L’histoire est un terreau comme les autres pour la fiction

Sam Metzener
Flanc à la critique
10 min readFeb 16, 2021

Les jeux de rôle historiques font peur.

Lorsqu’on cherche à découvrir pourquoi, les réponses qu’on reçoit sont très souvent similaires.

  • Côté scolaire rébarbatif et absence de fun : ils demanderaient de posséder une certaine masse de connaissances sur une période donnée, ce qui nuirait au plaisir qu’ils procurent.
  • Incertitudes et manque de confiance dues aux contraintes de jeu : ils créeraient des complexes chez certain-e-s joueur-eus-s qui se demanderaient comment jouer de manière « juste » ou « réaliste », en regard de l’époque.
  • Absence de liberté : la trame chronologique des événements qui se sont déroulés serait un frein à la créativité.
  • Présence marquée de discriminations : la place des femmes ou les vexations contre les minorités ethniques ou religieuses occuperaient trop de place pour présenter un intérêt ludique.

D’une certaine manière, toutes ces remarques sont légitimes. La plupart des jeux historiques possèdent des contextes volumineux, car ils sont écrits par des passionnés qui cherchent à se montrer exhaustifs en « faisant le tour de la question ». Cette précision crée de nombreuses contraintes générant de la frustration.

Dans cet article, j’aimerais parler de celles-ci, en essayant de trouver des « trucs » pour les surmonter — ou à défaut, les contourner — afin de montrer que l’histoire humaine n’est pas moins un terreau fertile pour l’imaginaire durant des parties de jeu de rôle que n’importe quel autre vecteur de fiction.

La liste qui suit est le fruit de mes réflexions à l’instant T. Elles doivent beaucoup à une discussion avec Sandy Julien, ainsi qu’aux retours précieux de Monsieur Zuzul.

Si vous avez d’autres idées, n’hésitez pas à intervenir dans les commentaires. Je serai ravi d’en discuter avec vous.

Larré Jérôme, “Tenga”, John Doe : 2011

Soyez clairs sur vos intentions

Avant de jouer à un jeu historique, il est capital de se demander quelle place on souhaite accorder à la vraisemblance historique dans un scénario ou une campagne. C’est ce qu’on appelle le « degré d’historicité ». Il inclut notamment la chronologie, les particularités culturelles, les sciences, la religion, les discriminations, la mode, l’architecture, etc.

Trop souvent, les meneurs/meneuses de jeu plongent tête baissée dans la conception de leur aventure, sans se demander au préalable quels éléments de la liste ci-dessus sont nécessaires, intéressants ou superflus pour leur projet. C’est pourtant cette hiérarchisation qui les aidera à y voir plus clair.

Il est indispensable d’en parler lors de l’établissement du contrat social.

Que cherchez-vous à retranscrire ? Les chamboulements d’une époque donnée ? Une coutume spécifique autour de laquelle l’aventure tournera ? Mettre en scène des aventures palpitantes ou un mystère étrange ? Apprendre/transmettre quelque chose par le biais du jeu de rôle ? Se poser cette question liminaire oriente la manière dont on va « se servir » de l’histoire.

Le curseur varie d’une historicité élevée (l’histoire joue un rôle majeur, est presqu’un personnage à part entière) à faible (l’histoire est un prétexte, un simple décor).

Le contrat social est d’autant plus capital si vous avez des personnes férues d’histoire à votre table. Ils ne vous mangeront pas si vous leur dites qu’il y aura peut-être des imprécisions — voire des erreurs — dans ce que vous direz, du moment que vos intentions sont claires et que l’expérience de jeu que vous proposez est formulée clairement (une lutte mortelle entre familles marchandes de la Ligue hanséatique au 15e siècle, la création d’une bande de brigands luttant contre l’injustice sous la dynastie Han, les pérégrinations d’un clan nomade mongole dans les steppes luttant pour préserver ses traditions, etc.).

Autre point à ne pas sous-estimer : si vous placez le curseur au maximum, c’est un exercice complexe voire périlleux. Il exige un investissement important de tous les participants en termes de lecture et de préparation afin d’harmoniser leurs connaissances. Cela peut déboucher sur des désastres mémorables comme des parties époustouflantes.

N’ayez pas peur de vous tromper

Une partie de jeu de rôle n’est pas de l’histoire.

L’histoire est une discipline académique qui étudie le passé humain. Jouer génère une fiction commune aux participants. Dans un cas, le focus est mis sur le développement d’une problématique confrontée à différentes sources (littéraires, iconographiques, gestuelles…). Dans l’autre, il implique des challenges à surmonter par le biais de règles, des personnages à interpréter, des émotions à ressentir, une histoire à co-construire, etc. Autour d’une table (avec ou sans dés, avec ou sans MJ, avec ou sans chips), l’enjeu n’est pas de retranscrire une forme de vérité mais de retranscrire des intentions de jeu. Le contexte importe moins que ce qu’on souhaite en faire. En prendre conscience s’avère libérateur.

