La sexualisation des huîtres
“Think of oysters. Try not to think of sex.” [1]
(Rebecca Stott, 2004)
Bien que la science moderne ait réfuté tout effet aphrodisiaque des huîtres, cette réputation érotique les poursuit depuis des siècles.
Les huîtres sont un aliment très ancien. Des outils du paléolithique ont par exemple été retrouvés à côté de restes de coquilles d’huîtres, lors de fouilles archéologiques le long de la côte de la mer Rouge en Érythrée [2]. Le site archéologique de Whalebeck Shell Middens, dans le Maine, aux Etats-Unis, offre un témoignage plus récent de la consommation humaine d’huîtres. Cette formation rocheuse, dont la partie la plus ancienne date de 2200 ans, est en effet principalement constituée de coquilles d’huîtres rejetées. [3]
Les Grecs et les Romains de l’Antiquité ne considéraient pas encore l’huître comme un aphrodisiaque. Pour eux, elle était avant tout un produit de luxe, digne de la consommation de l’empereur. L’empereur Clodius Albinus, qu’Auguste décrivait comme un glouton, pouvait dévorer quatre cents huîtres au cours d’un repas, en sus de nombreuses autres délicatesses. [4] Le gastronome et auteur romain de livres de cuisine Marcus Gavius Apicius recommandait de préparer les huîtres avec une sauce au cumin, alors que Pline l’Ancien a décrit des banquets romains fastueux où étaient servies des huîtres couvertes de neige. [5]
A l’aube des temps modernes, le mythe de l’huître aphrodisiaque était déjà largement répandu dans la population, pour le plus grand chagrin de Laurent de Joubert (1529–83). Bien que le médecin de Montpellier pensait qu’il était possible que l’huître stimule le désir en raison de l’eau de mer salée qu’elle contient, il considérait comme absurde la croyance populaire selon laquelle la consommation d’huîtres augmente massivement la production de sperme. Selon Joubert, seuls les aliments nutritifs (agneau et veau, pigeons frais, etc.), transformés en sang sain, sont à même d’augmenter le désir, puisque le canal déférent extrait le sperme de ce même sang. Les huîtres, consommées juste avant l’acte d’amour, ne peuvent pas selon lui avoir d’effet positif sur la puissance sexuelle, car leur transformation en sang et en sperme prend plusieurs jours. [6]
D’autres médecins, cependant, partageaient les opinions populaires sur les huîtres: Felix Platter (1536–1614) les a ainsi inclues dans sa liste d’aliments susceptible de guérir le “défaut, ou manque de copulation” ou le “plaisir faible ou absent dans l’acte [sexuel]” [7]. Le puritain du 17ème siècle Néhémie Wallington était également convaincu des effets des huîtres sur l’organisme. Afin de réprimer son propre désir sexuel, il s’abstenait ainsi de consommer divers aliments, dont la viande, les œufs, les huîtres et le vin. [8]
Une raison évidente de l’association des huîtres au sexe est leur ressemblance avec l’organe sexuel féminin. Au plus tard au 17e siècle, le terme huître était utilisé en argot pour désigner la vulve. Rochester (1647–80), par exemple, a décrit un rêve érotique dans lequel il satisfaisait une femme:
“Arch’d on both Sides, lay gaping like an Oyster; I had a Tool before me, which I put up to the Quick, and strait the Oyster shut; It shut, and clung so fast at ev’ry Stroke.” [9]
[Arquée des deux côtés, elle était béante comme une huître; j’avais un outil devant moi, que j’ai mis à l’épreuve et qui a refermé l’huître; elle s’est refermée et s’est accrochée si vite à chaque coup.]
Étant donné la double signification du terme huître, il n’est pas surprenant que la figure de l’ostréicultrice vendant ses marchandises dans la rue ait été associée au travail du sexe et à la débauche. Leur supposé mauvais caractère a même été mentionné dans le “Dictionnaire de la langue anglaise” de Samuel Johnson en 1755. [10]
Tout au long du 18e siècle, des chansons lubriques sur les ostréicultrices, comme la célèbre Molly Malone de Dublin, se sont répandues. Une chanson publiées pour la première fois par M. Randall en 1794, “The Eating of Oysters”, a encore renforcé ces liens entre les huîtres et le sexe:
«As I was walking down a London Street, a pretty little oyster girl, I chanced for to meet. I lifted up her basket and boldly I did peek, just to see if she’s got any oysters. ‘Oysters, Oysters, Oysters,’ said she. ‘These are the finest oysters that you will ever see. I’ll sell them tree-a-penny but I give ’em to you free, cause I see you’re a lover of oysters.’ ‘Landlord, Landlord, Landlord,’ says I. ‘Have you got a little room that’s empty and nearby. Where me and the pretty little oyster girl may lie, when we bargain for her basket of oysters.’ We hadn’t been upstairs for a quarter hour more, when that pretty little oyster girl opened up the door, She picked my pockets and then down the stair she tore, she left with her basket of oysters.» [11]
[“Alors que je marchais dans une rue de Londres, une jolie petite ostréicultrice, j’ai eu la chance de la rencontrer. J’ai levé son panier et avec audace j’ai regardé , juste pour voir si elle avait des huîtres. “Des huîtres, des huîtres, des huîtres”, m’a-t-elle dit. “Ce sont les plus belles huîtres que vous ne verrez jamais. Je les vendrai trois pour un penny, mais à vous je les donne pour rien, car je vois que vous êtes un amoureux des huîtres. “Propriétaire, propriétaire, propriétaire”, dis-je. “Avez-vous une petite chambre vide pas loin. Où moi et la jolie petite ostréicultrice on pourrait s’allonger, quand on négociera son panier d’huîtres. Nous n’étions pas montés depuis un quart d’heure encore, quand la jolie petite ostréicultrice a ouvert la porte, elle m’a fait les poches et s’est précipitée dans l’escalier, elle est partie avec son panier d’huîtres.”]
