Le cygne, Michael Phelps et la bombe atomique : la prospective pour penser et agir en temps de crise

Maxime Braun
Five by Five
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12 min readApr 10, 2020

L’épidémie de COVID-19 nous rappelle qu’il est ardu pour l’humain de tout anticiper.

Il y a quelques années, la crise des subprimes de 2007, les attentats du 11 septembre ou Fukushima ont aussi pris de cours la majorité des observateurs. Imprévisibles, leur impact a pourtant changé la façon dont nous vivons et percevons le monde. Ces événements portent un nom désormais célèbre : les cygnes noirs, ou black swans dans la langue de Boris Johnson.

Les origines de l’expression sont à chercher dès l’Antiquité. Pendant 2 000 ans, les ornithologues pensaient que tous les cygnes étaient blancs — jusqu’en 1697 où l’on découvre des spécimens noirs en Australie. On doit son application moderne à Nassim Nicholas Taleb[1], ancien trader devenu philosophe des sciences du hasard. Selon lui, les cygnes noirs sont « tout ce qui semble impossible si nous en croyons notre point de vue, notre expérience limitée du monde ».

L’intuition de Taleb repose sur la difficulté du cerveau humain à appréhender les événements statistiques peu probables. Un biais cognitif nous fait minimiser la probabilité et l’impact de ces phénomènes rares et spectaculaires. A l’image des spécialistes des oiseaux pré-18ème, nous avons du mal à conceptualiser et à prévoir les chocs.

Les entreprises aussi, à leur échelle, subissent des événements de type cygne noir.

Qu’il s’agisse de nouvelles régulations, de nouveaux concurrents, de nouvelles technologies ou de nouveaux comportements de leurs clients, elles évoluent dans un environnement incertain.

Chez Five by Five, nous n’avons pas peur des mots : prévoir l’avenir est impossible (oui, c’est courageux de le dire). Vouloir identifier avec absolue certitude ce qui attend les entreprises est voué à l’échec.

Si l’on ne peut prédire le futur, alors autant rendre les organisations plus averties, plus préparées, plus adaptables à ces futurs multiples. Pour plagier le naturaliste Charles Darwin : ce ne sont pas les entreprises les plus fortes ou les plus intelligentes qui survivent, mais celles qui savent le mieux s’adapter au changement.

Mais alors, comment les entreprises peuvent-elles se préparer aux crises et en limiter l’impact sur l’activité ?

Vous vous en doutez peut-être, le problème ne sera pas résolu à la fin de cet article écrit en période de confinement. Mais c’est l’occasion pour nous de réhabiliter un outil qui permet aux organisations de mieux naviguer dans un environnement incertain : la prospective. Trop souvent confondue avec un art de la divination, la prospective est en réalité plus proche d’un « simulateur de vol à destinations imaginaires, visant à tester des décisions réelles », si l’on se réfère à Randall et Fahey, deux pionniers de son application dans l’entreprise.

La discipline prospective est née suite à un cygne noir

Pour mieux comprendre son usage, il est utile de rappeler les conditions de sa création. La prospective moderne est elle-même née d’un cygne noir géopolitique et technologique : les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945.

L’utilisation de l’arme nucléaire représente alors une telle rupture dans la manière d’appréhender les conflits, que les stratèges militaires ont besoin de nouvelles méthodes pour penser et anticiper les évolutions potentielles d’un conflit[2]. Des institutions comme la Rand Corporation américaine ou le Centre de Prospective et d’Évaluation français sont fondées pour assister les gouvernements en produisant des analyses pluridisciplinaires mêlant recherche technologique, économie, démographie, et bien sûr données militaires.

Le tout dans le but d’aider les Etats dans leur processus d’analyse et de décision stratégique, face à l’éventualité de phénomènes soudains dont les conséquences peuvent être majeures.

Pyongyang, Corée du Nord.

L’objectif de la prospective est donc d’appréhender l’incertitude de manière objective, afin de la rendre actionnable pour un décisionnaire.

