Five by Five

Pour en finir avec la religion de l’innovation disruptive

Chloé Bonnet
Five by Five
Published in
5 min readMar 12, 2019

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Le mythe de la disruption ne donne à voir qu’une version déformée de l’innovation. Pire : il provoque une paralysie collective. Un peu de sérieux et d’humilité ne nous ferait pas de mal.

Depuis quelque temps, je me réveille tous les matins avec une désagréable impression, dont j’ai beaucoup de mal à me débarrasser.

L’impression que l’innovation est devenue une religion. Une religion qui n’entretient plus qu’un lointain rapport avec le monde réel. Une religion qui préfère tourner à vide, dans un univers parallèle, plutôt que de remettre en question ses postulats les plus sacrés, visiblement inopérants.

Je connais bien le petit monde de l’innovation, ses rituels et ses grand-messes. J’ai abondamment pratiqué tant les ateliers de design thinking et les hackathons que sa novlangue qui laisse les non-initiés sur le carreau.

Le problème, c’est que l’innovation, la vraie, celle qu’on dit disruptive ou radicale selon l’humeur du jour, semble s’évanouir derrière les discours qui la portent aux nues comme jamais. Combien de grandes entreprises ont-elles véritablement réorganisé leur chaîne de valeur ? Combien de produits révolutionnaires ont-ils vu le jour dans les dernières années ? Cela fait cinq ans que je gravite dans cet univers-là, et aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux à le dire tout haut : il est temps de remettre à plat le discours officiel. Non seulement le discours, mais aussi les pratiques.

Le mythe de la disruption

Quand est-ce que les choses ont commencé à tourner au vinaigre ? Quand nous avons sans trop y faire attention pris cette histoire de disruption pour argent comptant. Au commencement, fut l’ouvrage de 1997 de la plume deClayton Christensen, un professeur de management américain,, The Innovator’s Dilemma. Christensen y explique, case studies fouillés à l’appui, que les entreprises bien installées sont structurellement appelées à se faire disrupter par des nouveaux acteurs, qui n’auront ni les états d’âme ni les contraintes internes pour mettre à profit toutes les technologies et business models susceptibles de leur faire conquérir un marché donné.

Depuis devenu une véritable bible, l’ouvrage n’a pas tardé à donner naissance à un culte de la disruption. Et comme tout culte, il n’hésite pas à s’écarter sensiblement de la rigueur de ses origines pour conquérir les esprits les plus récalcitrants.

Ce culte s’ancre dans un imaginaire paranoïaque : tout est toujours à deux doigts de s’écrouler. Vous pensez que votre entreprise est en position de force sur son marché ? Quelqu’un, quelque part, est déjà en train de scier la branche sur laquelle vous êtes installé.

Dès lors, le choix est mince : disruptez ou disrupté vous serez. Les startups sont tout, les grands groupes ne sont rien. Aucun acquis n’a de valeur, il faut tout changer pour espérer de sauver sa peau, et encore, sans garantie. Car à la fin, bien sûr, c’est l’innovation qui sauvera le monde.

Dans le landernau de l’innovation, rares sont ceux qui remettent en question la pertinence du « dilemme de l’innovateur » ou de son corollaire, la « disruption ».

Combien de fois nous a-t-on rabâché l’histoire de Kodak et de l’appareil photo numérique au cours des quinze dernières années ? Combien d’erreurs stratégiques ont-elles été rabattues sur une supposée incapacité d’innover ? Combien de restructurations complexes et parfois douloureuses sont-elles royalement restées dans l’ombre parce que l’histoire à raconter échappait aux cadres forcément sexy du discours dominant ?

Les prédicateurs de tout poil le savent bien : rien de mieux que d’annoncer l’imminence de la fin du monde pour convertir les âmes en peine ! Et tant pis si c’est faux, tant pis si cela paralyse les acteurs de l’innovation. Relisons Christensen vingt ans plus tard, comme le fait l’auteure de cet article du New Yorker (en anglais uniquement): la plupart des mastodontes disruptés étudiés par le gourou du management se portent très bien aujourd’hui — merci pour eux — tandis que les fameux disrupteurs ont pour l’essentiel sombré dans l’oubli. Quelque chose cloche, manifestement. De là à penser qu’il se pourrait bien que les taxis survivent à Uber, ou le New York Times à BuzzFeed, il n’y a qu’un pas !

Retrouver le sens de l’innovation

Faut-il en conclure que rien ne change ? Certainement pas. Cela signifie simplement que l’innovation est un processus qui s’inscrit aussi dans le temps. Et qui nécessite, donc, des acteurs capables de durer. Qu’elle est un phénomène multiforme et complexe, qui demande aux entreprises de prendre soin de ses fondements et choyer son épaisseur, tant opérationnelle qu’humaine.

Il existe en effet de grandes entreprises qui se sont révélées capables d’innover de façon continuelle pendant des décennies sans jamais suivre les recettes toutes faites de Christensen. A partir d’un concept de base — une membrane imperméable et respirante inventée dans les années 50 — une société comme Gore a par exemple pu développer des solutions de pointe pour des secteurs aussi divers que l’aérospatiale, la médecine ou encore l’informatique. En capitalisant sur les travaux passés, et en utilisant intelligemment les actifs qu’elle possédait déjà. Si un mastodonte comme Google peut se permettre de tester et d’investir dans des technologies les plus folles, c’est qu’elle n’a eu de cesse de déployer dans toute sa puissance son tout premier actif : les algorithmes de la recherche.

Il n’y a pas qu’un seule manière d’inventer du nouveau. L’innovation véritable se loge peut-être dans cette quête des modes d’innovation adéquats, propres à chaque secteur, voire à chaque entreprise. Certes, à l’origine d’entreprises parfois centenaires — nous verrons, dans un siècle, combien de startups pourront en dire autant ! — il y a toujours une énergie entrepreneuriale. Le point de départ de l’innovation, c’est souvent un regard nouveau sur des actifs qu’on avait déjà sous la main mais qu’on sous-utilisait. Parfois, cette énergie s’assoupit, les actifs stratégiques se perdent, la lourdeur des structures prend le pas sur l’aptitude au mouvement. Mais pour retrouver cette énergie parfois grisante, rien ne sert de tout casser avec un cri de guerre. Au contraire, pour distinguer le bon grain de l’ivraie, il faut de la discipline, mais aussi, et surtout, une certaine humilité, celle qui fait cruellement défaut aujourd’hui.

Discipline, humilité, temps long, valorisation d’actifs précieux : ce sont ces vertus qu’il nous faut réhabiliter et infuser dans les entreprises. Le corporate bashing a fait son temps. La disruption n’a jamais été aussi has been.

Initialement paru dans les Echos Executives

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