Rien pour les femmes ?

25 questions sur le numérique

Nicolas Colin
Faut-il avoir peur du numérique ?
5 min readSep 19, 2016

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Par Nicolas Colin et Laetitia Vitaud

(Le texte ci-après est extrait de notre livre Faut-il avoir peur du numérique ? 25 questions pour vous faire votre opinion.)

Le monde du numérique, des entrepreneurs et du capital-risque n’est pas très féminin. Moins d’un tiers des effectifs des grandes entreprises numériques, comme Apple, Facebook, Twitter ou Amazon, sont des femmes. Elles n’occupent que 10 à 20 % des postes d’ingénieurs (16 % chez Facebook, 18 % chez Google). Dans les écoles d’informatique, particulièrement en France, les femmes ne représentent que 10 à 20 % des étudiants. La culture dominante du “Brogramming” — le mot mêle “programming” et “bros”et désigne « l’art de faire des programmes avec ses frères » — est un puissant refouloir pour les quelques femmes tentées de rejoindre cet univers. Celles qui s’y risquent partent le plus souvent au bout de quelques années, repoussées par un environnement trop masculin.

La Silicon Valley a longtemps été réticente face à ces critiques. Mais elle agit depuis cinq ans pour augmenter la diversité dans les entreprises. Non sans humour, les entrepreneurs américains ont mis au point la « Dave Rule », qui impose d’avoir dans ses équipes autant de femmes que d’hommes qui s’appellent Dave. Le succès du livre féministe de Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, a rendu le sujet incontournable. Enfin, Vivek Wadhwa, un entrepreneur et universitaire indo-américain, a dénoncé sans relâche pendant plusieurs années la misogynie de la Silicon Valley et enjoint aux femmes à s’imposer davantage.

Les femmes s’engagent trop peu dans des études scientifiques. Il y a près de 25 ans, deux sociologues français, Christian Baudelot et Roger Establet, publiaient un essai, Allez les filles !, montrant que, malgré leur réussite scolaire, les filles étaient lourdement sous-représentées dans les filières scientifiques. Par exemple, seulement 10 % des diplômés de l’École Polytechnique étaient des femmes dans les années 1990. La principale raison tient aux stéréotypes, qui associaient les carrières scientifiques à des représentations masculines. Les femmes s’éloignent d’elles-mêmes de ces carrières, faute de “role models” en nombre suffisant. Le problème n’est pas uniquement français : la part des femmes dans les filières scientifiques est comparable dans la plupart des pays de l’OCDE — partout inférieure à 25 %.

Aujourd’hui, ces chiffres ont à peine bougé. La proportion de polytechniciennes plafonne à 14 %. L’informatique est plus que jamais une filière masculine. Aux États-Unis, la proportion de femmes qui étudient l’informatique à l’université dépasse rarement 25 %. La sous-représentation des femmes dans ces filières se reflète mécaniquement dans les effectifs des entreprises numériques. Bien sûr, le recrutement se diversifie d’autant plus que les besoins de talents obligent les recruteurs à redoubler de créativité. Mais le faible nombre de femmes diplômées en informatique crée un problème de vivier pour les recruteurs : même s’ils veulent sincèrement recruter plus de femmes, il y a trop peu de candidates sur le marché.

Heureusement, la programmation informatique se démocratise, à mesure qu’elle entre dans les écoles et touche des publics plus variés. De nouvelles écoles de code voient le jour pour répondre à des besoins nouveaux : des personnes souhaitant se réorienter vers à une nouvelle carrière, des entrepreneurs souhaitant apprendre à coder pour développer des applications et des enfants que leurs parents souhaitent former le plus tôt possible. Le Wagon en France ou Decoded en Grande-Bretagne rencontrent un grand succès. Decoded a même fait campagne pour que le code soit partout enseigné à l’école en Grande-Bretagne, ce qui est le cas depuis la rentrée 2015. Girls Who Code promeut le code auprès des filles. Enfin, les Massive Online Open Courses (MOOC) consacrés à l’informatique et au code, comme la célèbre Codecademy, trouvent un large public, notamment dans les pays en développement.

Les “role models” féminins se multiplient, largement relayés par des associations comme Duchess, association née aux Pays-Bas et aujourd’hui présente dans 60 pays, qui vise à valoriser et promouvoir les développeuses. Walter Isaacson, l’auteur d’un livre sur les grands pionniers du numérique, fait dans son livre la part belle aux femmes inventrices, comme Grace Hopper, la « reine du logiciel », qui a inventé le Cobol (un langage de programmation qui a permis le développement de nombreuses applications de gestion) en 1959. On se souvient que l’informatique des origines comptait de nombreuses femmes. Un documentaire intitulé Code : Debugging the Gender Gap retrace l’histoire de l’informatique pour démontrer que la féminisation du développement informatique est indispensable. Les progrès sont déjà perceptibles : en 2015, l’informatique est devenue la première filière de spécialisation des étudiantes de l’université de Stanford. Le recrutement des grandes entreprises de la Silicon Valley s’est suffisamment élargi pour convaincre les jeunes femmes de se lancer dans l’informatique. Bref, la culture des Brogrammers est en train de perdre du terrain.

Pour finir, l’entrepreneuriat est pour beaucoup de femmes une manière de contourner les barrières à l’embauche et de mener à bien des projets ambitieux. Il n’est d’ailleurs plus nécessaire d’avoir un profil « technique » pour monter une entreprise numérique ! Les profils des entrepreneurs de la Silicon Valley sont bien moins techniques qu’on ne l’imagine parfois. Steve Jobs, par exemple, n’était pas ingénieur informatique. Il est loin d’être une exception : la Valley est peuplée d’artistes, de philosophes, de designers ou de commerciaux qui ont construit des start-up ambitieuses. On imagine encore qu’une entreprise de logiciel ou d’e-commerce exige de ses fondateurs des compétences informatiques poussées. Mais il n’en est rien. En réalité, les compétences purement techniques qui étaient autrefois nécessaires pour développer des sites Web ne le sont plus, du moins au début de la vie de la start-up, tant les ressources déjà développées disponibles sur le marché répondent à (presque) tous les besoins d’une start-up qui se lance.

Ce sont d’ailleurs les profils littéraires, créatifs et commerciaux qui sont souvent les mieux placés pour inventer les usages qui feront le succès d’une nouvelle start-up. Une start-up est avant tout caractérisée par sa forte croissance, non par la dimension « technologique » de son activité. De plus en plus, les start-up se lancent avec une simple page Facebook et attendent d’avoir rencontré leurs premiers utilisateurs pour se lancer dans des développements plus techniques. Imaginer un usage et vendre un produit sont les deux compétences les plus essentielles dans les phases d’amorçage. Les deux requièrent moins de connaissances en informatique que d’empathie pour les premiers utilisateurs. Non seulement l’informatique n’est pas réservée aux hommes, mais en plus, elle n’est plus la clé de voûte du succès d’une start-up. Le numérique, de plus en plus, est aussi une affaire de femmes.

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Nicolas Colin
Faut-il avoir peur du numérique ?

Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.