Le principe est simple : à partir de signaux et paramètres (économiques, sociaux, démographiques, technologiques, climatiques…) et d’hypothèses de variation de ces paramètres, les prospectivistes construisent des scénarios distincts incarnant des futurs possibles, en leur associant parfois une probabilité de réalisation. Par exemple, l’élévation du niveau de la mer au 21ème siècle dessine, selon son ampleur, plusieurs scénarios d’impact sur la gestion de l’urbanisation littorale. Certaines zones pourraient demeurer émergées, d’autres non.

Les scénarios projetés et les hypothèses qui les sous-tendent permettent ensuite d’informer l’action et les décisions stratégiques à prendre. Ainsi, à partir d’un premier travail prospectif, la Commission de Régulation de l’Énergie[3] a constitué 3 groupes de travail chargés de faire évoluer à moyen terme le mix énergétique de la France, d’améliorer la capacité de stockage du réseau et de développer la gestion individuelle de l’énergie grâce aux outils numériques.

L’analyse morphologique, exemple de méthodologie d’identification de scénarios (Source : GODET M., Creating Futures : scenario-building as a strategic management tool, Economica-Brookings, Paris, 2001.)

De la sphère militaire à la sphère économique

Afin de mieux détecter les risques politiques, économiques ou encore techniques, les entreprises ont dès les années 1980 imité la sphère militaire pour développer leurs propres capacités de prospective. Tout comme la prospective militaire, la prospective d’entreprise aide les dirigeants à prendre des décisions stratégiques.

Depuis son introduction dans le monde de l’entreprise, la prospective n’a pas toujours trouvé sa place. Certaines entreprises comme les acteurs de l’énergie, ont assez tôt identifié l’apport de telles méthodes pour envisager les évolutions à long terme de leur activité. Mais dans de nombreux secteurs, la prospective a souvent été cantonnée à un travail de puristes peu applicable à la réalité de l’organisation.

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🔥🔥🔥 4 cas d’usage de la prospective d’entreprise

La vulnérabilité aux cygnes noirs doit pousser les entreprises à lui redonner sa place d’outil au service de la préparation et de l’action. Comment ? Nous avons retenu 4 cas d’usage parmi les nombreuses opportunités que présente la prospective d’entreprise.

Cas 1. La prospective pour identifier les faiblesses et les risques propres à l’organisation

Le champion américain Michael Phelps, malgré son palmarès, est connu pour son pessimisme et son besoin d’imaginer des parades à tout imprévu. Un prospectiviste dans l’âme. Son « état d’esprit prospectif » lui donne raison en 2008 : en finale du 200m papillon aux JO de Pékin, ses lunettes se remplissent d’eau dès le plongeon. Au lieu de paniquer, Phelps ferme simplement les yeux et se transporte mentalement dans un des scénarios de crise qu’il a prévu des centaines de fois. Il focalise alors sur ce qu’il sait, à savoir le décompte du nombre de mouvements de bras nécessaires à lui faire parcourir le bassin, et remporte la médaille d’or.

Cette parabole moderne illustre le rôle de la prospective : plutôt qu’une discipline du futur, c’est une discipline du présent permettant de travailler sur ses points faibles. C’est un état d’esprit qui permet d’intégrer l’incertitude au plus près de l’activité : en posant les bons indicateurs de mesure, les bons outils, les bons relais de croissance. Car l’étude des crises économiques suggère que les effets d’événements de type « cygnes noirs » se font en général sentir aux points de vulnérabilité critique d’une entreprise :

  • Une ressource essentielle et volatile : le pétrole
  • Une technologie quasi-monopolistique : le PVDF, composant majeur des batteries d’iPod dont la production s’arrête brutalement lors du séisme au Japon en 2011
  • Une chaîne de production qu’on ne maîtrise pas : du matériel médical
  • Un ratio de liquidités ou d’endettement qui ne laisse que peu de marge de manœuvre (crise de 2008)

⚡⚡⚡Application pratique :

> Identifier et prioriser les zones de vulnérabilité propres à l’entreprise : ce sont des actifs, des dépendances à un segment client, à un partenaire, à un fournisseur…

> Cartographier les types d’événements venus de l’extérieur qui pourraient impacter ces zones de vulnérabilité — non pas pour en avoir une vision exhaustive, mais par discipline.

> Formaliser des parades et des systèmes de réaction. L’utilité de cet exercice est de rendre concrets les risques et les faiblesses pour que leur existence soit explicite au sein de l’organisation.

