Les voies de la frustration

Sam Metzener
Flanc à la critique
9 min readDec 13, 2017

La semaine passée, j’ai relu une vieille campagne de Warhammer 2e édition pour laquelle j’ai une tendresse particulière : les Mille Trônes. Elle aborde en effet le thème de l’instrumentalisation de la religion, extrêmement intéressant et relativement peu usité dans les jeux de rôle. Je profite de cet article pour revenir sur ma lecture et parler un peu, en filigrane, de la représentation de la religion dans le jeu de rôle. Attention, avis éminemment subjectif et assumé.

Joie, bonheur et tolérance…

En (très) résumé, cette volumineuse suite de 9 scénarios répartis sur 2 tomes débute sur un pitch alléchant : une croisade populaire partant de la cité portuaire de Marienburg voyage jusqu’à Altdorf, la capitale, pour faire reconnaître par les autorités du culte impérial un enfant comme étant la réincarnation de Sigmar, le fondateur de l’empire. Évidemment, rien ne se passera comme prévu, parce que c’est du jidéhaire.

Comme dit et malgré tout ce que je vais bitcher plus loin, j’ai de l’affection pour cette campagne, ou plutôt ce que son thème promet. Pour quelle raison (attention, séquence « , je, je, je ») ? Il y a fort longtemps, j’ai fait des études en Sciences des religions. Il s’agit d’un domaine des sciences sociales basé sur une approche pluridisciplinaire et non confessante du fait religieux (= somme des pratiques et des croyances) considéré comme un des aspects de la culture d’une civilisation donnée. On y aborde des sujets historiques, normatifs (sociologie, anthropologie et droit) ou on s’intéresse aux questions de perception (psychologie, phénoménologie et neuro-théologie), le tout avec une visée comparative afin d’analyser les différences d’interprétation de certaines thèmes communs aux religions du monde. Les plus affûtés d’entre vous pourraient me demander alors ce que j’entends par religion, mais je ne m’y risquerai pas, étant donné que les spécialistes de la question se tapent dessus à ce sujet depuis 150 ans. De toute manière, ce n’est pas le propos de l’article. Contentons-nous de dire que la religion est un sujet qui me passionne depuis un moment. Vous savez donc à qui vous avez affaire.

Il s’avère que je suis aussi rôliste, que les questions de narration m’enthousiasment tout autant et que Warhammer est un jeu que j’ai aimé d’amour parce qu’il fut le premier (et que j’aime sans doute encore). J’ai au bas mot passé des centaines d’heures à arpenter le Vieux Monde dans ses première et seconde itérations. Or donc, quand on me parle d’une campagne de Warhammer qui aborde l’utilisation d’un enfant comme symbole religieux, j’imagine mille choses. Des conflits à l’interne du culte de Sigmar, des luttes politiques entre différents comtes-électeurs, des magouilles financières, des conflits sociaux, un soupçon de Chaos pour diviser les impériaux, une guerre sur le point d’exploser et le tour est joué.

Pourquoi cet élan d’imagination ? Parce qu’en plus d’être un cadre normatif, rituel et spirituel, la religion est un formidable moteur d’intrigues, un réservoir de personnalités hautes en couleurs, un moyen de soulever des thématiques intéressantes et de toucher aux convictions profondes des personnages. Elle permet d’aborder des aspects politiques, économiques, sexuels ou militaires d’un univers donné en superposant une lecture à la fois organique et symbolique. Mettre de la religion dans du jeu de rôle aide donc à instiller une foule d’éléments intéressants. Pas plus ou moins intéressants que d’autres, soyons clairs, mais traités à travers un filtre et un angle d’attaque clairs, ce qui est à mon sens propice à créer du jeu.

Est-ce le cas dans les Mille trônes ? Non. Snif. On aura droit à du Chaos, à des vampires, à une prophétie et à une chasse aux objets magiques… des éléments pas inintéressants en eux-mêmes, mais qu’on a déjà vus et revus tellement de fois en parcourant le Vieux Monde. J’aurais aimé aimer cette campagne, mais au final elle me frustre tellement chaque fois que je la lis. C’est la campagne des “mais”. Parce que j’adore son pitch… mais qu’il n’est pas exploité. Parce que j’adore le contexte de ferveur mystique qui est dépeint… mais qu’il n’est pas exploité. Parce que j’adore les conséquences politiques qui en découlent… mais qu’elles ne sont pas exploitées. Vous avez pigé où je veux en venir. Cette campagne est bâtie sur un concept génial, mais elle fourmille de mauvaises idées structurelles. Morceaux choisis.