L’histoire est une science humaine, avec sa part de subjectif. Il est impossible de tout savoir, car les connaissances évoluent très vite. Même le plus grand médiéviste du monde risque de dire des choses fausses sur le Moyen Âge dès qu’il sort de son domaine d’expertise.

N’ayez pas peur de vous tromper. Dites des bêtises. Le ping pong verbal entre les participant-e-s va réinventer le cadre historique — comme dans n’importe quelle partie.

L’important est moins le savoir académique que la cohérence des échanges. Le but est en effet de bâtir ensemble un récit que la table juge logique. Dans une partie de jeu de rôle, n’existe que ce qui est dit et adopté par consensus par l’ensemble des joueurs/joueuses. Revenir sur un principe établi brisera la suspension d’incrédulité plus durement qu’une « erreur historique ».

Last but not least, un conseil donné par Nils Hintze, l’auteur du jeu “Vaesen” (Free League, 2020) : faites aussi confiance à ce que vous pensez savoir sur une période. Ce que vous avez lu dans un roman ou une bédé, ce que vous avez vu dans un film, un documentaire ou une série… ou même ce que vous fantasmez. Tout cela représente une bibliothèque mentale qui vous aidera à poser le cadre permettant aux personnages joueurs de prendre leur envol.

Si vous ou un des joueur-euse-s dites une chose factuellement fausse mais qui fait avancer la narration, privilégiez cette dernière à l’authenticité. Le but est de construire une fiction prenante, pas de générer un cours ex cathedra.

Béghin Thibaud, Clerc Benoît, “Miles Christi”, SPSR : 1995

Choisissez un angle d’attaque

Ne brassez pas trop large. Si vous décidez de créer un document de contexte pour vos joueurs, demandez-vous toujours ce qui est réellement nécessaire. Spoiler : ce n’est pas forcément ce qui saute aux yeux au premier abord. Ne cherchez pas à tout dire ! Les informations pertinentes sont en effet celles qui concernent le contexte de votre partie ou de votre campagne ET RIEN D’AUTRE. Cela requiert de faire un tri thématique important.

Le choix d’un angle d’attaque vous aide à préciser les éléments du cadre historique avec lesquels les participant-e-s vont jouer (informations capitales à retenir) sans risquer l’indigestion.

Si vous jouez un inquisiteur, un membre de la garde personnelle du pharaon, un magistrat impérial chinois ou un caravanier scythe arpentant la Route de la Soie, vous avez simplement besoin de connaître ce qui fait le quotidien de votre personnage — et non toutes les nuances de l’histoire de l’époque qui vous intéresse. Ces informations doivent se résumer à quelques bullet points.

Au moment de présenter votre partie au groupe, dire « on va jouer au Moyen Âge » reste trop vague. « On va jouer au 16e siècle en France pendant les guerres de religion », est un peu mieux. Jouer une « troupe de troubadours itinérants cherchant à propager des idées subversives dans un Midi toulousain sous la coupe de l’Église après la croisade des Albigeois », est plus évocateur.

Vous saurez sur quel endroit vous focaliser (le sud-ouest de la France), quelle époque connaître dans les grandes lignes (la croisade contre les cathares), à quel type d’activités vous intéresser (les musiciens et conteurs), aux éléments sur lesquels insister (la musique, la religion, la marginalité, l’hérésie, la répression, le voyage…).

N’utilisez pas l’histoire contre les personnages

Les discriminations à l’encontre des femmes ou des minorités représentent un véritable repoussoir pour nombre de joueurs/joueuses. À moins de vouloir faire un jeu tournant autour de ces thématiques, n’ayez jamais peur de tordre l’histoire afin de permettre à tout le monde d’éprouver du plaisir.

Cette dernière phrase sonne peut-être comme une évidence en 2021, mais elle n’est pas encore forcément acquise par tout le monde. On entend toujours certaines bouches évoquer ces inégalités comme une part constitutive si importante des époques passées qu’elles doivent se refléter autour de la table, si on joue à un jeu historique.

Que les choses soient claires, c’est faux et archi faux.

L’histoire est toujours plus complexe qu’on ne le pense (présence de femmes guerrières ou de pouvoir, acceptation plus ou moins marquée de la différence en fonction des lieux et des périodes, présence de minorités ethniques dans des endroits inattendus, acceptation de certaines orientations sexuelles, etc.). Chercher à la figer, à l’essentialiser, relève d’une démarche visant à calquer sur elle ses propres croyances.

Tout le monde doit être traité sur un pied d’égalité. Un déséquilibre qui ne relève pas d’une intention de jeu et n’est pas encadré par des règles (par exemple un jeu permettant d’incarner des hérétiques traqués par l’inquisition, ou réfléchissant à la place des femmes dans l’Angleterre du début du 19e siècle à la manière de Jane Austen), cause de la gêne et de la frustration.

Ne refusez jamais à un personnage féminin de commander un fief, d’être une chevaleresse ou une exploratrice intrépide sous prétexte que “c’est pas histo”. N’interdisez pas à un personnage issu d’une minorité religieuse ou ethnique de se trouver près du pouvoir, d’entretenir des réseaux actifs et prospères, d’avoir des appuis haut placés ou, plus simplement, d’être intégré au monde qui l’entoure “parce que c’est pas histo”. Parce que l’histoire n’est pas monolithique. Parce qu’une partie de jeu de rôle n’est pas de l’histoire.

