Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Chloé Bonnet
Five by Five
Published in
6 min readJun 26, 2019

Quelques observations sur les temps de l’innovation dans les grandes organisations.

Dans l’innovation, nous courrons sans relâche, comme des hamsters dans des roues.

Après le mythe de la disruption, j’ai décidé de m’attaquer à une autre religion vivace, celle de l’accélération.

Voici un rapide résumé de mon intervention lors de notre conférence annuelle Five Steps Ahead organisée avec le soutien du MAIF Startup Club le 4 juin dernier.

Retrouvez l’intervention sur YouTube et sur Slideshare.

Dans l’innovation, nous courrons sans relâche, comme des hamsters dans des roues. Le mot « accélération » est lâché à toutes les sauces. Pourquoi être pied au plancher à ce point ? Qu’est-ce que cela signifie ? Un premier constat pour planter le décor : après toutes ces années d’accélération, nous devrions être au taquet sur les résultats. Or, tout indique que ces efforts ne paient pas. Le fait est là : l’accélération, décorrélée du temps long, tourne à vide. Elle est devenue hors sol.

Si cela peut sembler paradoxal, pour émerger rapidement, l’innovation a désormais besoin de renouer avec le temps long. Pour réussir, il est grand temps de décélérer sur quatre grands temps de l’innovation : celui de la vision, celui de la compréhension des usages, celui de la création et celui de l’exécution et de l’adoption.

1. Le temps de la vision

Face à notre incapacité à penser le futur, les récits émergents sont anxiogènes et paranoïaques. C’est la grande religion de la disruption. Tout va disparaître. On recommence toujours à 0. Point de salut pour les modèles existants ! Ces récits sont à la fois caricaturaux et paralysants. Un collectif n’avance jamais en agitant la peur, il régresse.

A l’autre bout du spectre, on plonge dans une forme de techno-optimisme un peu mièvre. Nous nous raccrochons à des gadgets tech, à de grands événements, à tout ce qui est à notre portée. Et, dans cette innovation paillette, les lendemains de fête sont douloureux.

Pour sortir de ces apories, relisons tous Paul Virilio : « l’accélération est devenue

l’obsession d’une société qui l’associe au progrès ». Des propos qui donne à (re)penser nos pratiques : l’accélération ne peut plus être une vision, c’est le moyen d’atteindre un objectif.

Dans ce contexte, les entreprises qui arriveront à définir et à raconter un projet économique, politique et social, un vrai projet de temps long pour la société, un projet qui transcende leurs activités, gagneront à court terme. C’est le cas célèbre de Patagonia qui a placé la défense du patrimoine naturel au coeur de son modèle, de ses offres et de ses actions. Ce modèle n’est pas uniquement le rêve fou d’un alpiniste américain, il crée un bain culturel qui libère les offres et le business. Il inspirera très certainement les entreprises à mission qui se développent sous l’impulsion des clients et de la loi PACTE. Plutôt que de laisser les big tech avoir l’apanage des récits d’innovation, nous avons donc, en France et en Europe, l’opportunité d’écrire des récits alternatifs. Allons-y !

2. Le temps de la compréhension des marchés et des usages à venir

Nous sommes tous convaincus d’être dotés d’une empathie hors norme et immédiate. Pourtant, nous sommes sujets aux biais cognitifs ; loin d’être universelle, notre empathie est sélective. Plus une personne nous ressemble, plus nous éprouvons de l’empathie pour elle. Moins, elle nous ressemble, moins nous éprouvons de l’empathie.

L’innovation genrée nous montre à quel point ces phénomènes d’empathie sélective, renforcés par la vitesse, nous coupent de pans entiers d’usages. Ce sont les cas fameux du coeur artificiel qui ne correspond qu’à 20 % des femmes, des débuts difficiles de la smartwatch non adaptée au poignet des femmes ou, en plus morbide, de l’airbag qui tuait femmes et enfants, les mannequins crash tests étant calqués sur les proportions des hommes uniquement.

L’entre-soi va peut-être (?) plus vite mais nous prive de nombreuses opportunités. Il faut prendre le temps d’associer des groupes divers à la compréhension des usages et des besoins.

