met en garde contre la puissance de l’intelligence artificielle. La vision fantasmatique des ingénieurs et futurologues qui nous annoncent le transhumanisme (un mouvement prônant l’usage des sciences pour améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains) n’arrange pas les choses. Les progrès fulgurants de la génomique, de la robotique, des algorithmes d’apprentissage ou de la réalité augmentée bouleversent d’autant plus nos repères que nous en voyons déjà les conséquences dans notre vie quotidienne et dans le monde du travail. Enfin, la vie en société est de plus en plus battue en brèche par les technologies numériques, qu’on accuse de favoriser le repli dans des communautés où tout le monde pense la même chose et de mettre à mal l’esprit de dialogue et de tolérance — jusqu’au repli absolu sur la sphère individuelle grâce aux progrès de la réalité virtuelle. Y a-t-il encore une place pour les rapports humains ? Serons-nous tous bientôt servis par des robots et conduits dans des voitures sans chauffeur ? Que reste-t-il d’humain dans ces entreprises irriguées par les technologies numériques ? L’humanité a-t-elle de l’avenir dans notre monde toujours plus numérique ?

Le durcissement du monde du travail, à mesure que les technologies numériques s’y déploient, contribue à nourrir ces inquiétudes. L’automatisation croissante d’un certain nombre de tâches, confiées à des logiciels ou à des robots plutôt qu’à des travailleurs, nous suggère que nous n’avons plus notre place dans l’univers de la production. L’automatisation va loin désormais. Elle concerne depuis longtemps les usines d’assemblage (y compris en Chine). Elle touche désormais la maîtrise des immenses bases de connaissance qui distinguaient, jusqu’à une date récente, les comptables, les juristes, ou encore les médecins. Lorsque les humains ont encore leur place dans les organisations, ils y sont de plus en plus soumis à la technologie, qui déploie sa puissance d’optimisation, prend le contrôle de l’attribution des tâches et nous impose la cadence de travail. Nous serions de plus en plus asservis par la technologie.

En réalité, l’idée du numérique comme négation de l’humain relève du fantasme. De nombreux signes suggèrent que le progrès technologique n’a pas éteint le besoin ou la demande de rapports humains. Au contraire, une entreprise comme Facebook doit son succès à notre passion des interactions fréquentes avec d’autres personnes : son modèle d’affaires est conçu pour stimuler et multiplier ces interactions. Une autre entreprise, la française BlaBlaCar, met en avant les relations humaines qui se nouent entre les conducteurs et les passagers lorsqu’ils partagent un trajet en voiture. Plutôt que de nous résigner, il ne tient donc qu’à nous de ménager les conditions d’un nouvel épanouissement de l’humain grâce aux technologies. Mais pour cela, il nous faut comprendre qu’il existe deux visions, radicalement opposées, de la technologie et de ses finalités.

L’une des visions de la technologie est héritée des entreprises fordistes, encore obsédées par l’organisation scientifique du travail. La vision de la technologie dans les organisations fordistes est qu’elle doit permettre d’intensifier cette organisation scientifique du travail, d’automatiser l’exécution des tâches, d’accélérer les cadences et, dans la mesure du possible, de remplacer les humains par des machines. Cette représentation de la technologie comme opposée à l’humain est perceptible dans les discussions contemporaines sur les Big Data ou les Smart Cities. On y décèle sans mal le fantasme d’organisations libérées des humains pour mieux être prises en main par les machines. Si les grandes entreprises s’intéressent tant aux Big Data et si les cabinets de conseil vendent tant de missions touchant à ce sujet, c’est parce que le concept de Big Data suggère que l’on va pouvoir encore plus automatiser les grandes organisations et ainsi les rendre moins dépendantes des humeurs et des imperfections des collaborateurs humains. Les Big Data, d’une certaine manière, c’est le Big Business as Usual.

Une autre vision de la technologie est celle héritée des prémices de la révolution numérique, dans les années 1960. Toute une filière, l’informatique personnelle, est née dans l’idéal de l’affirmation des individus face aux organisations. L’informatique personnelle n’est pas née pour aider les grandes entreprises à être encore plus productives, mais pour permettre aux individus de s’émanciper de ces entreprises. L’héritage de la révolution numérique est donc ambivalent : émanciper l’individu, c’est contribuer à la montée de l’individualisme et donc à la fragmentation de la société ; mais émanciper l’individu, c’est aussi lui permettre d’aller vers les autres et d’interagir avec eux pour mieux s’affranchir de l’oppression qu’exercent les grandes organisations publiques et privées.

C’est la raison pour laquelle la révolution numérique, qui est avant tout une révolution de l’informatique personnelle, a culminé avec le déploiement à grande échelle d’Internet. Internet n’est rien d’autre qu’une infrastructure permettant l’interconnexion généralisée des individus. La révolution numérique porte donc en germe des connexions inédites entre les individus, qui permettent à des liens humains de se nouer pour la première fois : entre les malades atteints d’une même maladie orpheline ; entre les déshérités mis en réseau et parvenant enfin à défendre leurs intérêts ; entre les victimes de l’oppression des régimes dictatoriaux, qui peuvent ainsi se mettre en mouvement et accomplir des révolutions politiques comme lors du « Printemps arabe ».

La transition numérique est maintenant assez avancée pour nous permettre de comprendre en quoi la technologie peut changer les organisations elles-mêmes. L’apport considérable de Henry Ford à la science des organisations est la démonstration qu’une sécurité économique accrue (un contrat de travail et un salaire versé par une grande entreprise résiliente) entraîne une productivité plus élevée. Aujourd’hui, dans notre économie plus numérique, la sécurité économique des individus s’érode de plus en plus. Les contrats de travail sont plus précaires. Les salaires sont plus bas. Les entreprises elles-mêmes, start-up comme grandes entreprises, sont plus fragiles : elles peuvent licencier ou mettre la clé sous la porte à tout moment. Dans cette économie, les relations humaines jouent un rôle d’autant plus important. La culture et les valeurs des entreprises, les rapports humains qu’elles inspirent en leur sein, deviennent des outils de management qui se substituent de plus en plus aux organigrammes pyramidaux, aux revues de performance et aux manuels de procédures.

On commence aussi à mieux comprendre le grand retour des rapports humains dans une économie plus numérique. Grâce aux technologies numériques, ces rapports humains sont plus nombreux, plus diversifiés, parfois plus intenses. Surtout, ils donnent lieu au développement d’activités nouvelles. À mesure que le progrès technologique permet d’automatiser tout ce qui est routinier, la main-d’œuvre se redéploie vers les seuls emplois qui résistent encore à l’automatisation : ceux des services à la personne, où la qualité du service suppose écoute, empathie, chaleur, confiance, capacités d’adaptation aux besoins particuliers de chacun.

Encore une fois, les pionniers de l’informatique personnelle ne voyaient pas l’ordinateur comme un moyen de remplacer l’homme, mais comme une ressource destinée à le rendre plus puissant, afin qu’il s’affirme et se libère des organisations. Il existe une version de l’avenir dans laquelle les machines triomphent des hommes et font disparaître l’humanité. Il en existe une autre où les machines sont mises au service d’une économie qui redécouvre et revalorise les rapports humains.

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Laetitia Vitaud
Faut-il avoir peur du numérique ?

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