Un méchant qui tombe comme un cheveu dans la soupe.

Cette campagne parle de religion et dépeint un courant minoritaire d’un culte cherchant à imposer son poulain face au courant majoritaire. Superbe idée. J’imagine déjà des pourparlers, un concile bien tendu pour établir le vrai du faux, des oppositions entre conservateurs et libéraux, éventuellement des assassinats, des mouvements de foule, etc. Bref, des humains contre des humains. Parler de religion, c’est parler avant tout de ce qui fait de nous des êtres vivants et pensants, en bien et en mal. Surtout dans la zone entre les deux. Ça s’appelle l’ambiguïté et c’est quelque chose de merveilleux parce que nous sommes tous ambigus et pétris de contradictions et qu’y être confrontés par le truchement de nos personnages nous place nous aussi face à elles. Cela rend l’opposition entre le groupe et son éventuel antagoniste passionnante parce qu’elle se situe sur le terrain des idées et que les idées sont plus fortes que les coups de latte.

Mettre du chaos et des vampires comme principaux antagonistes finit par tuer cette dynamique. Cela relègue d’un coup à la périphérie tout le contexte qui avait été mis en place et présente un méchant très méchant sur la route des personnages qui, au lieu de se poser des questions sur eux-mêmes et de tenter de recoller les morceaux d’un empire déliquescent, iront tout simplement lui botter le cul sous les hourras du bon peuple réconcilié. Cela revient à faire de Marion Cotillard la méchante de votre film alors que Tom Hardy était jusque là terrifiant. C’est du gâchis ! On dirait que les auteurs ont eu peur de heurter/ennuyer les plus donjonneux d’entre nous.

Le “marioncottilaromètre” est un outil de mesure pour graduer si une idée est bonne ou mauvaise.

Une enfilade de clichés

Tout au long des Milles trônes, certains lieux communs ont la vie dure :

  • Les personnages religieux sont majoritairement des fous furieux fanatiques qui ne pensent qu’à cramer leur prochain. Même au temps des croisades, il y avait des religieux pour s’élever contre le pape et les princes. Même au temps de l’inquisition espagnole, il y avait des religieux plus ouverts et capables de s’émouvoir contre certaines injustices (cf. las Casas par exemple). Ce serait sympa de montrer de temps à autre des visages religieux amicaux. Cela n’amoindrit pas les aspects négatifs d’une religion institutionnalisée. Cela la rend simplement plus humaine et donc crédible.
  • Le culte présenté est un clone du catholicisme, ce qui est un défaut récurrent dans 90% des jeux de rôle (surtout médiévaux fantastiques, mais aussi parfois dans la science-fiction). Les religions proposées fonctionnent toujours de manière verticale comme l’église catholique romaine. Quand les auteurs sont foufous, ils s’inspirent parfois de l’islam ou du bouddhisme. Un peu d’audace que diable ! Une structure autocéphale comme les orthodoxes et des croyances proches du shintoisme, ça me parlerait carrément. Du transhumanisme avec des éléments de la mystique druze, je signerai de suite. Shamanisme et robotique, aussi ! Et puis jamais les religions ne sont des monolithes unifiés et statiques. Il y a toujours des dissidences et des minorités et des désaccords.

Après, je sais, on joue à Warhammer. Les gens s’appellent Schnitzel, Goebbels et Fichtenholzdecke, il y a des skavens qui couinent et des orcs qui ont des kikoup’. L’ambiance est décalée. Est-ce une raison pour autant de nous sortir une palanquée de poncifs ? Est-on obligé de céder à l’un pour atteindre à l’autre ? Des gens comme Alexandre Astier ont pourtant prouvé avec brio qu’on pouvait manier de concert légèreté de la forme et sérieux du fond (et vice versa).

PS : attention, je n’ai rien contre les clichés en tant que tels, parce que 1. je fais du jdr, 2. ils aident à clarifier et à identifier. Mais il faut les utiliser avec PAR-CI-MO-NIE. Pas avec l’enthousiasme d’un orchestre suisse-allemand de cor des alpes.