> Enfin, intégrer à la feuille de route des équipes concernées les premières briques permettant de rendre la structure plus souple et plus réactive en cas de choc.

Cas 2. La prospective pour préparer l’organisation en s’appuyant sur l’intelligence collective

La pluridisciplinarité est un pilier de la prospective. Si, dans l’entreprise, la démarche doit être portée par des individus clairement identifiés, souvent à la stratégie ou au marketing, elle doit aussi impliquer toutes les dimensions de l’organisation pour produire ses effets. Et ce, que ce soit lors de l’identification des hypothèses, des scénarios ou dans leur traduction dans l’action coordonnée.

Il y a peu, nous organisions une série d’ateliers avec des clients du monde bancaire afin de définir leur feuille de route de création de nouvelles activités génératrices de valeur. Chaque division (la stratégie, la relation client, le marketing, l’IT) devait présenter au collectif sa vision de l’univers concurrentiel de l’entreprise à un horizon de 5 ans, en l’appuyant sur des faits et des données. Comme attendu, les visions divergeaient. Ces sessions ont permis d’établir un langage commun de l’innovation et de la transformation. Mais plus important encore, elles ont déclenché une prise de conscience collective : la culture de l’organisation ne permettait pas aujourd’hui d’embrasser les évolutions du secteur et faisait courir un risque d’obsolescence. Certaines habitudes de travail, certains processus et certaines croyances avaient empêché la majorité de considérer, par exemple, les opérateurs téléphoniques ou les entreprises numériques comme de véritables concurrents, et ce alors que de nombreux signes le suggéraient.

Chez Five by Five, notre expérience nous le montre : les obstacles les plus bloquants sont d’ordres culturels. La formulation de scenarios, assortis d’exemples et de représentations concrètes, matérialise collectivement des dynamiques et des risques qui sont parfois perçus comme flous et lointains. Elle permet d’accompagner les mutations culturelles qui manquent dans les grands « plans de transformation » mis en œuvre par les équipes dirigeantes. En se fondant sur un principe simple : les humains ont besoin d’histoires, de récits et de symboles communs pour faire évoluer leurs croyances.

JFK and the Moon

⚡⚡⚡Application pratique :

> Lors d’ateliers collectifs, proposer à chaque entité de l’entreprise de rédiger la Une d’un journal économique, datée en 2030.

> Cette Une devra mentionner l’entreprise, sa situation financière à la date en question, son coeur d’activité, et surtout un retour sur les étapes traversées par l’entreprise depuis 10 ans.

> Mécaniquement, cet exercice de projection simple permet d’aborder de nombreux enjeux : la clarté de la stratégie menée par l’organisation, l’évolution de l’environnement concurrentiel, les réflexions sur les évolutions du marché et des clients, mais aussi le degré de certitude des risques liés à l’activité.

Cas 3. La prospective pour construire la feuille de route de l’innovation

La prospective peut être défensive, on l’a vu, mais peut aussi s’utiliser à vocation offensive. Le nom de la méthode varie, allant de rétrospective à future-back, mais l’idée demeure la même.

  • D’abord, construire collectivement une vision partagée du marché à moyen terme (5 à 10 ans) : le point essentiel est la segmentation de clients/utilisateurs, leurs comportements et leurs besoins. Il existe plusieurs outils pour en ébaucher les contours — chez Five by Five, nous aimons nous appuyer sur des extreme users.
  • Ensuite, estimer l’impact de cette vision à moyen-terme sur les principales sources de revenus de l’entreprise. L’objectif est d’identifier les activités les plus sensibles aux évolutions de marché, pour s’extraire du pilotage de court-terme.
  • Enfin, construire la feuille de route d’une double transformation : les étapes nécessaires pour rendre les activités actuelles plus résilientes (1), et les étapes nécessaires à la construction de concepts, puis de prototypes de nouveaux produits et service (2) tirant partie de cette vision partagée du marché à moyen-terme. Sur ce dernier point, l’appui sur les extreme users identifiés en première étape permet de tester rapidement et d’améliorer les nouvelles offres.