On peut challenger un personnage, mettre sur sa route des obstacles qui lui permettront de se surpasser, mais il ne faut jamais jouer contre lui en utilisant l’histoire comme prétexte. Ça s’appelle de l’acharnement, et c’est un comportement toxique.

Roudier Emmanuel, Wûrm, Black Book : 2020 (2e éd)

Surmontez les contraintes de l’histoire

Dans un jeu historique, plus vous jouerez dans un contexte à large échelle, plus vous serez soumis à des contraintes chronologiques fortes. Plusieurs possibilités s’offrent à vous pour venir à bout de ce problème. Chacune a ses limites.

  • Jouer à un échelon régional permet de vous affranchir de la « grande histoire ». Votre imagination peut vagabonder et concevoir des intrigues originales, sans crainte d’interférer avec des événements réels. Cependant, les joueurs auront peut-être l’impression d’avoir moins de prise sur le monde.
  • Jouer avec les zones d’ombre autorise de transformer le non-dit en matériau fictionnel. Cela permet d’imaginer le destin d’un personnage, d’un lieu, d’une contrée sans pour autant trop bouleverser l’histoire. En revanche, cela exige peut-être de se livrer à des lectures plus pointues pour trouver “la perle rare”.
  • Il est possible de décider de « changer » l’histoire et de basculer dans une uchronie. Ces modifications peuvent être minimes (tel artiste n’est pas mort en telle année, telle invention apparaît plus tôt ou plus tard) ou plus importantes (les femmes font partie de l’ordre du Temple, la primogéniture mâle n’est pas la règle de succession des Capétiens, l’Abyssinie a envahi l’Italie, etc.). L’essentiel pour une table est de se montrer unanime dans le choix d’une modification. Plus le changement est important, plus le travail de “réécriture de l’histoire” demande d’attention et de finesse.

De manière générale, la gourmandise est un péché capital. A trop vouloir en mettre, on finit par éprouver une sensation de dégoût.

Même si vous avez un plaisir immense à faire des recherches historiques, ne tentez pas d’inclure tous les événements ou toutes les figures historiques que vous découvririez au fur et à mesure de votre documentation. Utilisez des personnages fictifs et accordez quelques entorses à votre trame historique. Ce seront autant de bulles d’air pour les personnages qui risqueraient sinon de n’être cantonnés qu’au rôle de seconds couteaux.

Gérez la différence de connaissances

Une des principales difficultés rencontrées lors d’une partie de jeu de rôle historique découle de la différence de connaissances relatives à un sujet donné. Mal gérée, elle peut contribuer à l’agacement ou au découragement d’une partie des participants.

Comme souvent dans le loisir, il n’existe pas une recette miracle mais différentes pistes pour résoudre le problème. Ces solutions doivent prendre en compte le plaisir de jouer, la cohérence du récit, le rythme de la partie et les règles élémentaires de courtoisie. Cela implique de beaucoup communiquer avant, pendant et après une partie afin d’éviter autant que possible les arguments d’autorité (aka « c’est comme ça épicétou »).

  • Les personnages en savent plus que les joueurs : les personnages connaissent leur environnement, ils ont l’habitude d’exercer leur métier, ils sont familiers des mythes et des légendes, etc. Ils permettent aux joueurs de recevoir une réponse sur un sujet qu’ils ne connaitraient pas.
  • La mise en valeur de la personne qui sait : si un-e participant-e est familier d’un sujet abordé en cours de partie, autant lui demander d’expliquer brièvement le point problématique.
  • Un encadrement des participants : si malgré tous vos efforts un joueur a tendance à ramener sa science sans que les autres le lui ait demandé, prenez-le à l’écart et expliquez-lui sans animosité qu’il monopolise la parole et crée de la gêne. Convenez avec lui d’un signal éventuel à lui faire quand vous avez besoin de son aide.
  • Un appel au mystère : toute règle a ses exceptions. En cours de partie, vous avez tout à fait le droit de dire à un joueur soulignant une erreur éventuelle : « Oui, sans doute, mais dans le cas présent c’est différent. Il y a probablement une raison à cela, mais tu ignores laquelle pour l’instant. » Ce procédé a l’énorme avantage de susciter la curiosité et l’intérêt des personnages qui y verront un mystère à résoudre, un indice, etc.
  • L’utilisation de la technologie : afin de “simuler” une recherche qui a lieu dans la fiction, si cela est possible, laissez les joueurs utiliser leur smartphone pour se pencher sur des éléments que vous utilisez en partie. Cela les surprendra et leur permettra de s’impliquer activement dans la collecte d’informations. Imaginez leur satisfaction quand ils trouvent la réponse à une question que vous leur avez posée.
Maroy Renaud, Sautriot Marc, “Pavillon noir”, Black Book, 2018 (2e éd)

Pour aller plus loin

s/dir CAÏRA, Olivier, “Jouer avec l’histoire”, Villecresnes : 2009

--

--