Alors ?

Une prophétie ? Sérieusement ?

Pour moi, une prophétie, c’est comme une partouze à la Eye’s wide shut, pour faire genre, avec du carrelage, des tuniques et des masques. C’est un oreiller de paresse. Quand un scénariste utilise un tel ressort narratif, c’est qu’il est ou nul ou flemmard. Si en plus il s’agit d’une prophétie sur la fin du monde, c’est qu’il se fout ouvertement de votre fiole. Là, on est au-delà du “déjà-vu” dans le “déjà-oublié”.

Dans les Mille trônes, on a de la prophétie à tort et à travers, même si les joueurs n’en prennent connaissance qu’assez tardivement. [SPOILER] D’ailleurs le titre de la campagne est lui-même le titre d’une prophétie vampire où un immortel a voulu/voudra transformer le monde en royaume des morts et contrôler tous les vampires. Pourquoi ? Parce que. C’est tellement ranafoutre comme plan et comme légitimation du méchant qu’on se croirait dans un film Marvel.

Je ne vise personne en particulier, non…

Ce qui m’amène à une autre point énervant : cette fichue prophétie est directement considérée comme vraie par les différentes forces impliquées, même si ce n’est pas le cas. D’ailleurs souvent dans les aventures de jeux de rôle, les prophéties ne sont jamais remises en question. Or qui dans l’histoire humaine s’est basé sur une prophétie écrite pour prendre une décision ? Je vous donne un indice : personne. Ou alors, c’était avec un faux pour manipuler des gens. Une prophétie est un texte ambivalent qui, par essence, doit être interprété et qui peut correspondre à une foule de situations et de périodes (c’est là son génie). Et si un dirigeant s’était basé là dessus pour prendre une quelconque décision, des dizaines de conseiller lui seraient tombés sur le râble.

Ce serait d’ailleurs un type d’aventure assez amusant à imaginer : un-e riche employeur-euse est sur le point de prendre une décision grave après avoir consulté un vieux rouleau tout poussiéreux. Or le texte porte à confusion et certains aimeraient ramener l’employeur-euse à la raison en prouvant que le texte est un faux (ou l’inverse). Ce type d’enquête peut être passionnante et avoir des répercussions colossales (cf. la mise à jour de la supercherie de la Donation de Constantin par l’humaniste Lorenzo Valla).

Je l’ai dit plus haut, je pourrai passer des heures à lister tout ce qui m’a déçu dans les Mille trônes. Ce n’est cependant pas de l’acharnement. Au contraire, car je lui sais gré d’avoir essayer de proposer autre chose pour le Vieux Monde, au moins au début. J’aurais tellement voulu qu’elle me plaise, mais rien à faire, elle me frustre toujours autant. Elle ne correspond non seulement plus à mes goûts (ce qui n’est pas bien grave), mais surtout elle ne tient pas ses promesses (ça c’est plus grave). J’ai bien conscience qu’une campagne de Warhammer n’a pas à avoir les prétentions, la finesse et la nuance de Miles Christi ou de Dogs in the vineyard, deux jeux spécifiquement centrés autour de thématiques religieuses, mais je trouve que c’est dommage de passer comme ça à côté de son sujet sous couvert de “fun”.

Un jour, il faudra que je me libère de tout ça et je ne connais qu’une façon de faire. Que j’écrive MA campagne des Mille trônes et que je la fasse jouer. Elle sera sans doute plus courte, n’ira pas en Sylvanie, mais j’y mettrai tous les thèmes que j’aime (politique, coups tordus, argent, seske, violence) et je placerai le culte de Sigmar au centre, en insistant sur ses lignes de faille. Et ce ne sera pas manichéen. Et il y aura quand même des gens qui s’appellent Schnitzel et Fichtenholzdecke.

Amen

Pour aller plus loin

  • Un article de Doc Dandy pour créer des religions de manière organique, autour de concepts-clés et de lignes de force. C’est axé science-fiction dans l’espace mais le principe est simple et élégant et permet d’éviter le syndrome “église catholique”.
  • Un article en deux parties des Portes de l’Imaginaire sur la place de la religion dans les jeux de rôle.

--

--