Rue Belouizdad, Alger: interview avec Lynn S.K.

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7 min readAug 30, 2020

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“Cette série arrive à un tournant dans ma vie et mon travail, dans lequel j’ai dû tout repenser, que ce soit mon identité ou ma pratique photographique.” A l’occasion de l’exposition Narratives from Algeria au Photoforum Pasquart, la photographe Lynn S.K. nous parle des liens entre photographie et identité, de ses recherches visuelles et identitaires, et de représentation.

Vue de l’exposition Narratives from Algeria © Léonard Rossi

Pourquoi la photographie? Qu’est-ce qui vous particulièrement intéressée ou attirée dans ce Médium? Comment avez-vous commencé à utiliser la photographie?

On m’a rapporté plusieurs fois qu’enfant je voulais photographier “la lumière sur les arbres,” ce que mon père refusait puisque pour lui c’était gâcher de la pellicule (depuis il comprend mieux), mais je n’en ai pas de souvenirs.

Je crois que j’ai commencé à vouloir faire des images avant d’avoir un appareil photo, j’avais 16 ans, j’étais très cinéphile, et j’ai eu des images mentales, des idées d’images pendant quelques mois, avant de pouvoir commencer à les matérialiser quand j’ai eu mon premier appareil, un bridge kodak de 3 millions de pixels de qualité vraiment catastrophique (on était en 2004) et à l’optique absolument imparfaite… Et je l’aimais bien, en fait, il y avait des flares, des défauts que je ne peux pas reproduire avec mon plein format.

Quelle est votre approche de la photographie, comment la concevez-vous?

J’imagine que j’ai une approche très intuitive, sensible, voire physique de la photographie… Pour moi les images doivent avant tout transmettre quelque chose de mon expérience du monde, quelque chose de l’ordre de la sensation. Je n’ai jamais eu trop de limites claires entre la photographie et la vie. Je pense que c’est une façon, aussi, de communiquer d’inconscient à inconscient. On ne maîtrise pas trop ce qui s’y joue. C’est une façon de raconter des histoires, mais aussi je crois, les trous, les béances de ces histoires…

Rue Belouizdad, Alger © Lynn SK

Quels sont les éléments centraux de votre pratique, ce que vous souhaitez particulièrement transmettre au public?

Quand j’ai commencé à faire des images, je faisais des autoportraits, et puis je photographiais principalement mon entourage. Et particulièrement des femmes, mes amies proches. C’était une façon d’essayer de saisir qui j’étais, qui elles étaient, et puis de questionner et de recréer ce que ça pouvait être, à notre façon, être de genre féminin. Mais je ne le faisais pas d’une façon documentaire, ou “frontale”, il y avait — et il y a toujours — une part d’onirisme, j’aime travailler sur la lumière, la matière… Je pense que j’ai une façon de penser l’image assez cinématographique, j’aime créer des images suspendues. Donc c’est aussi un peu ça que je veux transmettre, avant tout, quelque chose de ce flottement.

Pouvez-vous nous parler brièvement du projet exposé actuellement au Photoforum?

Cette série arrive à un tournant dans ma vie et mon travail, dans lequel j’ai du tout repenser, que ce soit mon identité ou ma pratique photographique. En octobre 2014, je suis donc retournée en Algérie, où je suis née, alors que je n’y avait pas mis les pieds pendant 17 ans. Ça été le début d’un ensemble de travaux que j’ai appelé Aller, retour. Rue Belouizdad, Alger est une série qui se passe dans l’appartement de mes tantes, il y a moi, mes deux tantes, une autre femme qui s’occupe d’elles… Et dans cet huis-clos là, je voulais raconter autant évoquer leurs fantômes à elles que les miens, disons. J’ai compris assez vite que je ne pouvais pas faire du documentaire classique, être seulement un témoin silencieux, si je photographie l’autre il y aura toujours un peu de moi dedans, et vice versa.

Rue Belouizdad, Alger © Lynn SK

Que souhaitez-vous transmettre à un public a priori peu familier de l’Algérie?