L’un des plus célèbres adeptes des huîtres pour leurs vertus aphrodisiaques était Giacomo Casanova (1725–89). Il partageait volontiers des assiettes de cinquante huîtres avec ses invitées, et l’une de ses techniques de séduction préférées était d’apprendre à ses amantes sa manière de déguster les huîtres, en les suçant des lèvres de ses compagnes: “Nous avons fait du punch, puis nous nous sommes amusés à manger des huîtres à la manière voluptueuse des amoureux. Nous les avons aspirées une à une après les avoir placées sur la langue de l’autre. Voluptueux lecteur, essayez-le, et dites-moi si ce n’est pas le nectar des dieux.” [12]
Au 19e siècle, l’industrie des huîtres était en plein essor. Elles étaient si abondantes qu’elles étaient devenues un aliment de base pour la population ouvrière pauvre. Dickens a ainsi écrit que la pauvreté et les huîtres semblaient toujours aller de pair. [13] Mais même lorsqu’elle était consommée à large échelle par les classes inférieures, l’huître n’a pas perdu sa réputation d’aphrodisiaque. Ce n’est donc pas un hasard si deux des plus célèbres magazines pornographiques underground de la Londres victorienne se nommaient respectivement “The Pearl” et “The Oyster”.
En 2005, la réputation aphrodisiaque de l’huître a trouvé un nouvel élan. Des chercheurs ont en effet découvert que les mollusques contiennent de l’acide aspartique, lequel provoque une augmentation des hormones sexuelles chez les rats de laboratoire. Le fait que les huîtres n’aient pas fait l’objet de cette étude comme le fait que l’effet de l’acide aspartique sur le corps humain n’ait pas encore été étudié ont été soigneusement écartés de nombre des articles sur le sujet destinés au grand public. [14]
À ce jour, nous n’avons toujours aucune preuve que les huîtres aient un effet aphrodisiaque sur le corps humain. Ce ressenti semble être un effet placebo, vieux de plusieurs siècles et auquel nous succombons encore aujourd’hui tout autant qu’au 16e siècle.
Texte de Miriam Edmunds
Écrit à l’occasion de l’exposition Schaulust au Photoforum Pasquart, commissariée par Danaé Panchaud et Miriam Edmunds.
—
[1] Stott, Rebecca: Oyster, London 2004, S. 170.
[2] BBC: http://www.bbc.co.uk/oceans/locations/redsea/settlements.shtml.
[3] Department of Agriculture, Conservation and Forestry, Maine: https://www.maine.gov/cgi-bin/online/doc/parksearch/details.pl?park_id=80.
[4] Augustinus: Historia Augusta, LCL 1921, 11.3, S. 483.
[5] Von Oken, Isis: Isis. Encyclopädische Zeitschrift, Bd. 25, 1841, S. 719.
[6] Joubert, Laurent: The Second Part of the Popular Errors, übers. Gregory David de Rocher, Tuscaloosa 1995, S. 110–111.
[7] Platerus: Golden Practice of Physick, London 1664, S. 168–172.
[8] Seaver, Paul: Wallington’s World. A Puritan Artisan in Seventeenth-Century London, Stanford 1985, S. 27.
[9] John Wilmot of Rochester: The works of the Earls of Rochester, Roscomon and Dorset, the Dukes of Devonshire, Buckinghamshire &c. With memoirs of their lives, London 1753, S. 94.
[10] A Dictionary of the English Language, «Oysterwoman»: https://johnsonsdictionaryonline.com/oysterwoman/.
[11] Smith, Drew: Oyster. A Gastronomic History, London 2015, Kp. Oyster Girls and Likely Lasses.
[12] Jacques Casanova de Seingalt: The Memoirs of Jacques Casanova de Seingalt, übers. Arthur Machen, London 1894, Kp. 18.
[13] Dickens, Charles: The Pickwick Papers, Herefordshire 1993 (1836–37), S. 285.
[14] Ault, Alicia: Are Oysters an Aphrodisiac, in: Smithsonian Magazine, 13.2.2017, https://www.smithsonianmag.com/smithsonian-institution/are-oysters-aphrodisiac-180962148/.