Au-delà de la construction d’une feuille de route claire de la diversification, cette approche permet aussi d’aligner les équipes dirigeantes sur une vision partagée de leur marché et de l’entreprise. Elle a le mérite de forcer à la confrontation des perceptions, pour établir un planning clair et partagé de la démarche d’innovation.

⚡⚡⚡Application pratique :

Une session d’ateliers en 3 parties (3 jours ou 3 demi-journées), lors d’un séminaire, qui reprend la structure de la méthode.

Cas 4. La prospective pour explorer des signaux faibles

Enfin, la prospective permet de travailler sur une matière riche que sont les signaux faibles, ces micro-phénomènes à fort potentiel de développement : il y a quelques années, la Toyata Prius,le bio, le rappeur Jul ou le Trumpisme étaient des signaux faibles. Pour qui veut bien les observer, ils sont présents dans tous les secteurs, dans tous les pans de la société : usage détourné de tel ou tel outil, start-up qui se crée pour répondre à un problème ou besoin nouveau, mouvement culturel embryonnaire… Ils se détectent par la veille, sont pour la plupart voués à rester des signaux « faibles ». Mais certains deviendront peut-être des signaux « forts » (Donald Trump). Ironie du sort, certains signaux faibles cachent peut-être des cygnes noirs (Donald Trump).

Certaines entreprises ont fait de l’utilisation de ces signaux leur marque de fabrique, à l’image d’Alessi, firme italienne de design créée en 1920 et toujours dirigée par la famille Alessi. Au fur et à mesure des années, l’entreprise a en effet tissé autour d’elle un véritable réseau d’inspirateurs qui lui permet de capter et de traiter un grand nombre de signaux faibles culturels, technologiques ou artistiques[4].

Le réseau d’inspirateurs d’Alessi construit au service de leur captation des signaux faibles (Design-driven Innovation, 2009)

Les signaux faibles sont le carburant des entreprises. Les organisations qui les utilisent s’en servent comme prétexte à la réflexion et à la pratique de l’innovation : en quoi ce signal faible me concerne-t-il ? Est-il une opportunité ? Une menace ? Comment puis-je l’utiliser à mon avantage ? Comment mes clients l’utiliseront à leur avantage ? Même si ces signaux ne se réalisent finalement jamais, ils servent d’outil d’entraînement et permettent à l’entreprise de garder l’esprit ouvert sur les multitudes de futurs possibles.

⚡⚡⚡Application pratique :

> Former des groupes de travail travaillant chacun sur une dimension STEEP (Social / Technologique / Economique / Ecologique / Politique). Leur objectif est de détecter, lors d’un travail préparatoire, des signaux faibles à l’oeuvre dans chacune des 5 dimensions (cette typologie peut et doit d’ailleurs varier en fonction de l’environnement de l’entreprise).

> Lors d’un atelier de mise en commun, chaque groupe présente les signaux identifiés, leur impact potentiel sur l’organisation, ses clients, sont écosystème.

> Sont sélectionnés les signaux faibles qui sont connus par le moins de participants.

> Chaque groupe génère ensuite des propositions de valeur que pourrait porter l’entreprise face à la généralisation des signaux retenus.

> Ces propositions de valeur doivent inspirer l’écriture en groupes de concepts de produits, services, nouveaux modes d’organisation.

Le mot de la fin.

La prospective est un outil d’analyse du présent au service de l’action défensive et offensive de l’entreprise. Elle permet de prendre en compte le moyen terme et le long terme dans la définition des objectifs et des feuilles de route de l’innovation, des opérations, du marketing. Mais même si sa pratique est structurée, portée par des méthodes sérieuses, elle doit intégrer une dernière dimension sans laquelle rien ne prend vie : la créativité. Créativité dans les inspirations, dans l’approche des problèmes, dans l’hybridation des compétences et des points de vue. Créativité aussi dans la transmission de nouvelles idées, dans leur récit au reste de l’entreprise. De cette capacité à relier deux idées qui semblent étrangères l’une à l’autre peut dépendre la longévité d’une organisation.

Nous tenterons d’explorer le territoire inconnu de la créativité lors d’une prochaine publication. En attendant, nous vous laissons en compagnie d’Isaac Asimov et son essai sur le sujet qui a très bien vieilli : https://www.technologyreview.com/s/531911/isaac-asimov-asks-how-do-people-get-new-ideas/

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