Comme beaucoup de photographies originaires d’Afrique du Nord ou d’Afrique tout court, j’ai bien sûr envie de proposer une façon de voir cette zone du monde autrement. C’est une question vraiment cruciale, et qui me hante. Je pense que le temps est venu — en photographie comme partout — de laisser aussi les intéressé.e.s raconter leurs propres histoires. De réaliser que justement, le point de vue n’est jamais neutre, et la façon dont s’est construite l’histoire non plus. Ça pose bien sûr la question fondamentale des représentations, à laquelle on ne peut pas échapper quand on photographie une zone du monde qui n’est pas l’Occident. Alors comment on participe à créer des représentations autres. Je crois que c’est une question encore plus capitale qu’on ne le croit. Parce que notre spécificité d’êtres humains, c’est justement qu’on base notre vie sur des histoires, que ce soit avec les mythes, la culture… J’ai un peu dévié de la question. J’aime bien aussi l’idée de dire: voilà une histoire, dans un appartement à Alger, mais au fond peut-être que ça vous évoquera une histoire similaire à Paris, ou je ne sais où. Parce que l’intime est nécessairement universel.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment? Pouvez-vous nous parler de vos projets actuels ou futurs?

J’ai des travaux au long cours à poursuivre en Algérie, quand les frontières seront rouvertes… Notamment le projet (qui vient d’être soutenu par le CNAP) Twentysomething dans lequel j’ai envie de photographier des jeunes femmes algériennes entre vingt et trente ans, toujours cette histoire de l’identité féminine, mais aussi celle du rapport à l’espace, notamment à travers la terrasse, qui est un espace très particulier en méditerranée, et traditionnellement celui des femmes… et comment tout ça raconte une Algérie en transition. J’ai aussi un autre travail, qui commence juste à prendre forme, celui d’interroger la double identité de ma famille maternelle (puisque mon arrière-grand-père avait été naturalisé français pendant la colonisation, ce qui n’était pas courant) et les questions que ça soulève… Et enfin, j’essaie de finir un livre (un roman, sans images) qui s’appellera justement Aller, retour

Rue Belouizdad, Alger © Lynn SK

A vos yeux, qu’est-ce qui permettrait à la photographie algérienne d’être mieux connue et diffusée à l’étranger?

Je crois qu’il faut plus d’évènements comme celui-là, ou comme l’expo organisée par Bruno Boudjelal il y a quelques années, des évènements qui permettent des échanges, des discutions, des connexions… et qu’ensuite nous, photographes ou commissaires d’exposition liées à cette région puissions d’organiser des évènements, des festivals ou des workshops, qui permettent justement d’avoir aussi des répercutions sur la photographie en Algérie… Je pense qu’il se passe quelque chose ces dernières années et qu’on doit suivre cet élan.

Biographie

Après des études de cinéma, Lynn S.K. choisit la photographie afin d’élaborer une recherche en images autour de la sororité, la mémoire enfouie et l’entre-deux géographique, directement issue de sa propre histoire personnelle, ancrée entre la France et l’Algérie. Son travail autour de l’identité féminine et de l’adolescence l’amène à collaborer régulièrement avec des auteures telles que Virginie Despentes autour du film Bye-Bye Blondie ou Lola Lafon pour différents romans et albums notamment Une vie de voleuse.

Lynn participe à des expositions personnelles ou collectives en France et à l’international: Biennale des Photographes du Monde Arabe, Mairie du 4ème, Paris (2019), les Rencontres de la Jeune Photographie Internationale, Niort (2019), Queer Art Festival, Anvers (2017), Bastion 23/Palais des Raïs, Alger (2017)… Elle collabore également à des publications pour la presse ou des maisons d’éditions: Qantara, Actes Sud, Eurozine, Médiapart…

Lynn a remporté plusieurs prix, dont le Maghreb Photography Award et le Sony World Photography Awards (2018). Elle a été nominée pour le Foam Paul Huf Award (2019) et le Cap Prize (2020). En 2020, elle est bénéficiaire de la bourse du CNAP.

www.lynnsk.fr

Rue Belouizdad, Alger © Lynn SK

Narratives from Algeria

L’exposition Narratives from Algeria, au Photoforum Pasquart de Bienne, en Suisse, a lieu du 4 juillet au 6 septembre 2020. Elle a pour ambition de présenter un aperçu de la photographie contemporaine algérienne dans sa pluralité, sa richesse et sa diversité, alors qu’elle fait l’objet, à l’heure actuelle, d’une diffusion internationale limitée. Narratives from Algeria rassemble le travail de plus de 30 photographes internationaux aux liens étroits avec l’Algérie, dont une majorité y réside actuellement. Leurs projets livrent collectivement un récit multiforme de l’Algérie, de son présent complexe à la lumière de son passé difficile, et abordent des questions telles que l’identité collective et individuelle, l’engagement politique ou certaines facettes de la vie quotidienne dans le plus grand pays du continent africain.

https://www.photoforumpasquart.ch

Vue de l’exposition Narratives from Algeria © Léonard Rossi

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