Chronique sur John Dos Passos

Sur une lecture de 42ème Parallèle

Frédéric Danset, écrivain
Frédéric Danset
3 min readMay 13, 2018

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La simplicité avec laquelle les écrivains américains ont décrit le monde dévasté qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale tient autant à leurs talents qu’à leur immersion personnelle dans le conflit. Cette proximité a façonné leur prose. Leur besoin de témoigner d’une époque était trop fort pour l’abandonner à un exercice de style ordinaire. Un langage clair et précis était le seul contrepoint possible au choc vulgaire de la guerre et au difficile réapprentissage de ses semblables. Les romantiques français ou allemand s’étaient élevés les uns contre les autres et avaient disparu dans la boue des tranchés, ce qui allait devenir l’élite littéraire française s’était mise à table pour regarder passer les chars allemands en pestant contre le mauvais vin, puis avait transformé sa culpabilité en un jaillissement absurde et surréaliste ; la place était donc libre.

Dos Passos porte cette application scientifique, cette écriture construite avec la précision d’un entomologiste bavard, au-delà du métier d’un journalisme d’exception, il en fait un art nouveau. Steinbeck, Hemingway, Faulkner, Fitzgerald et Dos Passos ont tous commencé leur carrière littéraire dans l’esprit de cette fin de cycle qui annonçait la vie contemporaine, et ont inventé la littérature qui allait avec.

Dans cette veine, Dos Passos n’est pas celui qui a rayonné le plus, Faulkner, Hemingway, étaient des bâtisseurs de chefs d’œuvres à la puissance surnaturelle ; et si Hemingway était le plus intense, Faulkner le plus génial, Dos Passos boxait dans une catégorie bien à lui : un art romanesque créatif et moderne. Il expérimentait, l’air de rien. Dans 42ème Parallèle, il contracte en quelques phrases la biographie d’un personnage et dilate tout à coup le temps autour d’une scène vivante, comme l’aurait fait un cinéaste animalier avide de nous montrer la progression de ses sujets dans leur milieu naturel. Dos Passos peut faire passer plusieurs années en une phrase et faire courir une heure sur des dizaines. Ça n’a l’air de rien, mais pour qu’un tel montage fonctionne et soit digeste au lecteur, il faut un talent hors-norme. Dos Passos est un équilibriste brillant, capable de marier des brèves d’actualités à son récit, des personnages existants, des biographies d’Edison ou de Charles Steinmetz. Il a décomplexé la mise en forme romanesque jusque là très conformiste, il a montré la voie aux modernes tout en conservant la fonction littéraire du témoignage et de la réminiscence sociale. Dos Passos a ouvert une voie que seuls les plus audacieux ont eux le courage d’emprunter, il a décrit fidèlement différents milieux, la diversité des sens moraux qui s’y exprimait, il a renforcé la voix narrative par l’assemblage de points de vue et souscrit pour la littérature un bail emphytéotique de vraisemblance dont on peine à renouveler les exploits. Dos Passos se pose en cinéaste/compteur qui sait l’impermanence des choses et du monde et parvient à en faire un art délicat, car il en possède à la fois la beauté et la fragilité. Ce n’est pas le plus connu de cette période bénie de la littérature américaine, mais c’est l’un des plus attachants.

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