Nous pourrions aussi nous étendre sur le biais de confirmation. Quand la vitesse prend le dessus, la remise en cause a tendance à passer à la trappe pour ne retenir que ce qui vient confirmer (et adouber) ce qui a été fait.

Questionnons la représentativité et la pluralité des équipes innovation, prenons le temps de la compréhension intime de l’utilisateur, à la manière de l’ethnologue, varions les pratiques de recherches grâce à des dispositifs d’apprentissage et de désapprentissage pour ne plus uniquement confirmer des solutions préconçues ou issues de notre empathie sélective.

3. Le temps de la création

Nous avons tous participé à des sprints, des workshops de quelques jours censés identifier les besoins et créer les solutions pour anticiper les usages. Combien d’innovations, de vraies innovations, sont-elles nées dans ces moments là ?

La mise en scène du processus prend peu à peu le pas sur la créativité, les idées et les résultats, dimensions éminemment plus longues et plus complexes que la mise en place d’un workshop.

Dans ce théâtre de l’innovation, le solutionnisme est l’acteur principal. On travaille d’abord par mimétisme en oubliant un petit détail : l’utilisateur, cet humain qui a des désirs, des rêves et des besoins. Le frigo connecté, la bague qui paye vos achats ou les google glass, quel autre point commun entre ces innovations que les douces myopies et lubies technologiques de leur créateur ?

L’autre tentation est celle de croire à l’idée éclair ou l’Eurêka du génie solitaire, cette idée très romantique de l’idée. Collectivement, nous avons en tête des héros : Einstein, Tim-Berners Lee, qui tout seuls, un beau matin ont eu des idées qui ont changé la face du monde. Tim Berners-Lee rapporte que les journalistes sont généralement frustrés lorsqu’ils apprennent qu’il n’y a pas eu de moment magique dans la mise au point du World Wide Web. Ce qu’il nous dit par là, c’est qu’une percée créative est toujours soutenue par des écosystèmes pérennes.

Si la création est un processus long, fait de trouvailles successives et de sédimentations, il convient de la voir comme un investissement sur des décennies qui fera la différence, non pas comme un joyeux théâtre de 48h.

4. Le temps de l’exécution et de l’adoption

Pinterest, Blablacar, Instagram… Quel est point point commun entre tous ces succès ?

Une recherche et une validation de marché lente et douloureuse.

La légende dit que l’adoption de Pinterest, lancé en 2009, était si faible en 2010, que lors de la conférence TechCrunch Disrupt à New York, l’équipe n’a pas eu le droit d’aller sur scène. Pinterest valait 11 Milliards de dollars en 2015. Instagram a eu une genèse tout aussi sinueuse. Kevin Systrom, son fondateur était un grand fan de whiskey et avait créé Burbn, un concurrent de Foursquare qui ne marchait pas… jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que la fonctionnalité la plus utilisée était le partage des photos et qu’il lance Instagram. Blablacar a mis 8 ans pour trouver une masse critique. Les usages prennent du temps. Ce temps est le temps de l’innovation.

Pour se laisser ce temps, les grandes organisations doivent adopter l’essai-erreur. Une approche très bien résumée par Mike Tyson, repris par Steve Blank : ”Everybody has a plan until they get punched in the mouth”.

Il ne ne suffit pas de porter des t-shirt #agile #open, nous devons changer tous nos indicateurs et nos KPIs ROIstes pour penser en termes de risque de non investissement. Apprendre ce dont nous avons besoin pour avancer ou pivoter sur un projet d’innovation corporate devrait être à la fois possible et valorisé au sein des indicateurs de succès d’un projet.

J’espère que ces premières réflexions, un peu en vrac, vous donneront envie de relire nos pratiques communes à l’aune de ces quatre temps — à penser comme la respiration carré au yoga. Sortons enfin tous ensemble joyeusement de la roue du hamster. Si ces sujets vous taraudent ou vous passionnent, discutons-en autour d’un café !

Pour en savoir plus sur Five by Five : https://www.fivebyfive.io/

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